Vive l'anormalité !

Fondapol | 13 juillet 2014


Athletics, Track & FieldVive l’anormalité !

Matthieu Pigasse, Éloge de l’anormalité, Plon, 2014, 190 p, 14,90 €.

Par @AlexisGibellini

Alerter les gouvernants européens, engourdis par l’immobilisme et encore assommés par une crise sans précédent : tel est l’objet de cet Éloge de l’anormalité, écrit par un homme aux multiples vies. Énarque, patron de presse et directeur associé de la banque Lazard, Matthieu Pigasse a travaillé aux cabinets ministériels de Dominique Strauss-Kahn en 1998 et de Laurent Fabius en 1999. C’est fort de son expérience de conseiller des gouvernements qu’il pose les grandes lignes d’un projet progressiste, tout en dénonçant la résignation des dirigeants politiques.

L’austérité, une erreur ?

Après avoir fustigé l’improvisation des gouvernants face à la crise de la zone euro, Matthieu Pigasse revient sur ses effets en Grèce et à Chypre. Le diagnostic est sévère : explosion du chômage et de la pauvreté, hausse des inégalités sociales, montée des extrêmes, remise en cause de la garantie des dépôts bancaires chypriotes…

Pire encore, les dirigeants européens auraient accentué les effets de la crise en menant des politiques restrictives, dont le Fonds Monétaire International (FMI) a reconnu des erreurs de calcul dans leur conception. C’est donc avec une emphase parfois démesurée que l’auteur rejette la doctrine néolibérale, en dénonçant ce qu’il nomme la « barbarie de l’austérité ».

Réconcilier la démocratie et le marché

S’il juge que les déficits publics ne sont pas néfastes en eux-mêmes, Matthieu Pigasse admet qu’ils doivent être maîtrisés pour éviter tout dérapage budgétaire. S’inspirant des exemples canadiens et suédois, l’auteur prône ainsi une réduction ciblée des dépenses publiques qui permettrait de stimuler la croissance économique.

En effet, entre 1993 et 2000, le déficit public de la Suède est passé de 12 à 3 % de son produit intérieur brut (PIB), conformément au traité de Maastricht. Pour parvenir à ce résultat, les dirigeants suédois n’ont pas augmenté les impôts, mais réduit les dépenses publiques de manière stratégique et sélective. Les réformes structurelles indispensables ont donc été engagées : refonte de la structure des services publics, augmentation de leur productivité, et transfert de fonctions des ministères vers des agences. Flexibles, dotées de capitaux publics ou mixtes, ces agences avaient un budget autonome et une liberté de recrutement pour remplir leur obligation de performance.

Le résultat est sans appel : relance de la croissance économique, maîtrise budgétaire et réduction du chômage dont le taux est passé de 9 à 4 % entre 1993 et 2000. Or aujourd’hui, selon l’auteur, c’est le contraire que fait l’Union europénne, dont les dirigeants ne parviennent plus à assurer les trois missions centrales de l’action publique que sont la fourniture de biens et services essentiels, la régulation efficace de la société et la création d’incitations économiques.

L’immobilisme, une faute

À commencer par la France, rebaptisée « Normaland », où l’improvisation gouvernerait. D’après Matthieu Pigasse, les politiques conduites par la gauche au pouvoir depuis 2012 sont caractérisées par l’absence de ligne claire et de vision à long terme. C’est notamment le cas pour la politique fiscale : hausse des prélèvements obligatoires d’abord, puis volonté de réduire les impôts désormais. Ainsi, l’auteur juge que le « pacte de responsabilité » ne suffit pas à constituer une politique économique digne de ce nom, mais il reconnaît que cette mesure va dans la bonne direction.

De même, le banquier d’affaires Matthieu Pigasse rejette l’idée du discours du Bourget selon laquelle la finance serait un « adversaire » responsable de la crise. Au contraire, le capital financier est le carburant du moteur qu’est l’économie, il est indispensable à la croissance. Le vrai courage consisterait alors à réguler le système financier pour l’empêcher de commettre tout excès. L’auteur cite ainsi cette comparaison cinglante de Dominique Strauss-Kahn : « incriminer la finance dans le désastre économique que nous vivons a la même pertinence qu’incriminer l’industrie automobile quand on parle des morts sur la route ».

Pétrifiée par l’immobilisme, la France encourage la rente – ce qui est la marque des sociétés vieillissantes – alors qu’il faudrait promouvoir l’innovation et les placements risqués, en actions ou en fonds propres, car ce sont les facteurs les plus favorables à l’investissement et à la croissance.

Normalité, banalité, passivité

S’il dénonce « l’hyperactivité stérile » de Nicolas Sarkozy, Matthieu Pigasse fustige l’imposture qui se cache derrière la normalité : elle est l’ « excuse de l’immobilisme » et le « déguisement de la passivité ». Or, le propre du politique est de prendre des décisions, de fixer un cap, et d’agir en mobilisant « cette part d’exceptionnel que nous attendons de nos dirigeants ». Sans jamais le nommer, ce qui est d’autant plus ravageur, l’auteur critique ainsi l’actuel chef de l’État, « bricoleur, mais pas architecte ». Le patron des « Inrocks »revient notamment sur l’ « affaire Leonarda », où peu après sa propre intervention, le président de la République s’est fait reprendre par l’adolescente à la télévision.

C’est ainsi que l’auteur raille l’attitude de certains dirigeants occidentaux qui jouent à « Monsieur Tout-le-monde ». Que ce soit François Hollande empruntant le train pour partir en vacances, ou Barack Obama montrant qu’il est un « type sympa ». Or sur le plan des résultats, cette normalité est un échec : après la mise en œuvre totalement improvisée du programme de couverture médicale universelle Affordable Care, le président des États-Unis s’est trouvé contraint de présenter des excuses publiques ; le dispositif du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), un an après avoir été présenté triomphalement, va être remplacé par la suppression des cotisations sociales familiales patronales.

Ce qui est aujourd’hui en cause, c’est la crédibilité de la parole publique et la confiance des citoyens envers les gouvernants. La montée du Front national et la forte abstention lors des élections européennes le confirment. Matthieu Pigasse n’y va pas par quatre chemins : « la normalité a assez duré » ! Contre une banalisation du politique et dans une traditionnelle approche présidentialiste des institutions de la Ve République, l’auteur appelle ainsi les dirigeants à renouer avec le volontarisme de l’action publique, à l’esprit de conquête, bref à afficher un leadership à la tête de l’État.

L’audace, une urgence !

Face à l’inefficacité actuelle des politiques en Europe, il est désormais urgent d’agir de manière innovante et audacieuse. Pour ce faire, Matthieu Pigasse propose de s’approprier les trois slogans emblématiques du mouvement punk : « No future » (agir sans attendre et donner du sens), « Do it yourself » (agis par toi-même, sans peur ni limite), et « Never surrender » (ne te rends jamais). Il cite Georges Clemenceau : « dans la paix comme dans la guerre, le dernier mot revient toujours à ceux qui ne se rendent jamais ». Volontarisme, audace et courage doivent ainsi guider l’action publique.

Dès lors, s’inspirant de la politique des « 3R », Matthieu Pigasse prône un « nouveau New Deal » fondé sur les « 3E », trois réformes impératives à mettre en œuvre : faire l’Europe, réformer l’État et donner Envie de nouveau. Ainsi, réinventer l’Europe passerait par un fédéralisme européen, l’émission d’euro-bonds et une mutualisation des dettes, en s’appuyant sur un couple franco-allemand renforcé. La réforme de l’État devrait être axée sur la baisse des dépenses publiques, notamment en supprimant les départements et en fusionnant les plus petites communes. Enfin, redonner l’Envie consisterait à encourager le risque, l’esprit d’entreprendre et l’innovation contre les rentes et les conservatismes.

Il y a d’ailleurs des raisons d’espérer. En effet, il semble exister une suprématie française, une « French touch » : mathématiques, musique, entreprises du CAC 40 leaders mondiaux… Il appartient aux gouvernants de lutter contre le pessimisme des Français : « notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes, il a besoin de cœurs brûlants », comme l’affirmait Albert Camus. Il est urgent de renouer avec l’exceptionnel. Vive l’anormalité !

 

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