Introduction

Une brĂšve histoire de l’humanisme europĂ©en

L’humanisme de l’islam, un humanisme spĂ©cifique ?

Raison et supraraison

Adam, archĂ©type de l’humain

De l’Adam primordial à Adam et Ève

Le dessein divin pour l’humain

La chute du paradis, point zĂ©ro de l’histoire de l’humanitĂ©

L’unitĂ© fonciĂšre de l’humanitĂ©

L’« homme parfait » (insĂąn kĂąmil)

La misĂ©ricorde, matrice universelle et source de l’éthique islamique

Réformisme et modernisme islamique

L’islamisme comme un antihumanisme ?

Loi muhammadienne et droits de l’humanitĂ©

De quelques exemples d’actions humanistes en contexte musulman

Les principaux enjeux de l’humanisme spirituel au XXIe siùcle

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Introduction

Mot-valise s’il en est, volontiers galvaudĂ©, l’humanisme est une notion qui couvre depuis ses origines des champs aussi divers qu’étendus. À travers les siĂšcles, le terme a Ă©tĂ© associĂ©, quand il ne s’y est pas substituĂ©, Ă  la philologie, Ă  la philosophie, Ă  l’éthique, au progrĂšs, au romantisme
 Les fondements de l’humanisme peuvent cependant se rĂ©sumer Ă  deux axes : la quĂȘte du savoir – en particulier ce qui a trait Ă  l’homme et Ă  la place qu’il occupe dans l’univers – et l’amour de l’humanitĂ© et la prĂ©servation de sa dignitĂ©.

De prime abord, l’humanisme Ă©voque l’Europe et ses propositions Ă©thiques et esthĂ©tiques dĂ©veloppĂ©es Ă  la Renaissance et synthĂ©tisĂ©es au siĂšcle des LumiĂšres. Soulever la question de l’humanisme en islam est en soi un dĂ©fi pour au moins deux raisons. Tout d’abord existe le risque d’un comparatisme de bon aloi avec le mouvement intellectuel europĂ©en dans le but de montrer des principes communs, voire une vision commune. Car si les points de convergence ne manquent pas – et la centralitĂ© de l’humain n’en est pas le moindre –, il n’en demeure pas moins que ce sont deux systĂšmes de reprĂ©sentation du monde trĂšs diffĂ©rents, le point d’achoppement Ă©tant leur rapport Ă  la raison discursive. Ensuite, parce que l’humanisme islamique est un champ d’études en sciences humaines relativement rĂ©cent et qui, le plus souvent, a Ă©tĂ© restreint Ă  une dĂ©monstration calquĂ©e sur la dĂ©finition de l’humanisme Ă  visage europĂ©en. À cela s’ajoute des sujets, tels le transhumanisme et l’humanitĂ© augmentĂ©e, qui sont Ă  ce jour demeurĂ©s quasiment inexplorĂ©s alors mĂȘme qu’ils prĂ©figurent, selon leurs chantres, une nouvelle humanitĂ©.

Sans prĂ©tention aucune Ă  l’exhaustivitĂ©, cette note pose quelques jalons de rĂ©flexions sur les fondements de l’humanisme, de l’humanitĂ© et de l’humain en islam.

À l’opposĂ© de la trajectoire prise par la proposition europĂ©enne, l’humanisme islamique ne s’est pas Ă©difiĂ© en opposition Ă  la religion et Ă  son texte rĂ©vĂ©lĂ©, et a fortiori Ă  une transcendance divine. Il s’en est au contraire servi comme d’un point d’ascension, un horizon sublime, pour se hisser au-delĂ  d’une conception limitĂ©e aux seuls phĂ©nomĂšnes observables. L’homme, dont l’archĂ©type est l’Adam primordial, tient une position centrale dans la cosmogonie islamique. Notre Ă©tude se fonde principalement sur les sources scripturaires de l’islam, Coran, hadĂźth et leurs exĂ©gĂšses. En raison de leur acuitĂ© et de leur avant-gardisme sur le plan des idĂ©es, nous avons pour notre dĂ©monstration privilĂ©giĂ© les sources issues du tasawwuf (soufisme). Ce corpus traditionnel forme le noyau dur de la matiĂšre islamique. C’est Ă  partir de cette matiĂšre qu’au cours des siĂšcles a Ă©tĂ© pĂ©trie une Ă©thique de type humaniste en contexte musulman.

Mais parce que l’humanisme, comme vocable et mouvement intellectuel, s’enracine en Europe, et que les grandes questions actuelles sur le devenir de l’homme s’expĂ©rimentent de maniĂšre privilĂ©giĂ©e Ă  partir du monde occidental, il nous a paru nĂ©cessaire de mettre en perspective notre sujet en retraçant les grandes lignes de l’humanisme europĂ©en.

 

Les traductions des versets du Coran proposĂ©es dans cette note sont l’oeuvre de l’auteur et ont Ă©tĂ© effectuĂ©es Ă  partir de l’édition du Caire.

 

Le conseil scientifique de la sĂ©rie Valeurs d’islam a Ă©tĂ© assurĂ© par Éric Geoffroy, islamologue Ă  l’UniversitĂ© de Strasbourg.

Ahmed Bouyerdene,

Chercheur en histoire, auteur et docteur en études méditerranéennes et orientales.

Une brĂšve histoire de l’humanisme europĂ©en

Notes

1.

Alphonse de Lamartine, « Le tombeau d’une mĂšre », Harmonies poĂ©tiques et religieuses, livre troisiĂšme, in ƒuvres poĂ©tiques, Gallimard, « BibliothĂšque de la PlĂ©iade », 1963, p. 420.

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2.

Par exemple Jules Michelet : « On s’épouvanta de voir chez l’atome des semblants, des lueurs de personnalitĂ©, je ne sais quoi qui parut une contrefaçon de l’homme » (L’Insecte, Hachette, 1863, p. 374).

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3.

Le SystĂšme de la nature, du baron d’Holbach, publiĂ© en 1770, professe un matĂ©rialisme athĂ©e a Ă©tĂ© rĂ©futĂ© par de nombreux penseurs chrĂ©tiens en France dĂšs 1771.

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4.

Thomas Hobbes, De cive, 1642-1647.

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5.

Goethe, « Hégire », in Le Divan [1819], Henri Lichtenberger, Gallimard, coll. « Poésie », 1984.

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L’humanisme est nĂ© au XVe siĂšcle de l’appĂ©tit de l’élite europĂ©enne Ă  saisir intellectuellement le monde phĂ©nomĂ©nal et Ă  repenser la place que l’homme y occupe en s’appuyant sur l’hĂ©ritage grĂ©co-romain. LimitĂ©e au dĂ©part aux savoirs fondamentaux, les fameuses « humanitĂ©s » des renaissants (studia humanitatis), cette quĂȘte s’élargit par la suite Ă  tous les champs de la connaissance littĂ©raire, philosophique et scientifique. La culture, comme moyen de perception-reprĂ©sentation de l’harmonie de l’univers, cherche Ă  Ă©lever l’homme vers le meilleur de lui-mĂȘme et Ă  amener la sociĂ©tĂ© humaine vers son plein Ă©panouissement. Un progrĂšs individuel et collectif rendu possible par l’intĂ©gration des grands principes moraux. En quelques dĂ©cennies, les idĂ©es humanistes essaiment dans toute l’Europe, grĂące notamment Ă  l’imprimerie en plein essor. L’ambition et l’audace dont font preuve les humanistes s’appuient sur leur confiance sereine dans la raison, facultĂ© sublimĂ©e. C’est elle qui assure Ă  l’homme sa suprĂ©matie sur les autres rĂšgnes qu’il domestique et organise Ă  sa guise. Selon les termes mĂȘmes de Descartes dans son Discours de la mĂ©thode, par la science l’homme se rend «maĂźtre et possesseur de la nature». L’homme est ainsi Ă©tabli par les humanistes comme la rĂ©fĂ©rence suprĂȘme, rĂ©actualisant la proposition du philosophe sceptique Protagoras qui, presque vingt siĂšcles plus tĂŽt, posait l’homme comme le critĂšre absolu (kriterion). Une thĂ©orie ancienne convoquĂ©e dans un contexte nouveau qui, par la puissance et la responsabilitĂ© qu’elle lui confĂšre, donne Ă  l’homme un rĂŽle inĂ©dit dans le destin de l’humanitĂ©. Un rĂŽle accentuĂ© par la marginalisation progressive de la proposition biblique d’un Dieu Ă©ternel et omnipotent. L’absence de Dieu, aussi bien dans les dĂ©bats d’idĂ©es que dans l’édification de la sociĂ©tĂ© humaine, n’effraie plus. NĂ© dans le creuset chrĂ©tien, l’humanisme des renaissants a amorcĂ© un processus de laĂŻcisation des idĂ©es et de la sociĂ©tĂ© qui atteint au siĂšcle des LumiĂšres son expression la plus radicale.

Au XVIIIe siĂšcle, le processus entamĂ© prĂšs de trois siĂšcles plus tĂŽt touche Ă  sa fin. Le gĂ©nie de l’humanisme des LumiĂšres a Ă©tĂ© d’établir une brillante synthĂšse de l’hĂ©ritage de la Renaissance dont le couronnement a Ă©tĂ© la DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen, qui a servi de cadre et de viatique idĂ©ologiques aux rĂ©volutionnaires de 1789. On assiste au triomphe de la raison sur la foi, de la philosophie sur la religion, de l’ici-bas sur l’au-delĂ , de l’esprit critique sur la scolastique, du libre arbitre sur le dĂ©terminisme
 En rĂ©sumĂ©, et pour reprendre la mĂ©taphore consacrĂ©e par ses adeptes : le triomphe des lumiĂšres de la raison sur l’obscurantisme. ÉmancipĂ©e des principes anciens limitant, la sociĂ©tĂ© humaine est entrĂ©e dans l’ñge adulte. Pleinement responsable, elle est dorĂ©navant en droit et en devoir de prendre son destin en main. La providence divine n’est plus convoquĂ©e pour expliquer le cours de l’histoire qui relĂšve dĂ©sormais de la volontĂ© humaine. La loi et la morale, qui jusque-lĂ  s’inspiraient de la parole de Dieu, sont dorĂ©navant relativisĂ©es et jaugĂ©es Ă  la lumiĂšre des besoins et de la finitude de l’homme. Le lĂ©gislateur humaniste rompt avec l’idĂ©e de la primautĂ© de la religion pour Ă©tablir les normes de la morale et considĂšre la nature comme une source tout aussi inspirante pour distinguer le juste de l’injuste, le licite de l’illicite.

Dans ce nouveau paradigme, le Dieu omnipotent, parfait et Ă©ternel, a Ă©tĂ© dĂ©chu de son rang sublime d’horizon insurpassable pour Ă©lever l’ñme humaine. Il est devenu une idĂ©e de la raison selon le philosophe, un « mot rĂȘvĂ© pour expliquer le monde1 » selon le poĂšte, une matiĂšre de l’esprit modelable Ă  souhait. Et lorsqu’il n’est pas niĂ©, il est considĂ©rĂ© comme un dieu idĂ©el, une entitĂ© divine, sublimĂ©e certes, mais façonnĂ©e par la raison humaine et donc, fatalement, Ă  son image.

Si le siĂšcle des LumiĂšres a portĂ© Ă  sa quintessence les idĂ©es humanistes, le XIXe siĂšcle, lui, assiste au triomphe des idĂ©ologies rationalistes et techniciennes qui en dĂ©coulent. Les dĂ©couvertes scientifiques et les inventions techniques se succĂšdent Ă  un rythme effrĂ©nĂ© et ouvrent de maniĂšre prodigieuse le champ des possibles. Devant la bĂ©ance du vivant, un vertige s’empare des humanistes, dont certains s’effraient d’une possible « contrefaçon de l’homme2 ». C’est le siĂšcle des rĂ©volutions industrielles et de toutes les utopies politiques et scientistes. L’Europe sĂ©cularisĂ©e et industrieuse a trouvĂ© de nouvelles voies de salut grĂące aux dĂ©veloppements tous azimuts des technosciences qui bouleversent le paysage europĂ©en et gĂ©nĂšrent d’immenses richesses. Les inventions techniques du gĂ©nie humain ont leurs expositions internationales et, rĂ©flexe humaniste, sont dĂ©finies par leurs promoteurs comme des « fĂȘtes de la paix » et un moyen d’assurer le «bonheur de l’humanité». Mais l’idĂ©al humaniste affichĂ© couvre des enjeux qui rĂ©pondent surtout Ă  des logiques marchandes. Combattues en leur temps, les idĂ©es matĂ©rialistes issues des LumiĂšre – « l’homme n’est que matiĂšre3 » – et pessimistes – « l’homme est un loup pour l’homme4 » – s’imposent dans l’esprit des nouveaux prophĂštes des libĂ©ralismes Ă©conomique et politique. Agissantes dans les instances politiques, les idĂ©es humanistes teintĂ©es de positivisme n’ont pas su empĂȘcher les puissances europĂ©ennes de se livrer des guerres meurtriĂšres et dĂ©vastatrices : amorcĂ© avec les guerres napolĂ©oniennes, le XIXe siĂšcle s’est achevĂ© avec la PremiĂšre Guerre mondiale.

Mais un monde menĂ© par la « pĂąle raison » a aussi ses critiques. En 1814, Goethe (m. 1832), le pĂšre du romantisme allemand, mĂȘlant le dĂ©sir de transcendance et la crainte de la guerre totale en Europe, se tourne dans son poĂšme « HĂ©gire » vers un Orient sublimĂ© : « Nord, Ouest et Sud volent en Ă©clats, / Les trĂŽnes se brisent, les empires tremblent, / Sauve-toi ; va dans le pur Orient / Respirer l’air des patriarches!5 » Cette voix europĂ©enne critique contre le dĂ©senchantement programmĂ© de l’Europe n’est pas isolĂ©e. De ses origines au XVe siĂšcle jusqu’à son parachĂšvement Ă  l’époque moderne, l’humanisme europĂ©en n’a pas Ă©tĂ© univoque et a eu ses voix discordantes pour mettre en garde contre le dĂ©voiement des principes fondateurs de l’humanisme. « Science sans conscience n’est que ruine de l’ñme » : mĂȘme si elle s’adresse Ă  l’esprit scolastique, cette sentence de Rabelais (m.1553) n’exprimait-elle pas aussi une angoisse plus large face Ă  une science qui n’aurait pour autre horizon qu’elle-mĂȘme ? Voltaire (m. 1778) lui- mĂȘme ne mettait-il pas en garde contre l’athĂ©isme dans son Dictionnaire philosophique, et la philosophie matĂ©rialiste d’un d’Holbach (m. 1789) n’était-elle pas dĂ©criĂ©e avec virulence ? Mais force est de constater que c’est bien la tendance « matĂ©rialiste » de l’humanisme europĂ©en qui a pris le dessus. En marginalisant la proposition monothĂ©iste, d’un Dieu crĂ©ateur garant contre le chaos, les humanistes athĂ©es et autres philosophes du soupçon n’ont-ils pas ouvert la voie aux apprentis sorciers et aux nouveaux « marchands du Temple » ? En rejetant l’idĂ©e mĂȘme de l’existence d’une Ăąme, d’un au-delĂ  du corps, n’ont-ils pas contribuĂ© Ă  chosifier le vivant, l’exposant Ă  toutes les dĂ©rives possibles ? Quant Ă  la raison des LumiĂšres, portĂ©e en triomphe pour sa prĂ©tendue capacitĂ© Ă  embrasser le vivant dans sa totalitĂ© et Ă  arracher l’homme Ă  ses instincts infĂ©rieurs, n’a-t-elle pas Ă©chouĂ© devant l’élargissement accĂ©lĂ©rĂ© du domaine de l’inconnu et la poursuite des atteintes Ă  la dignitĂ© de l’homme ? L’esprit positiviste et l’hyperrationalisme n’ont-ils pas relativisĂ© le concept de l’humain jusqu’à remettre en cause son intĂ©gritĂ© ? Au XXe siĂšcle, le cas du darwinisme social et de ses thĂ©ories sur la survie du plus fort et les dĂ©rives eugĂ©niques en a Ă©tĂ© l’expression la plus inquiĂ©tante. Les conflits armĂ©s et l’usage de technologies toujours plus sophistiquĂ©es n’ont jamais Ă©tĂ© aussi meurtriers. À l’époque contemporaine se sont multipliĂ©s les crimes de guerre et les crimes contre l’humanitĂ© qui, dans certains cas, ont Ă©tĂ© justifiĂ©s au nom mĂȘme d’une Ă©thique humaniste pervertie. Une contradiction que l’on retrouve jusque dans les symboles : le prix Nobel de la Paix ne doit-il pas son nom Ă  un fabricant d’armes inventeur de la dynamite ?

DĂ©jĂ  amorcĂ©e au XIXe siĂšcle, la mĂ©canisation du monde se radicalise au XXe siĂšcle. À dĂ©faut d’avoir une direction, la modernitĂ© technophile s’est fixĂ©e un but : le progrĂšs. L’adage « Rien n’arrĂȘte le progrĂšs », credo des innovants, repousse toujours plus loin l’horizon matĂ©rialiste. Un matĂ©rialisme tous azimuts qui n’attend rien ni personne, qui ne rĂ©pond qu’à la logique implacable du plus et du mieux. Les progrĂšs stupĂ©fiants de la mĂ©decine et l’amĂ©lioration du confort de vie matĂ©rielle ont Ă©galement leurs revers Ă©cologiques et Ă©thiques. À la fin du XXe siĂšcle, le dĂ©veloppement Ă  un rythme exponentiel des technosciences octroie Ă  l’humanitĂ© un pouvoir inĂ©galĂ© sur la matiĂšre. Jamais elle n’a atteint un tel degrĂ© d’exploration et d’exploitation de la chaĂźne du vivant. Plus rien ne semble impossible/impensable Ă  l’homme. L’éthique et ses comitĂ©s institutionnels, qui devraient jouer le rĂŽle de rĂ©gulateur contre la dĂ©mesure, semblent dĂ©passĂ©s par un progrĂšs dĂ©bridĂ©, sans principe directeur, et qui se dĂ©ploie dans un temps accĂ©lĂ©rĂ©. Pourtant, jamais opportunitĂ© aussi grande ne s’est offerte Ă  l’humanitĂ© de revisiter ses principes fondamentaux et de reposer, dans une articulation entre paradigmes nouveaux et sagesses anciennes, la dĂ©finition de l’humain.

Ce long prĂ©ambule sur l’humanisme Ă  visage europĂ©en et ses implications Ă  l’époque contemporaine met en perspective l’humanisme spirituel de l’islam, ses spĂ©cificitĂ©s et sa dĂ©finition de l’humain.

L’humanisme de l’islam, un humanisme spĂ©cifique ?

Notes

6.

Éric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, seuil, 2009, p. 61.

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7.

Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam. Combats et propositions, Vrin, 2005, p. 18.

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8.

Ibid., p. 24.

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9.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 62.

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10.

Voir Abdennour Bidar, Histoire de l’humanisme en Occident, Armand Colin, 2014

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11.

Jacques Maritain, Humanisme intégral, Aubier, 1936, p. 13.

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12.

Cité in John Tolan, Les Sarrasins, Aubier, 2003, p. 223-224.

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13.

Voir notamment Coran 20 : 114 ; 39 : 8-9 ; 16 : 43 ; 10 : 3 ; 6 : 50.

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14.

Coran 31 : 27.

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15.

Propos échangés avec le cheikh BentounÚs sur une relation épistolaire du début du XXe siÚcle entre son aïeul et un physicien européen.

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Si le mot « humaniste » Ă©voque d’abord l’Europe de la Renaissance, les principes qui le sous-tendent sont par nature universels, et des propositions Ă©quivalentes ou approchantes, qui n’utilisent pas forcĂ©ment la mĂȘme dĂ©nomination, ont existĂ© sous d’autres cieux et Ă  d’autres Ă©poques. Il est vraisemblable, mĂȘme si cela reste Ă  dĂ©montrer, que toute civilisation humaine a, par rĂ©flexe ontologique, dĂ©veloppĂ© un « humanisme » qui lui est propre. Notre Ă©tude s’attache Ă  nourrir une rĂ©flexion sur l’une de ces propositions humanistes extraeuropĂ©ennes : l’humanisme spirituel de l’islam.

Il y a Ă  peine un demi-siĂšcle que les sciences humaines se sont penchĂ©es sur l’humanisme en contexte islamique. Pour en tracer les contours, la grande majoritĂ© de ces Ă©tudes, historiques et philosophiques, se sont fondĂ©es sur les postulats de l’humanisme europĂ©en tels qu’ils ont Ă©tĂ© dĂ©finis par les LumiĂšres. Si un tel choix Ă©pistĂ©mologique est pertinent en ce qu’il donne une mĂ©thode commune d’analyse d’un mĂȘme sujet dans deux contextes diffĂ©rents, il tend cependant par son systĂ©matisme Ă  gommer, lorsqu’il ne les exclut pas, des diffĂ©rences de fond avec, comme pierre d’achoppement, les rapports entre la « foi » et la « raison », et le primat donnĂ© Ă  cette derniĂšre. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, interrogeons d’abord le vocable « humaniste », sa pertinence pour le sujet qui nous occupe, et ses Ă©quivalents arabes.

À l’époque classique, les termes arabes voisins renvoient aux notions de convenance (adab) et de vertus (akhlĂąq), avec comme idĂ©e sous-jacente une façon d’ĂȘtre au monde, une attention particuliĂšre portĂ©e sur soi et son environnement. Nous retiendrons pour notre propos la proposition de dĂ©finition que donne l’islamologue Éric Geoffroy : « L’humanisme de l’islam s’incarne dans une Ă©thique qui place constamment l’homme, l’individu, dans une relation dynamique entre libertĂ© et responsabilitĂ©, droits et devoirs6 ». Une Ă©thique de vie intĂ©grale qui englobe Ă©galement une Ă©thique de la pensĂ©e. En arabe, le terme le plus adĂ©quat pour dĂ©finir l’humaniste serait donc adĂźb, car il prend le double sens de « lettrĂ© » et de « convenance » morale.

L’humanisme intellectuel, tel qu’il a Ă©tĂ© dĂ©fini Ă  la Renaissance, est une rĂ©alitĂ© ancienne dans le monde musulman (dĂąr al-islĂąm). L’islamologue Mohammed Arkoun (m. 2012) souligne que, trĂšs tĂŽt, s’est « esquissĂ© un mouvement vers une intellectualisation des disciplines scientifiques (al-‘ulĂ»m) en gĂ©nĂ©ral, de la science religieuse normative (al-‘ilm) en particulier7 ». Ce processus s’amorce dĂšs le IXe siĂšcle Ă  travers le genre littĂ©raire arabe al-MunĂązara, la disputatio de la chrĂ©tientĂ©, oĂč la confrontation d’idĂ©es donne sa part Ă  l’esprit critique et permet le dĂ©veloppement d’une littĂ©rature philosophique grĂące Ă  la « libĂ©ralisation de l’activitĂ© cognitive ». Un phĂ©nomĂšne qui se renforce Ă  mesure de l’imprĂ©gnation sur les penseurs musulmans de la culture grecque, avec pour consĂ©quence au XIe siĂšcle l’esquisse d’une ligne de dĂ©marcation entre les « gestionnaires du sacrĂ© » et l’« humanisme philosophique ». Notons au passage que Mohammed Arkoun suppose ici que l’exaltation de la raison et l’initiation d’un humanisme rationalisant Ă©closent d’abord dans le monde musulman avant de s’épanouir dans la ChrĂ©tientĂ©. Le caractĂšre « islamique » est rĂ©duit aux contextes culturel et religieux dans lequel Ă©volue cet humanisme rationaliste. Selon lui, c’est l’instauration d’une mĂ©thode de traitement du savoir qui initie l’attitude humaniste dont le critĂšre central est le processus de « laĂŻcisation8 » induit par les Ă©tudes grecques. À l’évidence, cette dĂ©finition calquĂ©e sur le modĂšle europĂ©en relativise l’apport de l’islam comme religion et spiritualitĂ©. En posant la primautĂ© de la raison instituĂ©e par les LumiĂšres, Arkoun exclut implicitement d’autres formes de perception possibles de la rĂ©alitĂ©, et nous savons combien cette question est fondamentale dans le dĂ©veloppement d’un systĂšme de reprĂ©sentations du monde et de l’humanitĂ©. Éric Geoffroy ne partage pas l’approche « laĂŻcisante » et rappelle que les Ɠuvres des penseurs musulmans de l’époque classique ne se conçoivent pas en dehors d’une Ă©thique spirituelle islamique9. Cela s’impose d’autant plus que la pĂ©riode en question, les IXe et Xe siĂšcles, connaĂźt un essor dĂ©cisif de la spiritualitĂ© en terre d’islam qui a eu des consĂ©quences sur la pensĂ©e islamique. Rappelons par ailleurs qu’une critique analogue a Ă©tĂ© adressĂ©e aux Ă©tudes par trop « laĂŻcisantes » de l’humanisme europĂ©en qui, selon certains auteurs, a puisĂ© ses sources aussi bien Ă  AthĂšnes qu’à JĂ©rusalem10. Un point sur lequel insiste Jacques Maritain (m. 1965), pour qui il est indĂ©niable que l’humanisme europĂ©en possĂšde des racines religieuses et une transcendance sans lesquelles, Ă©crit-il, « il est incomprĂ©hensible Ă  lui-mĂȘme11 ». Objectivement les premiers humanistes europĂ©ens Ă©taient pĂ©tris de l’esprit religieux. Et l’un des plus emblĂ©matiques d’entre eux, Marsile Ficin (m. 1499), n’a-t-il pas ƓuvrĂ© Ă  concilier la philosophie de Platon et la religion du Christ ? Retenons que le principal point d’achoppement entre ces humanismes – car c’est bien au pluriel qu’il convient d’en parler – est l’opposition entre les mĂ©thodes empirique-rationaliste et intuitive-spiritualiste pour apprĂ©hender le rĂ©el.

À l’ñge classique de l’islam, la religion et la science, considĂ©rĂ©es comme deux systĂšmes distincts et complĂ©mentaires, n’ont pas Ă©tĂ© placĂ©es dans un rapport d’opposition. Alors que la science pose la question de savoir comment s’articule la rĂ©alitĂ© phĂ©nomĂ©nale, la religion produit du sens sur la finalitĂ© du monde et de l’homme. Et si les dĂ©bats entre les deux instances pouvaient ĂȘtre vifs – le cas de la disputatio entre Ibn Rushd (AverroĂšs) et l’Ɠuvre d’al-GhazĂąlĂź (Al Gazal) au XIIe siĂšcle a marquĂ© les annales latines –, ils n’ont cependant pas pris la tournure d’un procĂšs et d’une condamnation comme dans le cas d’un GalilĂ©e. DĂšs le Moyen Âge, des tĂ©moins europĂ©ens, notamment parmi les traducteurs et les Ă©tudiants en sciences arabes, ont soulignĂ© le respect en terre d’islam accordĂ© au savoir fondĂ© sur l’étude critique. Ainsi l’un d’entre eux, le bĂ©nĂ©dictin AdĂ©lard de Bath (m. 1160), proclamait Ă  l’adresse de ses supĂ©rieurs : « J’ai appris de mes maĂźtres, les Arabes, Ă  suivre la lumiĂšre de la raison, tandis que vous ĂȘtes guidĂ©s par la bride de l’autoritĂ©12 ». Cette ouverture d’esprit n’aurait pas Ă©tĂ© possible sans la caution de l’autoritĂ© religieuse musulmane, qui elle-mĂȘme se fondait sur les sources scripturaires. Loin d’ĂȘtre conspuĂ©e, la diversitĂ© d’opinions Ă©tait au contraire bien considĂ©rĂ©e et accueillie comme un enrichissement des sources du savoir. De la mĂȘme maniĂšre, la curiositĂ© intellectuelle et l’aspiration au savoir Ă©taient encouragĂ©es. Ainsi les versets coraniques qui invitent Ă  la spĂ©culation intellectuelle sont frĂ©quents13, tout comme les traditions prophĂ©tiques – « Cherchez la science du berceau Ă  la tombe », « Cherchez la science serait-ce jusqu’en Chine », « L’encre du savant vaut mieux que le sang du martyr », « Celui qui prend un chemin Ă  la recherche d’une science, Dieu lui facilite une voie vers le paradis »  Cette Ă©thique du savoir a un double objectif : exercer les facultĂ©s intellectuelles Ă  percer les mystĂšres de la nature et Ă  dĂ©celer les signes de Dieu (ĂąyĂąt). Dans cette quĂȘte spĂ©culative, thĂ©ologiens et savants ne perdaient jamais de vue le principe de l’UnicitĂ© (TawhĂźd), tout comme ils Ă©taient lucides face au caractĂšre inĂ©puisable du savoir. Le verset suivant est Ă  cet Ă©gard particuliĂšrement Ă©loquent : « Quand bien mĂȘme tous les arbres de la terre se changeraient en calames [instruments d’écriture], quand bien mĂȘme l’ocĂ©an serait un ocĂ©an d’encre oĂč conflueraient sept autres ocĂ©ans, les paroles de Dieu ne s’épuiseraient pas. Car Dieu est Puissant et Sage14 ». Un tel enseignement est clairement une invite Ă  l’humilitĂ©. Mais, sur un autre plan, il est Ă©galement une incitation au dĂ©passement des facultĂ©s ordinaires pour pĂ©nĂ©trer cet « ocĂ©an ».

Alors que la raison spĂ©culative, comme moyen et comme finalitĂ©, occupe progressivement le sommet et le cƓur de l’humanisme europĂ©en, dans le contexte islamique sa position est diffĂ©rente. CĂ©lĂ©brĂ©e comme un don de Dieu pour explorer la rĂ©alitĂ© phĂ©nomĂ©nale, la raison (al-‘aql) n’a cependant pas Ă©tĂ© sanctifiĂ©e, la cause premiĂšre Ă©tant son inaptitude pour saisir la transcendance divine. Au cours d’un dialogue qui, au dĂ©but du XXe siĂšcle, opposa un physicien Ă  un maĂźtre soufi, ce dernier avait conclu l’échange par ses mots : « Votre horizon s’arrĂȘte lĂ  oĂč le nĂŽtre commence15 ». Une affirmation surprenante, de la part d’un spirituel Ă  un rationnel, qui est rĂ©vĂ©latrice du dĂ©calage entre deux modalitĂ©s d’apprĂ©hension du rĂ©el. Et le phĂ©nomĂšne de la RĂ©vĂ©lation intervient comme un dĂ©terminant aux limites assignĂ©es Ă  la raison.

Notes

16.

Coran 26 : 191-199.

+ -

17.

Cheikh Khaled BentounĂšs, ThĂ©rapie de l’ñme, Albin Michel, 2011, p. 231 et sq.

+ -

18.

Coran 96 : 1.

+ -

19.

Claude Addas, Ibn ArabĂź et le voyage sans retour, Seuil, 1996, p. 20.

+ -

20.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 95.

+ -

D’aprĂšs la biographie prophĂ©tique (sĂźra nabawiyya), c’est dans une grotte que Muhammad reçut dans son for intĂ©rieur le « Livre » par l’entremise d’un ange16. Une rĂ©vĂ©lation du Verbe divin qui s’initie par l’injonction Ă  lire (iqra) rĂ©pĂ©tĂ©e trois fois. Aux deux premiĂšres injonctions, il rĂ©torqua qu’il ne savait pas lire. À la troisiĂšme et derniĂšre reprise eut lieu la « dĂ©livrance », dans tous les sens du terme, du message (risĂąla) et qui donne Ă  Muhammad la fonction de «Messager de Dieu» (rasĂ»l AllĂąh). Le temps de la «lecture» peut alors prendre place au rythme des rĂ©vĂ©lations/descentes (wahĂź/tanzĂźl) successives. Selon l’interprĂ©tation symbolique qui en est donnĂ©e, la premiĂšre lecture est adressĂ©e aux sens et la deuxiĂšme Ă  la raison17. Toutes deux sont impuissantes Ă  accueillir la projection surnaturelle qui se prĂ©pare Ă  fĂ©conder le rĂ©ceptacle qu’est Muhammad. Il fallut la rencontre avec l’Ange, vĂ©ritable choc de l’ĂȘtre, pour que celui-ci trouve le chemin d’une perception suprarationnelle pour rĂ©pondre Ă  l’injonction « Lis !18 ». Et c’est Ă  partir de cette expĂ©rience de la RĂ©vĂ©lation transfigurante que les spirituels de l’islam fondent le nĂ©cessaire dĂ©passement de la raison discursive. Selon eux, seules les modalitĂ©s de l’inspiration (ilhĂąm) et du « dĂ©voilement » intuitif (kashf) donnent accĂšs aux niveaux suprasensibles de la rĂ©alitĂ©. Les deux modes de connaissance, rationnel et suprarationnel, ont souvent nourri les dĂ©bats des thĂ©ologiens et des philosophes. Ainsi l’anecdote bien connue de l’échange entre le philosophe AverroĂšs (m. 1198) et le mĂ©taphysicien Ibn ArabĂź (m. 1240) : « Qu’avez-vous trouvĂ© par le dĂ©voilement et l’inspiration ? s’inquiĂšte le premier. Est-ce identique Ă  ce que nous donne la rĂ©flexion spĂ©culative ? – Oui et non, rĂ©pond le second, entre le oui et le non les esprits prennent leur envol, et les nuques se dĂ©tachent19! » Mais lĂ  encore, conformĂ©ment au principe d’UnicitĂ©, il ne s’agit pas d’opposer les deux modes de connaissance mais au contraire d’en opĂ©rer la synthĂšse, comme le rappelle Éric Geoffroy : « La culture islamique et soufie traditionnelle exprime cela en termes de “balance” (mĂźzĂąn), c’est-Ă -dire d’équilibre entre les diffĂ©rents aspects de la rĂ©alitĂ©20 ». Une vision binoculaire, en quelque sorte, qui permet de voir en relief et en simultanĂ© la rĂ©alitĂ© contingente et la RĂ©alitĂ© divine (Al-Haqq).

À partir du XIIIe siĂšcle, par des causes diverses et Ă  des rythmes diffĂ©rents, on assiste Ă  la dĂ©gradation des structures politiques et religieuses du monde musulman, qui se poursuit et s’étend au cours des siĂšcles suivants. La production intellectuelle s’appauvrit avec l’amorce d’un processus d’étatisation de l’islam et de rĂ©gression de la culture de l’effort interprĂ©tatif des textes (ijtihĂąd). Dans ce contexte de sclĂ©rose bientĂŽt gĂ©nĂ©ralisĂ©e (jumĂ»d), les voies soufies Ă  vocation initiatique (turuq), Ă  partir de leurs Ă©tablissements traditionnels (zĂąwiya, khanqah) et au travers d’individualitĂ©s d’exceptions, ont constituĂ© une vĂ©ritable oasis d’expressions et de productions doctrinales et littĂ©raires. Outre les apprentissages traditionnels, l’élĂšve reçoit une initiation spirituelle destinĂ©e Ă  lui faire prendre conscience de son identitĂ© intĂ©grale. Car Ă  ce « moi » physique correspond une rĂ©alitĂ© autrement plus fondamentale qui s’ancre dans l’Adam primordial. Une notion incontournable si on veut saisir ce qu’est l’humain, et donc l’humanisme, en islam.

Adam, archĂ©type de l’humain

Notes

21.

Coran 3 : 59 ; 7 : 12 ; 15 : 28.

+ -

22.

Morgan Guiraud, entrée « Adam », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 23. Voir également Tabarß, La Chronique. Histoire des prophÚtes et des rois, Actes sud, 2 vol., 2001.

+ -

23.

Coran 38 : 75.

+ -

24.

Coran 15 : 29.

+ -

25.

Cheikh al-‘AlawĂź, Sagesse cĂ©leste. TraitĂ© de soufisme, La Caravane, 2007.

+ -

26.

Citons Ibn ArabĂź sur ce retour Ă  soi circulaire : « Et c’est pour cela qu’au terme [de cette voie] je reviens Ă  moi –mĂȘme comme la pointe du compas, lorsqu’elle trace un cercle, revient Ă  son point de dĂ©part pour en achever la figure » (Ibn ‘ArabĂź, Les RĂ©vĂ©lations de La Mecque, Entrelacs, 2009, p. 161).

+ -

À la suite de l’Ancien Testament, le Coran donne le nom d’Adam Ă  l’ancĂȘtre de l’humanitĂ©. Plusieurs sourates y font rĂ©fĂ©rence, en particulier la deuxiĂšme, La GĂ©nisse (Al-Baqara), qui concentre les passages les plus significatifs sur les origines, la genĂšse et la fonction d’Adam. C’est sur la base de ces passages coraniques Ă©clairĂ©s par les hadĂźth et leurs exĂ©gĂštes que l’islam donne sa dĂ©finition de l’humain, de sa raison d’ĂȘtre et de la place qu’il occupe dans l’ordre cosmique.

Abordons d’abord la constitution de l’ĂȘtre adamique telle qu’elle est rapportĂ©e dans le Coran. Sur le plan physique, les sources prĂ©cisent qu’Adam est constituĂ© de poussiĂšre (turĂąb), d’argile sĂšche (salsĂąl) et, plus prĂ©cisĂ©ment, d’« une argile crissante, extraite d’une boue mallĂ©able21 ». Les commentateurs musulmans font dĂ©river le nom Adam de adamat al-ard, c’est-Ă -dire crĂ©e Ă  partir de la «surface de la terre22 ». Cette motte d’argile fut ensuite modelĂ©e par les « mains23 » de Dieu en une forme harmonieuse24. Adam est donc constituĂ© de matiĂšre dense et corruptible. Mais ce corps physique est Ă©galement dotĂ© d’une substance mĂ©taphysique. Dieu a insufflĂ© dans le corps adamique de Son Souffle/Esprit (ruh/spiritus).

Par sa constitution mĂȘme, Adam est un ĂȘtre paradoxal et contient en lui des rĂ©alitĂ©s opposĂ©es : le palpable et l’impalpable, le grossier et le subtil, le bas et le haut
 La composante « terre » caractĂ©rise son humilitĂ© (humus) ontologique, et le souffle, son Ă©lĂ©vation. À sa mort, la matiĂšre dont il est constituĂ© retourne Ă  la terre, et l’esprit qui l’anime rĂ©intĂšgre l’Esprit universel (al-nafs al kulliyya). Ce paradoxe adamique originel a Ă©tĂ© abondamment commentĂ© par les penseurs et les spirituels de l’islam. Du philosophe Al-KindĂź (m. 873) au mĂ©taphysicien Ibn ArabĂź en passant par l’école chiite ismaĂ©lienne des FrĂšres de la puretĂ© (IkhwĂąn al-SafĂą), tous ces courants de pensĂ©e, avec des modalitĂ©s diffĂ©rentes, valident le principe d’un Adam comme une rĂ©alitĂ© oĂč le microcosme et le macrocosme entrent en dialogue. La prĂ©sence de l’Esprit de Dieu dans le corps adamique, et Ă  travers lui dans celui de chaque ĂȘtre humain, a amenĂ© les exĂ©gĂštes spirituels de l’islam Ă  considĂ©rer que l’homme, qui arrive au bout de la chaĂźne de la crĂ©ation aprĂšs des mutations successives, est la synthĂšse de l’univers (nuskha) et conjoint en lui les quatre Ă©lĂ©ments : la lumiĂšre, le feu, l’eau et l’air. Cela revient Ă  dire qu’en entreprenant un examen intĂ©rieur, l’ĂȘtre humain peut parvenir Ă  saisir la totalitĂ© du cosmos et, inversement, qu’en scrutant le cosmos pris comme un vaste miroir il obtient in fine la connaissance de soi-mĂȘme. JalĂąl ad-DĂźn RĂ»mĂź (m.1273) appelle Ă  l’exploration de soi car, Ă©crit-il, «l’homme est quelque chose d’immense. En lui tout est inscrit, mais ce sont les voiles et les tĂ©nĂšbres qui l’empĂȘchent de lire en lui cette science». En Ă©cho, un maĂźtre soufi contemporain, le cheikh Ahmad al-‘AlĂąwĂź (m. 1934), met en garde l’individu de se mĂ©prendre sur sa rĂ©alitĂ© vraie : « Tu crois que tu n’es rien de plus qu’un corps minuscule, alors qu’en toi se trouve le Macrocosme avec une majuscule25 ». Selon cette approche, l’homme, quintessence de cet univers qui dĂ©fit toute limite, sera toujours plus que ce que toute science pourra en dĂ©duire. De ce constat, les soufis ont tirĂ© une science subtile de l’intĂ©rioritĂ© (‘ilm al bĂątin) qui balise une quĂȘte vers le dedans de l’ĂȘtre oĂč siĂšge l’homme inconnu. Une mĂ©thode qui s’apparente Ă  une odyssĂ©e circulaire oĂč, parti de lui-mĂȘme, l’itinĂ©rant, aprĂšs avoir traversĂ© tous les Ă©tats et dĂ©couvert toutes les facettes de son ĂȘtre, physique et mĂ©taphysique, fait retour Ă  lui-mĂȘme aprĂšs avoir acquis une connaissance Ă©prouvĂ©e de soi26. Cette connaissance totale est elle-mĂȘme la condition sine qua non pour connaĂźtre Dieu. « Celui qui connaĂźt son Ăąme, connaĂźt son Seigneur » : cette parole du prophĂšte Muhammad prend ici tout son sens.

De l’Adam primordial à Adam et Ève

Notes

27.

Coran 4 : 1.

+ -

28.

Cheikh Khaled Bentounùs, avec la collaboration de Bruno et Romana Solt, Le Soufisme cƓur de l’islam. Les valeurs universelles de la mystique islamiste, Pocket, 1999, p. 171.

+ -

29.

Ibid., p. 178.

+ -

30.

Morgan Guiraud, art. cit., p. 25.

+ -

31.

Voir Éric Geoffroy, op. cit., p. 50.

+ -

L’Adam primordial est souvent prĂ©sentĂ© comme le pĂšre du genre humain, une qualification qui mĂ©rite d’ĂȘtre interrogĂ©e. En rĂ©alitĂ©, l’emprunt de la figure paternelle est biaisĂ©. Bien que cela paraisse incongru, il est plus juste de parler de pĂšre-mĂšre du genre humain. À l’image de la premiĂšre cellule qui se forme aprĂšs sa fĂ©condation et qui est indiffĂ©renciĂ©e, l’Adam primordial selon la tradition islamique est androgyne, potentiellement fĂ©minin et masculin. Pour poursuivre avec la mĂ©taphore gĂ©nĂ©tique, du corps mĂȘme de cette prime cellule – du cĂŽtĂ© gauche, prĂ©cise la tradition – s’extrait une seconde cellule, initiant ainsi un processus de division pour produire la multitude. Selon une logique analogue, pour que le processus de multiplication puisse se rĂ©aliser l’Adam primordial a eu besoin d’un alter ego. C’est alors qu’intervient un nouveau stade de ce processus de la crĂ©ation de l’humanitĂ© : de l’Adam primordial sont tirĂ©s le mĂąle et la femelle. Deux ĂȘtres complĂ©mentaires qui prennent les noms d’Adam et Ève (Hawwa) et par qui l’humanitĂ© peut se dĂ©ployer sur Terre : « Ô hommes ! Craignez votre Seigneur qui vous a créés d’une Ăąme unique [nafs wĂąhida] et a créé de celle-ci sa paire [zawjaha] et a fait naĂźtre de ce couple un grand nombre d’hommes et de femmes27 ». À l’instar de certains organes du corps humain qui fonctionnent par paire, c’est par leur complĂ©mentaritĂ© que le couple humain permet le mouvement de la vie et l’équilibre de l’ĂȘtre. Égaux sur tous les plans de l’ĂȘtre, l’homme et la femme n’en sont pas moins distincts en rapport aux mĂ©canismes qui rĂ©gissent la nature. Ainsi le cheikh Khaled BentounĂšs, qui prend la mĂ©taphore du fruit et de la fleur, prĂ©cise que cette derniĂšre se doit de « s’accepter telle qu’elle est et de remplir son rĂŽle en harmonie avec sa fonction originelle : donner le fruit28 ». Le couple homme-femme a donc une mission, un rĂŽle spĂ©cifique Ă  jouer dans la sociĂ©tĂ©, poursuit le cheikh : « Le plus important pour eux [l’homme et la femme] est la quĂȘte d’un retour vers l’unitĂ© effective et rĂ©elle dans chaque domaine de la vie quotidienne. Elle s’effectue dans le cadre de l’harmonie de l’individu, du couple, du groupe, de la nation et de l’humanitĂ© tout entiĂšre29 ». Si, sur le plan physique, le but est l’accouplement en vue de donner la vie, sur le plan mĂ©taphysique il est de recouvrer l’unitĂ© primordiale. Un processus qu’évoque la station debout sur le mont Arafat, point culminant du grand pĂšlerinage (Hajj) Ă  La Mecque et dont l’étymologie renvoie Ă  la notion de connaissance (ma‘rifa), oĂč Adam et Ève, selon un rĂ©cit traditionnel, se sont retrouvĂ©s aprĂšs leur chute du paradis30. C’est dans la femme que l’homme peut contempler sa part fĂ©minine, et, rĂ©ciproquement, la femme peut contempler dans l’homme sa part masculine. Ibn ArabĂź va jusqu’à affirmer que la contemplation dans la femme est plus accomplie en raison de sa proximitĂ© avec le principe crĂ©ateur divin31. L’ĂȘtre accompli en islam peut donc se comprendre comme celui qui est parvenu Ă  rĂ©concilier et Ă  harmoniser ses pĂŽles fĂ©minin et masculin. Et de cette intĂ©gration, qui est un chemin de vie, dĂ©pend l’équilibre de l’individu et sur une autre Ă©chelle la paix de l’humanitĂ©.

Le dessein divin pour l’humain

Notes

32.

Coran 2 : 30-34.

+ -

33.

Coran 33 : 72.

+ -

34.

Cheikh Khaled BentounĂšs, L’Homme intĂ©rieur Ă  la lumiĂšre du Coran, Albin Michel, 2003, p. 89.

+ -

35.

Ibid., p. 88.

+ -

Les spirituels de l’islam se sont appuyĂ©s sur une tradition sainte (hadĂźth qudsĂź) dans laquelle Dieu, qui parle Ă  la premiĂšre personne, Ă©voque l’intention premiĂšre qui a prĂ©sidĂ© Ă  la naissance du monde manifestĂ© : « J’étais un TrĂ©sor cachĂ©, J’ai aimĂ© Ă  ĂȘtre connu, alors J’ai créé le monde ». Notons que le couple amour-connaissance, dĂ©jĂ  rencontrĂ© plus haut, est le fondement de la cosmogonie islamique. Mais qu’en est-il plus prĂ©cisĂ©ment de l’ĂȘtre humain ? À quoi le CrĂ©ateur destine-t-il le nec plus ultra de Sa CrĂ©ation ? Sur le mode mĂ©taphorique, dans un « temps » qualifiĂ© de « prĂ©-Ă©ternitĂ© » (azal), le rĂ©cit coranique apporte les ingrĂ©dients d’une mĂ©ditation-rĂ©flexion particuliĂšrement fĂ©conde : « Lorsque Ton Seigneur confia aux Anges : “Je vais Ă©tablir sur la terre un Lieutenant (khalĂźfa).” Ils dirent : “Vas-Tu y dĂ©signer un ĂȘtre qui y mettra le dĂ©sordre et rĂ©pandra le sang, quand nous sommes lĂ  Ă  Te sanctifier et Ă  Te glorifier ?” – II dit : “En vĂ©ritĂ©, Je sais ce que vous ne savez pas !” Et Il apprit Ă  Adam tous les noms, puis Il les prĂ©senta aux Anges et dit : “Informez-Moi des noms de ceux-lĂ , si vous ĂȘtes vĂ©ridiques !” Ils dirent : “Gloire Ă  Toi ! Nous n’avons de savoir que ce que Tu nous as appris. Certes c’est Toi l’Omniscient, le Sage.” II dit : “Ô Adam, informe-les de ces noms.” Puis quand celui-ci les eut informĂ©s de ces noms, Dieu dit : “Ne vous ai-Je pas dit que Je connais les mystĂšres des cieux et de la terre, et que Je sais ce que vous divulguez et ce que vous cachez ?32 » Que Dieu lui-mĂȘme convoque le plĂ©rĂŽme suprĂȘme pour tĂ©moigner de l’élection d’Adam est en soi trĂšs significatif sur la centralitĂ© de l’ĂȘtre adamique dans les hiĂ©rarchies mĂ©taphysiques et cosmiques. Parmi d’innombrables crĂ©atures, c’est donc lui qui est investi du titre de « lieu-tenant » (locum tenens) sur Terre, dans le sens de reprĂ©sentant-substitut. À ce titre, il se voit enseigner l’intĂ©gralitĂ© des « Noms », ce que la Tradition nomme le « DĂ©pĂŽt » (amĂąna). Une charge qu’avaient refusĂ©e les cieux, la terre et les montagnes « tant ils Ă©prouvaient de la crainte33 », affirme ailleurs le Coran. Mais que sont ces « Noms excellents » (al-asmĂą al-husnĂą) ? D’aprĂšs la tradition, ils sont autant d’accĂšs vers les rĂ©alitĂ©s supĂ©rieures et infĂ©rieures, et contiennent, prĂ©cise le cheikh Khaled BentounĂšs, « la crĂ©ation entiĂšre avec ses contradictions et ses complĂ©mentaritĂ©s [
]. Chaque nom est la clef d’une connaissance, d’une science. Dieu a ainsi appris Ă  Adam la Connaissance qui concerne toute la crĂ©ation34 ». Les anges, dont la nature est lumineuse et obĂ©issante, ont eu un premier mouvement d’étonnement, voire de dĂ©fiance, envers le dĂ©cret divin. Puis, aprĂšs s’ĂȘtre vu enseignĂ©s ce qu’ils ignoraient, ils se prosternĂšrent devant cet ĂȘtre d’exception et en devinrent les serviteurs. Quel sens revĂȘtent cette prosternation et cette servitude ? La tradition islamique prĂ©sente les anges (malñ’ika) comme de puissantes entitĂ©s de lumiĂšre qui Ă©voluent dans le monde imaginal (‘ñlam al-malakĂ»t) et dont la fonction ontologique est de donner forme aux dĂ©crets divins dans le monde manifestĂ© (‘ñlam al-mulk). À travers les anges qui se prosternent devant l’Adam primordial, c’est « toute la crĂ©ation [qui] se prosterne devant lui : la vache offrant le lait et la viande, la mer en donnant le poisson, l’air en fournissant l’oxygĂšne35 ». En lui confiant ce « DĂ©pĂŽt », c’est-Ă -dire une responsabilitĂ© spĂ©ciale, Dieu a placĂ© Sa confiance dans l’ĂȘtre adamique. En retour, celui-ci doit se montrer Ă  la hauteur de sa fonction de lieu-tenant sur Terre, c’est-Ă -dire de garant-gestionnaire des Ă©quilibres dans le monde phĂ©nomĂ©nal. Une immense responsabilitĂ©, qui fonde l’humanisme de l’islam, qui va ĂȘtre mise Ă  l’épreuve dans le temps historique initiĂ© par l’exil sur terre du couple humain primordial.

La chute du paradis, point zĂ©ro de l’histoire de l’humanitĂ©

Notes

36.

Coran 2 : 34-37.

+ -

37.

À propos de la Chute, lire le rĂ©cit flamboyant qu’en fait le cheikh BentounĂšs dans L’Homme intĂ©rieur Ă  la lumiĂšre du Coran, op. cit., p. 94-95.

+ -

38.

Cheikh Khaled BentounĂšs, L’Homme intĂ©rieur
, op. cit., p. 97.

+ -

39.

‘Ata AllĂąh al-IskandarĂź, De l’abandon de la volontĂ© propre, Alif Éditions, 1997, p. 70.

+ -

40.

Voir notamment Abd el-Kader, Le Livre des haltes, Dervy, 2008, haltes nos 225 et 230.

+ -

41.

Cheikh Khaled BentounĂšs, L’Homme intĂ©rieur
, op. cit., p. 91.

+ -

42.

Dans l’un des hadĂźth rapportĂ©s par al-Bayhaqi, le ProphĂšte, au retour d’une expĂ©dition militaire, dĂ©clare : « nous sommes revenus du “petit jihĂąd” pour aller vers le plus “grand jihĂąd”. » Les compagnons demandĂšrent : « Quel est ce “grand jihĂąd” ? » et le ProphĂšte rĂ©pondit : « La lutte contre les passions. » une autre version dit : « Celui du cƓur. »

+ -

43.

Coran 20 : 115.

+ -

44.

Coran 20 : 3.

+ -

45.

Coran 33 : 41.

+ -

46.

Coran 3 : 191.

+ -

47.

Muhammad Iqbal, Reconstruire la pensĂ©e religieuse de l’islam, Éditions du rocher, 1996, p. 81-82.

+ -

48.

Jawdat Said dĂ©veloppe l’essentiel de sa pensĂ©e non violente dans un essai paru en 1964 en langues arabe et anglaise The Doctrine of the First Son of Adam or The Problem of Violence in The Islamic Action. Voir Ă©galement son site jawdatsaid.net.

+ -

49.

Coran 5 : 28.

+ -

50.

Coran 3 : 191.

+ -

51.

Coran 89 : 30.

+ -

Jusqu’à ce point du rĂ©cit coranique, la gestation de l’ĂȘtre adamique se dĂ©roule en dehors de l’espace-temps. Sa naissance au monde, son glissement, pour reprendre le terme arabe, de la mĂ©ta-histoire Ă  l’histoire coĂŻncide avec l’entrĂ©e en scĂšne de la figure d’Iblis/Satan : « Et lorsque Nous demandĂąmes aux anges de se prosterner devant Adam, ils se prosternĂšrent Ă  l’exception d’Iblis qui refusa, s’enfla d’orgueil et fut parmi les infidĂšles. Et Nous dĂźmes : “Ô Adam ! Habite le paradis toi et ton Ă©pouse, et nourrissez-vous-en de partout Ă  votre guise ; Mais n’approchez pas de l’arbre que voici, sinon vous seriez du nombre des injustes.” Peu de temps aprĂšs, Satan les fit glisser de lĂ  et les fit sortir du lieu oĂč ils Ă©taient. Et Nous dĂźmes : “Descendez [du paradis] ; ennemis les uns des autres. Et pour vous il y aura une demeure sur la terre, et un usufruit pour un temps.” Puis Adam reçut de son Seigneur des paroles, et Allah agrĂ©a son repentir car c’est Lui certes, l’Accueillant au repentir, le MisĂ©ricordieux36 ». C’est parce qu’il a surestimĂ© sa propre nature et mĂ©prisĂ© celle du lieu-tenant de Dieu qu’Iblis a refusĂ© de se prosterner. Cet orgueil, cause de toute dĂ©mesure, lui coĂ»te sa place au sein du plĂ©rĂŽme suprĂȘme. Dans sa chute, il entraĂźne avec lui Adam et Ève dont la naĂŻvetĂ© les a poussĂ©s Ă  goĂ»ter le « fruit dĂ©fendu », symbole de l’éternitĂ© et de l’omniscience. Cette transgression initiale enclenche un processus vertigineux de dĂ©voilement de leur potentialitĂ© qui leur Ă©tait jusque-lĂ  inconnue. Le libre arbitre, la capacitĂ© Ă  dĂ©sobĂ©ir, le doute, mais aussi la vulnĂ©rabilitĂ©, la peur, la souffrance, se prĂ©sentent Ă  leur conscience Ă©largie37. Et c’est prĂ©cisĂ©ment Satan (ShaytĂąn) qui a Ă©tĂ© dans ce processus le rĂ©vĂ©lateur-activateur de ce versant tĂ©nĂ©breux de l’ĂȘtre adamique. Notons au passage que, dans ce rĂ©cit, Dieu a pardonnĂ© la faute d’Adam et Ève. L’islam ne retient donc pas la notion biblique de « pĂ©chĂ© originel » dont aurait Ă  expier chaque ĂȘtre humain. Chaque nouveau-nĂ© vient ainsi au monde dans un Ă©tat de puretĂ© et d’innocence absolue (fitra). Une page blanche, en quelque sorte, qui est remplie au fur et Ă  mesure de son parcours terrestre par les parents, l’éducation, le contexte dans lequel il Ă©volue, ses actes, etc. De la vie intra-utĂ©rine Ă  la vie en sociĂ©tĂ©, tout individu reproduit les stades traversĂ©s par l’ĂȘtre adamique, comme l’écrit le cheikh BentounĂšs : « Le drame d’Adam et Ève se rejoue Ă  travers nous et se reproduit, malgrĂ© nous, Ă  travers nos enfants. L’histoire de la tentation et de la chute se rĂ©pĂšte tous les jours38 ». Quant Ă  la chute elle-mĂȘme, elle est considĂ©rĂ©e par les spirituels de l’islam comme un mal nĂ©cessaire, une Ă©preuve salvatrice, voire mĂȘme un moyen d’élĂ©vation39. L’ĂȘtre adamique se voit dĂšs lors confrontĂ© Ă  de nouvelles rĂ©alitĂ©s jusque-lĂ  inconnues de lui. Il devient tel un isthme (barzakh), un « espace » intermĂ©diaire entre des rĂ©alitĂ©s opposĂ©es : esprit-matiĂšre, lumiĂšre-ombre, bien-mal
 Chaque catĂ©gorie entre en « compĂ©tition » avec l’autre, car chaque attribut n’existe que par un attribut opposĂ©. Leur interaction gĂ©nĂšre le mouvement de la vie car, selon les spirituels de l’islam, l’équilibre n’engendre rien40. Le cheikh BentounĂšs va mĂȘme plus loin, aprĂšs avoir rappelĂ© que le rĂŽle de Satan fait partie intĂ©grante du projet divin : « S’il n’y avait pas d’erreur et d’égarement, il ne pourrait y avoir de direction et de salut, et l’humanitĂ© n’existerait pas. Le mal participe Ă  l’équilibre de la crĂ©ation41 ». De la non-manifestation, l’ĂȘtre adamique glisse dans la manifestation et investit le temps et l’espace. C’est le dĂ©but de l’histoire humaine. La tragi-comĂ©die de la condition humaine peut alors commencer.

Dans le dessein divin, la chute trouve son sens en ce qu’elle appelle Ă  une ascension Ă  rebours, comme l’exprime cette belle mĂ©taphore de JalĂąl ad-DĂźn RĂ»mĂź : « DĂšs l’instant oĂč tu vins dans le monde de l’existence, une Ă©chelle fut placĂ©e devant toi pour te permettre de t’enfuir». Mais pour qu’il puisse rĂ©intĂ©grer le paradis perdu, l’homme doit s’arracher Ă  l’emprise de Satan qui loge dans son intĂ©rioritĂ©. Étymologiquement, le terme arabe ShaytĂąn Ă©voque celui qui « divise », qui « sĂ©pare », autrement dit celui qui dĂ©route, qui dilue l’homme dans la multiplicitĂ© des aspects de la rĂ©alitĂ© phĂ©nomĂ©nale, l’éloignant d’autant de l’UnitĂ© originelle. Il est aussi celui qui inspire le mal et qui tire l’ñme humaine vers ses instincts bestiaux sources de tous les vices et de toutes les cruautĂ©s. Pour y faire face, les soufis ont dĂ©veloppĂ© au cours des siĂšcles une pĂ©dagogie du « combat spirituel » (jihĂąd akbar42) contre les errances de l’ñme, volontiers rebelle et instigatrice du mal. Une discipline de chaque instant qui fait de celui qui la met en application un « hĂ©ros spirituel » (fatĂą). Dans cette pĂ©dagogie intĂ©grale, l’accent est mis sur l’oubli de Dieu, gĂ©nĂ©rateur de l’orgueil qui est la dĂ©faillance majeure imputĂ©e Ă  l’homme43. Qui dit oubli dit rappel, et le Coran lui-mĂȘme se prĂ©sente comme le « Rappel » par excellence44. Au cƓur de la praxis soufie figure donc le rappel Ă  Dieu : « Vous les croyants, cherchez Ă  vous souvenir de Dieu par toutes sortes de rappels45 » ou encore « Ceux qui invoquent Dieu, debout, assis et allongĂ©s sur le cĂŽtĂ© et mĂ©ditent Ă  propos de la crĂ©ation des cieux et de la terre46 ». En cultivant le souvenir de Dieu (dhikr AllĂąh), l’homme restaure sa dimension spirituelle et, ce faisant, actualise sa prĂ©sence Ă  Dieu. Se placer sous le regard de Dieu, c’est-Ă -dire ĂȘtre dans le champ de la conscience divine, c’est ce Ă  quoi invite cette parole du ProphĂšte lorsqu’il dit : « Si toi tu ne Le vois pas [Dieu] certes Lui te voit. » Cet Ă©tat de conscience Ă©largi est considĂ©rĂ© comme un puissant ressort du « bel-agir » (ihsĂąn), car il induit une vigilance et une responsabilitĂ© accrues envers soi, les autres et son environnement. En donnant ainsi une orientation (qibla) aux pensĂ©es et aux gestes, cette pĂ©dagogie du souvenir vise Ă  prĂ©server l’homme de son versant tĂ©nĂ©breux mais aussi Ă  sacraliser le temps en faisant de celui qui se « souvient » le « fils de l’instant » (Ibn waqtihi).

Si l’histoire humaine est traversĂ©e de tragĂ©dies, Satan jouant Ă  plein son rĂŽle, les humanistes de l’islam ont de tout temps rappelĂ© que le mal n’a pas, au contraire de la MisĂ©ricorde, de caractĂšre absolu. Le mal, sous toutes les formes qu’il peut prendre, sur le plan individuel ou collectif, est vouĂ© Ă  l’échec en raison mĂȘme de la promesse coranique, comme le rappelle Muhammad Iqbal (m. 1938) : « L’enseignement du Coran, qui croit Ă  la possibilitĂ© d’une amĂ©lioration dans la conduite de l’homme [
] est animĂ© par l’espoir de la victoire de l’homme sur le mal47 ». Pour le penseur syrien et apĂŽtre de la non- violence Jawdat Said (nĂ© en 1931), l’homme est appelĂ© Ă  refuser la violence quel qu’en soit le prix Ă  payer48. La pulsion de vie doit l’emporter sur la pulsion de mort, comme l’enseigne le refus d’Abel d’opposer la violence Ă  celle de son frĂšre CaĂŻn49. En outre, le Coran rappelle en maints passages que Dieu n’a pas créé le monde « en vain50 » ce qui invalide toute philosophie de l’absurde et du nihilisme. L’histoire a donc un sens et l’homme est dotĂ© d’un libre arbitre qui induit une Ă©thique de la responsabilitĂ© et de la mesure. Étape aprĂšs Ă©tape, par un effort soutenu, l’individu parvient Ă  neutraliser le mal qui lui est inhĂ©rent, prouvant ainsi que l’humanitĂ© de l’homme est plus forte que sa bestialitĂ©. L’ñme ainsi apaisĂ©e peut au bout du processus rĂ©intĂ©grer sa source divine51. Ce dĂ©fi de la rĂ©conciliation avec soi-mĂȘme s’adresse Ă  chaque individu. Il s’adresse Ă©galement Ă  l’humanitĂ© entiĂšre qui est appelĂ©e Ă  retrouver le chemin de son unitĂ© vers la souche adamique commune.

L’unitĂ© fonciĂšre de l’humanitĂ©

Notes

52.

Coran 5 : 32.

+ -

53.

Coran 49 : 13.

+ -

54.

Coran 5 : 48.

+ -

55.

CitĂ© par Michel Chodkiewicz, in Le Sceau des ProphĂ©tie et saintetĂ© dans la doctrine d’Ibn ArabĂź, Gallimard, 1986, p. 204.

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56.

Coran 10 : 47.

+ -

57.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 40, et Muhammad Hamidullah, Le Prophùte de l’islam. Sa vie, son Ɠuvre, Club français du livre, 1959, p. 124-129.

+ -

58.

Salah Stétié, Mahomet, Albin Michel, 2001, p. 135.

+ -

59.

L’exemple le plus emblĂ©matique est celle du sultan moghol Akbar (r. 1556-1605).

+ -

60.

CitĂ© par Éric Geoffroy, op. cit., p. 44-45.

+ -

61.

Abd el-Kader, Écrits spirituels, Seuil, 1982, p. 133-134.

+ -

62.

CitĂ© in Ahmed Bouyerdene, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, Paris, Seuil, 2008, p. 216.

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C’est parce qu’il est le premier chaĂźnon de l’humanitĂ©, la premiĂšre cellule, selon la mĂ©taphore gĂ©nĂ©tique dĂ©jĂ  usitĂ©e, qu’Adam contient en potentialitĂ© toute sa descendance. À sept reprises, le Coran emploie l’expression « fils d’Adam » (banĂ» Adam) pour dĂ©signer le genre humain. Une maniĂšre de signifier que la condition d’ĂȘtre humain est dĂ©terminĂ©e par la filiation Ă  l’Adam primordial. Par le legs biologique et spirituel, chaque ĂȘtre humain reprĂ©sente ainsi l’humanitĂ© entiĂšre. Et c’est sur la base de cette potentialitĂ© que la vie d’un ĂȘtre humain est jugĂ©e prĂ©cieuse, un biais par lequel peut ĂȘtre compris ce passage coranique : « Celui qui sauve un seul homme est considĂ©rĂ© comme s’il avait sauvĂ© tous les hommes52 ».

Un rĂ©cit rapportĂ© par plusieurs traditionnistes et thĂ©ologiens Ă©voque la crĂ©ation d’Adam Ă  partir d’une poignĂ©e de terre prĂ©levĂ©e sur toute la surface terrestre pour donner naissance Ă  « des hommes blancs, rouges, noirs de peau et d’autres de couleurs mĂ©dianes entre celles-ci ». Cette diversitĂ© n’est cependant pas exclusivement « raciale ». Par extension, elle renvoie Ă  la pluralitĂ© des langues, des coutumes, des cultures et des cultes. D’emblĂ©e, ce rĂ©cit, recoupĂ© par d’autres, s’est traduit dans l’imaginaire islamique par une disposition favorable Ă  la diversitĂ© des types humains et de leurs tempĂ©raments. Loin d’ĂȘtre une malĂ©diction la dissemblance est au contraire posĂ©e comme une misĂ©ricorde divine et que le Coran affirme en Ă©clairant sa finalitĂ© : « Ô hommes ! Nous vous avons crĂ©es d’un mĂąle et d’une femelle, et nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous connaissiez mutuellement53 ». La pluralitĂ© des sociĂ©tĂ©s humaines a donc pour objectif de susciter une dynamique de l’interconnaissance. Un autre verset, abondement commentĂ© par les humanistes, forme Ă  lui seul le ferment d’une Ă©thique de la pluralitĂ© et de l’altĂ©ritĂ© en islam : « À chacun de vous Nous avons accordĂ© une loi et une voie. Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communautĂ©, mais il a voulu vous Ă©prouver par le don qu’Il vous a fait. Chercher Ă  vous surpasser les uns les autres dans les Ɠuvres de bien. Votre retour Ă  tous se fera vers Dieu ; Il vous Ă©clairera, alors, au sujet de vos diffĂ©rends54 ». Et, en vertu de ces principes, la discrimination religieuse et identitaire n’a pas sa place dans l’islam. Ibn ArabĂź justifie cette pluralitĂ© parce que, Ă©crit-il, « tout ĂȘtre est unique et unique aussi est son rapport avec Dieu55 ». Pour expliquer le caractĂšre tolĂ©rant du corpus coranique envers les autres traditions, les historiens avancent l’hypothĂšse de son statut de dernier apparu dans le cycle d’apparition des grandes traditions religieuses. Il faut ajouter Ă  ce constat objectif que l’islam ne s’est nullement prĂ©sentĂ© comme un substitut aux traditions antĂ©rieures, mais comme une rĂ©capitulation et une synthĂšse qui clĂŽt le cycle de la RĂ©vĂ©lation. Muhammad, lui, est considĂ©rĂ© comme le « sceau des prophĂštes » (khĂątim al-anbiyĂą) succĂ©dant, selon une tradition, Ă  124.000 prophĂštes, tandis qu’un verset prĂ©cise que « chaque communautĂ© a reçu un envoyĂ©56 ».

Si, Ă  travers les siĂšcles et les sociĂ©tĂ©s, les contextes socio-politiques n’y ont pas toujours Ă©tĂ© favorables, la pluralitĂ© et la tolĂ©rance religieuses n’en sont pas moins intrinsĂšques Ă  l’islam. La premiĂšre communautĂ© constituĂ©e (Umma) Ă  MĂ©dine sur la base juridique d’une charte (SahĂźfa) dĂ©coule de cette Ă©thique du pluralisme57. C’est ce qu’affirme Salah StĂ©tiĂ© dans sa biographie du ProphĂšte lorsqu’il Ă©crit que cette Constitution « englobe Arabes et Juifs, autochtones et Ă©migrĂ©s, clans et familles. Elle dĂ©clare expressĂ©ment que ces Ă©lĂ©ments hĂ©tĂ©rogĂšnes, opposĂ©s jusque-lĂ , doivent se fondre dans un tout devant former une communautĂ© unique58 ». L’expĂ©rience mĂ©dinoise initie une rĂ©flexion, Ă  la fois politique et religieuse, sur la place assignĂ©e Ă  l’autre et la considĂ©ration qui lui est due dans le cadre d’une sociĂ©tĂ© rĂ©gie par l’islam. Au cours de l’histoire, dans des contextes et des aires gĂ©ographiques trĂšs divers, on assiste Ă  l’éclosion d’une riche culture de l’interconnaissance. Une dynamique qui s’explique par la diversitĂ© des terreaux culturels et religieux rencontrĂ©s par l’islam au cours de son expansion. De Cordoue Ă  Delhi, en passant par Bagdad, l’islam a dĂ» se mesurer Ă  des cultes et Ă  des cultures trĂšs hĂ©tĂ©roclites. Dans ce contexte, les penseurs de l’islam vont produire des textes audacieux sur le sens de l’altĂ©ritĂ©. Une dynamique qui a connu des dĂ©rives syncrĂ©tiques qui par ses confusions doctrinales l’excluait de l’orthodoxie islamique59. Lucide face aux relativismes en matiĂšre religieuse, les spirituels musulmans ont critiquĂ© les idĂ©es syncrĂ©tiques en ce qu’elles contredisent jusqu’à le nier le principe de diversitĂ©-pluralitĂ© voulu par Dieu. Tout en favorisant une dynamique de l’interconnaissance, ils n’ont eu de cesse de conformer leur dĂ©marche Ă  la Loi religieuse (sharü‘a) et aux sources scripturaires de l’islam. Une rigueur doctrinale qui n’a pas empĂȘchĂ© l’aspiration Ă  l’universel, qui prend parfois des accents Ă©tonnants. L’Andalou Ibn ArabĂź, pour qui « Dieu est trop vaste et trop immense pour ĂȘtre enfermĂ© dans un credo Ă  l’exclusion des autres », insiste sur la nĂ©cessitĂ© de reconnaĂźtre les autres cultes, qu’il compare Ă  autant de « lumiĂšres60 ». Dans un autre style, mais avec le mĂȘme gĂ©nie pĂ©dagogique, l’Iranien RĂ»mĂź ne dit pas autre chose : « La vĂ©ritĂ© est un miroir tombĂ© de la main de Dieu et qui s’est brisĂ©. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vĂ©ritĂ© s’y trouve ». DerriĂšre ces allusions se trouve la question de la « religion primordiale » (al-dĂźn al-qayyim), qui renvoie au mystĂšre de la religion professĂ©e par Adam. Plus prĂšs de nous, citons le cĂ©lĂšbre Ă©mir Abd el-Kader (m. 1883), homme politique Ă  l’origine de la crĂ©ation de l’État algĂ©rien, et mystique exĂ©gĂšte de l’Ɠuvre d’Ibn ArabĂź. En dĂ©pit d’une existence particuliĂšrement agitĂ©e qui aurait pu le faire sombrer dans le ressentiment et le rejet de l’autre, il tĂ©moigna dans son action et dans ses Ă©crits de sa conviction en l’unitĂ© fonciĂšre du genre humain. Dans sa vision universaliste, il inclut non seulement tous les peuples – y compris ceux qu’il a eus Ă  combattre –, mais Ă©galement toutes les traditions religieuses et philosophiques – y compris les agnostiques et les athĂ©es61. Dans une dĂ©monstration riche en symboles Ă  l’adresse d’une assemblĂ©e d’humanistes français, il conclut que l’homme doit « considĂ©rer l’ñme de ses semblables et la sienne comme venant d’une mĂȘme origine, qu’il n’y a pas de diffĂ©rence entre (elles) si ce n’est par les vĂȘtements et les apparences62 ». Une vision qu’il fonde sur une parole du ProphĂšte, dont il avait fait son modĂšle politique et mĂ©taphysique, qui disait que « la CrĂ©ation entiĂšre est la “famille” de Dieu » (al-khalq ‘iyĂąl AllĂąh). Et in fine, c’est parce que le CrĂ©ateur est Un que l’humanitĂ© est une.

L’« homme parfait » (insĂąn kĂąmil)

Notes

63.

Sur la genĂšse de la notion de l’« Homme parfait » (insĂąn kĂąmil), voir Claude Addas, article « Homme », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), op. cit., p. 399-400.

+ -

64.

Michel Chodkiewicz, Un océan sans Ibn Arabß, le Livre et la Loi, Paris, Seuil, 1992, p. 125.

+ -

65.

Ibid., p. 150, et Claude Addas, art. cit., p. 399.

+ -

66.

’Abd al-Karüm al-Jülü, De l’homme universel, Dervy-Livres, 1986, p. 28.

+ -

L’idĂ©e d’un ĂȘtre humain accompli parfaitement en phase avec son origine divine a existĂ© dĂšs les premiĂšres gĂ©nĂ©rations de penseurs et de spirituels de l’islam. Si cette notion a pu prendre des dĂ©finitions et des noms divers (insĂąn fĂądil, insĂąn kullĂź), c’est l’école d’Ibn ArabĂź qui a imposĂ© le qualificatif d’« Homme parfait » (insĂąn kĂąmil), qui renvoie aux notions de perfection, d’accomplissement et d’universalitĂ©63. Parce qu’il est le nec plus ultra dans l’ordre de la crĂ©ation, l’Homme parfait est posĂ© par la Tradition comme un horizon sublime pour l’humanitĂ©. Quintessence de l’humanitĂ©, cet ĂȘtre adamique singulier sert aux humanistes musulmans de boussole, pour ne pas dire de qibla, dans leur mĂ©ditation et leur action sur le devenir de l’humanitĂ©. Mais qui est-il au juste ? Notion particuliĂšrement complexe, ce sont les spirituels de l’islam qui en fournissent le support doctrinal le plus dense.

TantĂŽt comparĂ© au prophĂšte Muhammad comme parangon de toute perfection, tantĂŽt Ă  l’Adam primordial, tantĂŽt encore au Coran rĂ©vĂ©lĂ©, cet ĂȘtre exceptionnel enjoint en lui l’intĂ©gralitĂ© des rĂ©alitĂ©s supĂ©rieures et infĂ©rieures64. À la fois archĂ©type de l’humain et horizon sublime de l’humanitĂ©, l’Homme parfait, est situĂ© Ă  l’interstice des deux rĂ©alitĂ©s, physique et mĂ©taphysique : un isthme (barzakh) qui sert de jonction et de continuitĂ© entre l’humain et le divin. Il est, selon Ibn ArabĂź, le « manteau de Dieu » en ce qu’il est, par sa forme intĂ©rieure, Ă  l’image de Dieu et, par son extĂ©rieur, Ă  l’image du monde sensible, ce Ă  quoi fait allusion le hadĂźth qudsi suivant : « Mon ciel et Ma terre ne Me contiennent pas, mais le cƓur de Mon serviteur Me contient65 ». Bien qu’il ait reçu l’intĂ©gralitĂ© des Noms divins et le pouvoir qui s’y rattache, il ne prĂ©tend Ă  aucune souverainetĂ© divine et n’a pas de volontĂ© Ă©gotique d’appropriation des secrets divins (asrĂąr). Il ne rivalise donc pas avec Dieu mais au contraire il en est le parfait Serviteur (‘Abd). Il intervient dans l’histoire humaine comme une preuve Ă©vidente de Dieu sur terre et la rĂ©alisation de la promesse divine pour l’humanitĂ©66. Il est celui qui endosse Ă  la perfection la fonction de lieu-tenant de Dieu sur Terre et devient de ce fait le coopĂ©rateur de Dieu.

La tradition spirituelle de l’islam rappelle que chaque ĂȘtre humain est appelĂ© Ă  rĂ©aliser cette dimension qu’il porte en puissance. Elle rappelle aussi que chaque Ă©poque ne manque pas d’au moins un Homme parfait, qui peut, est-il nĂ©cessaire de le prĂ©ciser, ĂȘtre une femme. Il est Ă©galement porteur de l’espĂ©rance dans la perfectibilitĂ© de l’humanitĂ© souffrante. Il est le garant de l’ordre divin face au dĂ©sordre humain. La notion d’« Homme parfait » a poussĂ© les humanistes de l’islam Ă  penser l’homme comme un ĂȘtre universel au-delĂ  de toute limite religieuse et culturelle.

La misĂ©ricorde, matrice universelle et source de l’éthique islamique

Notes

67.

Sur la richesse des sens possibles autour de la notion de misĂ©ricorde (ar-rahma) dans l’islam, en particulier celle issue de l’école akbarienne, nous renvoyons Ă  l’article de Pablo Beneito, « On the Names al-RahmĂąn al- RahĂźm, and other terms with the lexical root r-h-m, in the Work of Ibn ‘ArabĂź ».

+ -

68.

Coran 55 : 1-2.

+ -

69.

Coran 6 : 54.

+ -

70.

Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints, op. cit., p. 195.

+ -

71.

Coran 39 : 53.

+ -

72.

Voir Ă  ce sujet Ibn ArabĂź, op. cit., p.297-298.

+ -

73.

Coran 9 : 128.

+ -

74.

Coran 33 : 21.

+ -

75.

Coran 27 : 18.

+ -

76.

Coran 16 : 68.

+ -

77.

Ibn ArabĂź, op. cit., p. 188-189. Dans son Ă©tude poĂ©tique sur les insectes, l’historien Jules Michelet, reconnaissant avoir Ă©voluĂ© dans le regard qu’il portait sur la nature et Ă  propos des insectes, Ă©crivait : « Nous crĂ»mes Ă©tudier des choses, et nous trouvĂąmes des Ăąmes » (Jules Michelet, op. cit., Paris, Hachette, 1863).

+ -

78.

Coran 33 : 72.

+ -

79.

Riccold de Monte Croce, Pérégrination en Terre sainte et au Proche-Orient, Honoré Champion, 1997, p. 163

+ -

80.

Marie d’Aire (Ă©d.), Abd el-Kader. Quelques documents nouveaux lus et approuvĂ©s par l’Officier en mission auprĂšs de l’Émir, Imprimerie Yvert & Tellier, 1900, p. 215.

+ -

81.

Coran 25 : 63.

+ -

82.

Coran 42 : 40.

+ -

83.

Coran 41 : 34.

+ -

Influx crĂ©ateur, la misĂ©ricorde (ar-rahma) est aussi la source principale de l’éthique islamique. Au sens Ă©tymologique, rhm dĂ©signe tout Ă  la fois les entrailles, l’utĂ©rus et la matrice. Dans son sens premier, le terme rahma renvoie donc au ventre de la mĂšre et Ă  ce qu’il Ă©voque en termes nourriciers, de chaleur, de sĂ©curitĂ© et de tendresse. Sur un plan macrocosmique, la rahma est la matrice crĂ©atrice, Ă  la fois lieu et substance crĂ©atrice duquel jaillit le mouvement de la vie. Ibn ArabĂź explique que la parole crĂ©atrice primordiale KĂ»n (« Sois ! »), le Fiat lux de la GenĂšse, et qui dĂ©livre l’« effusion sanctissime » (al-fayd al-aqdas) d’oĂč naissent tous les possibles, Ă©mane du Souffle/Expire du TrĂšs MisĂ©ricordieux (nafas ar-rahman)67.

Le principe de misĂ©ricorde dans ces deux acceptions sĂ©mantiques constitue l’essence mĂȘme de la rĂ©vĂ©lation coranique. C’est par Son Nom de misĂ©ricorde que Dieu a enseignĂ© le Coran68, un Nom qu’il s’est prescrit Ă  Lui-MĂȘme indique un autre verset69. Une primautĂ© de la misĂ©ricorde qui concerne l’intĂ©gralitĂ© des niveaux de l’ĂȘtre, et ce jusqu’à figurer sur le trĂŽne divin : « Ma MisĂ©ricorde l’emporte sur Ma ColĂšre ». Selon Ibn ArabĂź, ce hadĂźth qui affirme la prĂ©cellence de la misĂ©ricorde universelle (al-rahma al-‘ñmma) implique l’impossibilitĂ© de l’éternitĂ© des chĂątiments infernaux70. Sur les 99 noms de Dieu traditionnels, plusieurs font rĂ©fĂ©rence Ă  la mansuĂ©tude, parmi lesquels « Le TrĂšs MisĂ©ricordieux » (ar-Rahman) et « Le Tout MisĂ©ricordieux » (ar-RahĂźm), Ă©galement traduit par « Le Matricien » et « Le Matriciel », qui figurent en premiĂšre position. Ce sont ces deux noms qui introduisent chaque sourate du Coran par la formule consacrĂ©e (basmala) : « Au Nom de Dieu, Le TrĂšs MisĂ©ricordieux, Le Tout MisĂ©ricordieux », et que le locuteur musulman doit prononcer afin d’ĂȘtre guidĂ© dans sa lecture- mĂ©ditation de la Parole divine.

En tant que principe mĂ©taphysique et modĂšle humain, Muhammad incarne dans sa plĂ©nitude la misĂ©ricorde qui est la nature mĂȘme de sa mission, selon le verset 107 de la vingt et uniĂšme sourate : « Nous ne t’avons envoyĂ© que comme une MisĂ©ricorde pour les mondes ». La tradition soufie a fait du ProphĂšte la « Source de la MisĂ©ricorde » (‘ayn ar-rahma). RĂ©ceptacle de la parole de Dieu, Muhammad est en quelque sorte une matrice fĂ©condĂ©e- rĂ©vĂ©lĂ©e par la rencontre avec l’Ange. Sur un plan symbolique, la Vierge Marie et Muhammad, qui sont ici une seule et mĂȘme rĂ©alitĂ© matricielle universelle (rahiman), ont donnĂ© naissance au Verbe de Dieu. Autrement dit, JĂ©sus, Verbe de Dieu, a procĂ©dĂ© de Marie, comme le Coran a procĂ©dĂ© de Muhammad.

Universelle dans sa portĂ©e car elle embrasse toute chose, la misĂ©ricorde se veut Ă©galement inĂ©puisable. Il ne saurait ainsi ĂȘtre donnĂ© une limite Ă  sa profusion, ainsi que l’évoque ce hadĂźth : « Dieu a fait que la MisĂ©ricorde soit formĂ©e de cent parties dont Il garda quatre-vingt-dix-neuf par-devers Lui, et envoya une seule partie sur la terre. C’est par elle que les ĂȘtres humains montrent de la bienveillance et la misĂ©ricorde les uns envers les autres ». Un autre hadĂźth qudsĂź laisse mĂȘme entendre que rien ne saurait ĂȘtre impermĂ©able Ă  la misĂ©ricorde divine : « Ô fils d’Adam, tant que tu m’invoqueras en mettant ton espĂ©rance en Moi je te pardonnerais tout ton mal [
] si tes pĂ©chĂ©s atteignent la voĂ»te cĂ©leste et que tu Me demandes pardon, je te pardonnerais. Si tu viens Ă  Moi aprĂšs avoir rempli la terre de tes fautes, mais sans M’avoir reniĂ© en rien, Je viendrais Ă  toi et remplirais la terre de Pardon ». Le Coran semble mĂȘme mettre en garde les fidĂšles qui, sous le poids de leurs fautes, en viendraient Ă  dĂ©sespĂ©rer de la mansuĂ©tude de Dieu71. Si Dieu, par Ses Noms de MajestĂ© et de Rigueur se montre sous un jour inaccessible voire terrifiant, par ses Noms de MisĂ©ricorde Il se fait plus proche, voire mĂȘme « maternant72 ».

La misĂ©ricorde a façonnĂ© l’éthique islamique du vivant mĂȘme du ProphĂšte. S’imprĂ©gner et imprĂ©gner ses pensĂ©es, ses paroles et ses actes, telle est la vocation du fidĂšle musulman guidĂ© en cela par le Coran et le modĂšle prophĂ©tique. Chaque geste, aussi minime soit-il, se doit d’ĂȘtre prĂ©cĂ©dĂ© de la basmala. A priori simplissime, cette intentionnalitĂ© implique en rĂ©alitĂ© un rapport Ă  soi et au monde extrĂȘmement exigeant. Car comment, en effet, celui qui parlerait et agirait « au nom » de la misĂ©ricorde pourrait-il nuire Ă  sa propre personne ou Ă  son prochain ? En devenant l’instrument de la misĂ©ricorde divine et en se plaçant sous le regard de Dieu, le fidĂšle devient celui dont on ne craint, selon le hadĂźth, « ni la langue, ni la main ».

Source de quiétude intérieure, la miséricorde est également une recommandation pour la paix sociale. Le ProphÚte, « plein de bonté et de miséricorde73 », est posé par le Coran comme un « modÚle excellent74 ».

C’est sur l’attitude du ProphĂšte que les fidĂšles ont Ă  travers les siĂšcles calquĂ© leurs propres attitudes. Et ce sont les plus fragiles de la communautĂ© – les pauvres, les orphelins, les enfants
 – qui font l’objet d’une sollicitude particuliĂšre, comme le rappelle ce hadĂźth : « Nourris l’affamĂ©, visite le malade et libĂšre le captif ». Une recommandation qui s’étend Ă©galement aux animaux. Citons cet exemple oĂč le ProphĂšte rĂ©prouve avec force celui qui « frappe ou marque un animal au fer sur la face » ou encore cet autre oĂč il se soucie d’un oiseau tourmentĂ© par l’absence de ses petits. Faut-il rappeler que nombre de sourates parmi les plus longues du Coran portent le nom d’animaux ou d’insectes ? Dans le rĂ©cit coranique, les animaux sont citĂ©s tantĂŽt comme des modĂšles de sagesse, tantĂŽt comme des paraboles spirituelles. Alors que certains sont douĂ©s de la parole75, d’autres sont mĂȘme l’objet d’une rĂ©vĂ©lation76. Pour Ibn ArabĂź, tous les ĂȘtres vivants issus de tous les rĂšgnes, y compris le minĂ©ral, participent Ă  la louange de leur CrĂ©ateur et, de ce fait, sont « douĂ©s d’intelligence » (hayy nĂątiq)77. Par ailleurs, le Coran prĂ©sente les Ă©lĂ©ments naturels – terre, montagnes, ciel, astres
 – comme des interlocuteurs de Dieu78. Et parce que tout ce qui « respire » procĂšde de l’Attribut divin, « le Vivant » (al-Hayy), l’islam intĂšgre l’écosystĂšme et, plus gĂ©nĂ©ralement, le cosmos dans son Ă©thique. De cette attitude Ă©thique Ă©largie Ă  la nature, retenons le tĂ©moignage tirĂ© de la chronique mĂ©diĂ©vale du dominicain Riccold de Monte Croce (m. 1320), qui observe qu’en Irak, par esprit de clĂ©mence, les oiseaux encagĂ©s sont rachetĂ©s pour ĂȘtre aussitĂŽt libĂ©rĂ©s. Les volatiles sont aussi l’objet d’une aumĂŽne de pain journaliĂšre, et notre tĂ©moin de rapporter que ses hĂŽtes musulmans « font aussi des testaments pour des chiens Ă  nourrir, et, dans les villes oĂč il y a beaucoup de chiens, [
] nous avons trouvĂ© qu’[il y a] des procurateurs qui cherchent les testaments en faveur des chiens79 ». Quant Ă  l’attitude misĂ©ricordieuse que se tĂ©moignent les musulmans entre eux, le mĂȘme chroniqueur europĂ©en soupire qu’elle soit si peu prĂ©sente parmi ses propres coreligionnaires : « Que pourraient-ils donc dire pour leur excuse, les chrĂ©tiens qui chaque jour disent “pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi’, etc.”, quand les Sarrasins les surpassent Ă  ce point dans le pardon des offenses ? » À l’époque moderne, l’émir Abd el-Kader s’étonnait des louanges qu’on lui avait adressĂ©es pour son attitude en faveur des chrĂ©tiens damascĂšnes menacĂ©s par les Ă©meutes de l’étĂ© 1860. Il n’a agi, Ă©crit-il, qu’en conformitĂ© avec le principe de misĂ©ricorde, et d’ajouter : « J’ai de la considĂ©ration pour tous les hommes, de quelque croyance et de quelque religion qu’ils soient. Je vais mĂȘme jusqu’à protĂ©ger les animaux, et je ne cherche Ă  faire du mal Ă  qui que ce soit, mais je dĂ©sire au contraire leur faire du bien80 ». À ce tĂ©moignage peut s’appliquer l’adage qui veut que celui qui se laisse pĂ©trir par une vertu, en l’occurrence la misĂ©ricorde, celle-ci l’habite au point qu’elle devient une seconde nature et il en devient alors le digne serviteur (‘Abd-ar-rahman). Un Ă©tat d’ĂȘtre que synthĂ©tise ainsi le Coran : « Les serviteurs du MisĂ©ricordieux sont ceux qui marchent humblement sur la terre et qui rĂ©pondent avec douceur aux ignorants qui les interpellent81 ».

En accordant le primat au principe de mansuĂ©tude sur celui de la justice, l’islam a relĂ©guĂ© au second plan la loi du talion. Et le rĂ©cit coranique, dans lequel principes de misĂ©ricorde et de rigueur se croisent constamment, met en avant la force que recĂšle le pardon : « La punition d’un mal est un mal identique ; mais celui qui pardonne et qui s’amende trouvera sa rĂ©compense auprĂšs de Dieu. Dieu n’aime pas les injustes82 », ou encore « Rends le bien pour le mal et tu verras ton adversaire se changer en protecteur et en ami83 ». Cette pĂ©dagogie fondĂ©e sur le pardon se veut, d’une part, une maniĂšre de soulager la condition humaine – l’homme Ă©tant par nature oublieux (nassiy) – et, d’autre part, une volontĂ© de distinguer les actes de l’ĂȘtre. Autrement dit, si les actes sont condamnables par la loi des hommes par souci de prĂ©server la paix sociale, l’ĂȘtre, lui, Ă©chappe Ă  la damnation en raison de sa puretĂ© originelle (fitra).

Réformisme et modernisme islamique

Notes

84.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 103-104.

+ -

85.

Ibid., p. 71-72.

+ -

86.

Mohammed Arkoun, op. cit., p. 20.

+ -

87.

Sur cette question, voir le chapitre « Les contradictions du rĂ©formisme musulman », in Éric Geoffroy, op. cit., p. 74 et sq.

+ -

88.

Ibid.

+ -

Dans la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle, une dynamique rĂ©formiste s’est amorcĂ©e dans le contexte effervescent des grandes rĂ©formes (Tanzimat) de l’Empire ottoman. Le processus de dĂ©mantĂšlement du vieil empire, sous la double pression des politiques hĂ©gĂ©moniques europĂ©ennes et des premiĂšres revendications nationalistes, a influĂ© sur le contenu et les orientations de ces mouvements rĂ©formistes religieux (islĂąh) et intellectuels (nahda). Autrefois cantonnĂ© aux seuls champs juridiques et lĂ©gislatifs, Ă  partir de cette Ă©poque l’effort interprĂ©tatif (ijtihĂąd) s’est Ă©tendu Ă  toutes les activitĂ©s humaines84. Ce mouvement a eu ses figures de proue : l’Afghan Jamal al-Din al-Afghani (m. 1897), l’Égyptien Mohammed Abduh (m. 1905) ou encore l’Indien Sayyid Ahmad Khan (m. 1898). Dans leurs rencontres avec les valeurs europĂ©ennes, ces rĂ©formistes, pĂ©tris de principes philosophiques et spirituels, se sont inscrits dans une dynamique de fĂ©condations rĂ©ciproques85. Lucides face Ă  la lĂ©thargie de la masse musulmane et du poids des habitus archaĂŻques (taqlĂźd), ils en appelaient Ă  une redynamisation de la «raison», seule capable, selon eux, d’impulser un mouvement vers la modernitĂ©. Mais dans leur volontĂ© de s’extraire des entraves anciennes et de s’imprĂ©gner de l’esprit des modernes, ces rĂ©formistes ont, sans le rejeter formellement, nĂ©gligĂ© le versant spirituel de l’islam. Une tendance qui ne cessera de s’accroĂźtre dans la gĂ©nĂ©ration suivante de rĂ©formistes.

Les rĂ©formistes de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle – on peut citer le cas emblĂ©matique du Syro-Égyptien Rachid Rida (m. 1935) – ont rompu avec l’hĂ©ritage soufi au profit d’une vision dogmatique de l’islam teintĂ©e de nationalisme. Un schĂ©ma directeur est alors adoptĂ© par toute une gĂ©nĂ©ration de rĂ©formistes qui mobilise non pas une pensĂ©e islamique libĂ©ratrice et crĂ©atrice, mais « un islam politique d’essence idĂ©ologique pour “islamiser” la modernitĂ©86 ». Ainsi le rapport Ă  l’Europe est marquĂ© par une logique d’attraction-rĂ©pulsion oĂč se mĂȘle un processus psychologique de fascination mĂȘlĂ©e de ressentiment. Ce mouvement rĂ©formiste n’est cependant pas homogĂšne. Alors qu’une tendance ne retient de la modernitĂ© europĂ©enne que le seul progrĂšs techno-scientifique, rejetant les principes humanistes qui l’accompagnent, une autre tendance, par un rĂ©flexe mimĂ©tique, a en quelque sorte troquĂ© la « lumiĂšre muhammadienne » des soufis contre les LumiĂšres des philosophes, convaincue que le primat de la raison est la clef de voĂ»te de la suprĂ©matie europĂ©enne87. ObnubilĂ©s par le phĂ©nomĂšne colonial et le choc narcissique qui en a rĂ©sultĂ©, marquĂ©s par les idĂ©ologies nationalistes, coupĂ©s de la substance spirituelle profonde de l’islam, ces rĂ©formistes ont Ă©chouĂ© Ă  faire dialoguer l’invariable et le changeant, le religieux et le politique, allant jusqu’à crĂ©er un mĂ©lange des genres qui va aller en s’aggravant. Selon Éric Geoffroy, l’erreur majeure de ces rĂ©formistes a Ă©tĂ© d’oublier que le principe mĂȘme de la rĂ©forme s’adresse d’abord et avant tout Ă  « l’ĂȘtre profond de l’individu avant de concerner son action dans la sociĂ©tĂ©88 ». Et cet oubli de la prĂ©cellence de l’ĂȘtre sur le paraĂźtre, du spirituel sur le temporel, a dĂ©naturĂ© l’attitude humaniste en ce que celle-ci n’est plus mue par une aspiration intĂ©rieure mais par un diktat normatif dont les modalitĂ©s – politiques, sociales, etc. – ont le plus souvent Ă©tĂ© exogĂšnes Ă  l’éthique muhammadienne.

L’islamisme comme un antihumanisme ?

Notes

89.

Sur ce ce sujet, voir notamment l’essai de Hamadi Redissi, Le Pacte du Nadjd. Ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Seuil, 2007.

+ -

90.

Muhammad Khalafallah, citĂ© in Éric Geoffroy, op. cit., p. 59.

+ -

91.

Entretien avec le cheikh BentounĂšs dans le journal El Watan, 27 octobre 2014.

+ -

92.

Mohammed Arkoun, op. cit., p. 22.

+ -

93.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 59.

+ -

94.

Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l’islam, Seuil, 2002.

+ -

95.

Voir Idriss J. Aberkane, « Le clash des civilisations n’existe pas », Lepoint.fr, 3 octobre 2014.

+ -

MĂȘme si dans leur traitement de l’islam et des musulmans les mĂ©dias occidentaux ne sont pas exempts de tout reproche dans la dĂ©rive caricaturale de l’islam, il est indĂ©niable que la responsabilitĂ© incombe d’abord aux sociĂ©tĂ©s musulmanes. L’islam a en effet Ă©tĂ© pris en otage par un courant littĂ©raliste et radical qui prend ses racines dans la pĂ©ninsule arabique et dans l’Égypte du premier tiers du XXe siĂšcle, dans le contexte du dĂ©mantĂšlement de l’Empire ottoman. La suppression par la rĂ©publique kĂ©maliste du sultanat puis du califat dans les annĂ©es 1920 a marquĂ© une rupture majeure qui coĂŻncide avec le dĂ©veloppement d’une articulation politique de l’islam. Le dĂ©veloppement de l’idĂ©ologie des FrĂšres musulmans et la propagation du fondamentalisme wahhabite, avec l’appui des puissances anglo-saxonnes, ont fini par infuser dans les sociĂ©tĂ©s islamiques un islam politisĂ© et puritain, fermĂ© Ă  toute dimension spirituelle89.

Aujourd’hui, le terme islamisme s’est imposĂ© dans les mĂ©dias pour dĂ©signer un islam radical et une idĂ©ologie de combat. Une crĂ©ature hybride qui mĂȘle religion et politique, dont les discours et les actions sont le produit d’une « perception dĂ©ficiente du message coranique90 ». Les formes de cet islam littĂ©raliste sont multiples et ne sauraient ĂȘtre placĂ©es dans un mĂȘme ensemble. Toutefois, du « djihadiste » belliqueux Ă  l’adepte bigot de ce qui pourrait ĂȘtre qualifiĂ© d’un islamic way of life, il y a un mĂȘme esprit identitaire ou sectaire, selon le degrĂ© de repli sur soi et de rejet du modĂšle occidental, exacerbĂ© par une mondialisation dĂ©bridĂ©e. À cela s’ajoute une absence de profondeur dans la rĂ©ception du message muhammadien, rĂ©duit le plus souvent Ă  une casuistique terne et Ă  un « catalogue de prescriptions91 ». Pour Mohammed Arkoun, il ne fait pas de doute que ces dĂ©rives fondamentalistes, qui excluent tout esprit critique, sont « explicitement anti-humanistes92 ».

Pour Éric Geoffroy, il est mĂȘme question de « nihilisme » en raison de la rupture opĂ©rĂ©e avec le caractĂšre sacrĂ© de la vie par les branches les plus radicales de ces mouvements. Mais cet auteur souligne cependant qu’aussi grave soit-il, ce phĂ©nomĂšne extrĂ©miste a un caractĂšre passager et qu’il ne saurait concerner la «matiĂšre islamique fondamentale93 ».

Ces expressions rĂ©trogrades et mortifĂšres d’un islam dĂ©naturĂ© et instrumentalisĂ© n’en sont pas moins directement responsables d’une aversion – le terme d’islamophobie s’est depuis gĂ©nĂ©ralisĂ© – envers l’islam et les musulmans. On ne rĂ©pĂ©tera jamais assez que les musulmans sont les premiĂšres victimes de l’islamisme. Victimes dans leur chair, d’abord, en ce qu’ils paient le plus lourd tribut en termes de morts et de blessĂ©s. Victimes, ensuite, de l’étiolement d’une culture religieuse rĂ©duite Ă  sa dimension la plus utilitariste, dĂ©livrĂ©e par des chaĂźnes satellitaires le plus souvent d’obĂ©dience wahhabite. Enfin, victimes Ă©galement en ce que le « nihilisme » islamiste a causĂ© un grave phĂ©nomĂšne de rejet, parfois violent, de l’islam et de ses valeurs par des musulmans, parmi lesquels figure une majoritĂ© de femmes et de jeunes.

Et c’est souvent dans ce vivier d’ex-musulmans que les mĂ©dias, mais aussi quelques instances occidentales, puisent des tĂ©moins prĂ©sentĂ©s comme « Ă©clairĂ©s » pour dĂ©noncer les dĂ©rives de l’islamisme qui tournent vite Ă  une condamnation de nature islamophobe. Une confusion qui entretient le flou sur les causes profondes de cette « maladie de l’islam94 » qui ne peut ĂȘtre dissociĂ©e du contexte de crises multiformes qui secouent le monde musulman depuis un siĂšcle et de l’instrumentalisation gĂ©opolitique de la religion95. Et cette absence de discernement et de profondeur dans l’analyse tend Ă  infuser dans l’opinion publique l’idĂ©e que l’islam est par essence violent et qu’il est hermĂ©tique aux principes humanistes. Pourtant, aux racines mĂȘmes de la rĂ©forme (islĂąh et nahda confondus), l’AlgĂ©rien Abd el-Kader a posĂ© les jalons d’un humanisme spirituel en phase avec son Ă©poque et dont se rĂ©clame un grand nombre d’humanistes musulmans ou non musulmans contemporains.

Loi muhammadienne et droits de l’humanitĂ©

Notes

96.

Voir par exemple la halte no 364 in Éric Geoffroy, op. cit., Seuil, 2009, p. 139-140.

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97.

Lettre à son ami Charles eynard, cité in Ahmed Bouyerdene, op. cit., p. 158.

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98.

Mohammed Arkoun, op. cit., p. 94.

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99.

Marcel-AndrĂ© Boisard, L’Humanisme de l’Islam, Albin michel, 1979.

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100.

En 1857, Henri Dunant rédigea un essai sur la société musulmane, Notice sur la régence de Tunis, paru en 1858, pour lequel il reçut le Nichan Iftikhar du bey de Tunis.

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101.

Lettre datĂ©e du mois de muharram 1279 (juillet 1862), in Archives historiques de l’archevĂȘchĂ© d’Alger.

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102.

W.S. Blunt, Secret History of the English Occupation of Egypt, 1922, p. 88, citĂ© in Jacques Berque, L’IntĂ©rieur du Maghreb, Gallimard, 1978, note p. 519.

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103.

RĂ©da Benkirane, communication pour les Actes du colloque international « L’émir Abdelkader et le droit humanitaire international », CICR-Fondation Émir Abdelkader, Alger, 28-30 mai 2013.

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Au milieu du XIXe siĂšcle, Abd el-Kader a prĂ©figurĂ© une approche Ă©quilibrĂ©e entre principes anciens et modernitĂ©. Politique et mystique, sa pensĂ©e et son action puisent dans une vision globale, et mĂȘme parfois inspirĂ©e des Ă©vĂ©nements de son siĂšcle96. Lucide face Ă  l’impermanence des choses, il ne perd jamais de vue que l’histoire est une scĂšne oĂč se joue un dialogue permanent entre volontĂ© divine et destin de l’humanitĂ©. EnracinĂ© dans sa tradition et ouvert aux mutations de son Ă©poque, l’émir a su Ă  la fois se prĂ©server d’une fascination bĂ©ate devant les prodiges des technosciences et Ă©viter de condamner une Europe qui avait, selon ses termes, oubliĂ© le « chemin du Ciel97 ». C’est donc en hĂ©ritier de la tradition spirituelle de l’islam, adepte de la « voie du juste milieu », de l’entre-deux ou, selon l’expression soufie, d’« isthme » (barzakh) entre deux rĂ©alitĂ©s, qu’Abd el-Kader a su dĂ©passer le caractĂšre transitoire et fluctuant de l’histoire pour se centrer sur le dessein de Dieu pour l’humanitĂ©. Sa capacitĂ© Ă  nourrir la pensĂ©e et l’action par la spiritualitĂ©, Ă  accueillir la modernitĂ© sans perdre son ancrage dans la tradition, fait de l’émir algĂ©rien un humaniste spirituel emblĂ©matique. Et si son modĂšle n’a pas Ă©tĂ© suivi, ce qui interpella Mohammed Arkoun98, il n’en demeure pas moins qu’il a tracĂ© les jalons d’un humanisme en phase avec son Ă©poque.

Au dĂ©but des annĂ©es 1840, plus de vingt ans avant la signature de la premiĂšre convention de GenĂšve fondatrice du ComitĂ© international de la Croix-Rouge (CICR), Abd el-Kader institua une charte du traitement des prisonniers inspirĂ©e du droit musulman en temps de guerre, principes rappelĂ©s par l’étude de Marcel A. Boisard99. Un fait connu par Henri Dunant (m. 1910) qui vĂ©cut plusieurs annĂ©es en AlgĂ©rie et qui Ă©tait bon connaisseur de l’éthique islamique 100. Alors qu’il est cĂ©lĂ©brĂ© de Paris Ă  Londres, d’Istanbul Ă  Washington, pour avoir durant l’étĂ© 1860 sauvĂ© de la mort plusieurs centaines de chrĂ©tiens damascĂšnes au pĂ©ril de sa vie, Abd el-Kader justifia en ces termes Ă  l’adresse d’un Ă©vĂȘque français les fondements de son attitude : « C’était un devoir de ma part, par fidĂ©litĂ© Ă  la Loi muhammadienne [sharü‘a muhammadiyya] et en vertu des droits de l’humanitĂ© [huqĂ»q al-insĂąniyya]. Car toutes les crĂ©atures sont la famille de Dieu et les plus aimĂ©s de Dieu sont ceux qui sont les plus utiles Ă  sa famille101 ». En quelques mots, celui qui a Ă©tĂ© pressenti pour succĂ©der au Calife102, proposĂ© pour un prix Nobel de la paix Ă  titre posthume ou encore un « modĂšle humaniste pour le XXIe siĂšcle103 », a synthĂ©tisĂ© ce qui peut constituer le socle commun d’une attitude humaniste qui accorde prĂ©ceptes muhammadiens et droits de l’homme.

À l’époque contemporaine, les exemples ne manquent pas de ces femmes et de ces hommes, de culture musulmane, qui se rĂ©clament de prĂšs ou de loin de l’éthique muhammadienne et qui, souvent au pĂ©ril de leur vie, luttent pour que soient restaurĂ©s les grands principes humanistes.

De quelques exemples d’actions humanistes en contexte musulman

Notes

104.

« Malala Yousafzai: “Our books and our pens are the most powerful weapons” », theguardian.com, 12 juillet 2013.  Cette citation a Ă©tĂ© traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation.

+ -

105.

Sur le site nobelprize.org. Cette citation a Ă©tĂ© traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation politique.

+ -

107.

« Paving the Way out of Poverty », time.com, 13 octobre 2006.

+ -

108.

« Profile: Shirin Ebadi », bbc.co.uk, 27 novembre 2009. Cette citation a Ă©tĂ© traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation politique.

+ -

109.

Sur le site khan-academy.fr.

+ -

110.

Sur le site djanatualarif.net.

+ -

111.

Sur le site sekem.com. Cette citation a Ă©tĂ© traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation politique.

+ -

112.

Sur le site akdn.org.

+ -

113.

Sur le site edhi.org. Cette citation a Ă©tĂ© traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation politique.

+ -

114.

Aldo Lévy, Finance islamique. Opérations financiÚres autorisées et prohibées. Vers une finance humaniste, Gualino Lextenso éditions, 2012.

+ -

115.

Joseph E. Stiglitz, Un autre monde. Contre le fanatisme du marché, Le Livre de poche, 2008.

+ -

116.

Sur le site who.int.

+ -

117.

Zahra Ali, Féminismes islamiques, La Fabrique, 2012, p. 18.

+ -

118.

Une sĂ©rie d’émissions a Ă©tĂ© diffusĂ©e sur le « fĂ©minisme islamique » sur France Culture.

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119.

Voir notamment l’importante association malaisienne Sisters in Islam.

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120.

Voir notamment les essais de Zahra Ali, op. cit., et de Asma Lamrabet, Le Coran et les femmes. Une lecture de libération, Tawhid, 2007.

+ -

122.

À cette occasion, un appel fut lancĂ© par l’onG AIsA pour la signature d’une pĂ©tition pour l’organisation d’une « JournĂ©e mondiale du vivre ensemble » qui sera soumis Ă  l’ONU (cette pĂ©tition peut ĂȘtre signĂ©e en ligne sur l’adresse suivante : jmve.ch).

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123.

Mohammed Arkoun, op. cit., p. 71.

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Selon les volontĂ©s dĂ©finies dans le testament de son fondateur Alfred Nobel (m. 1896), le prix Nobel de la paix rĂ©compense « la personnalitĂ© ou la communautĂ© ayant le plus ou le mieux contribuĂ© au rapprochement des peuples, Ă  la suppression ou Ă  la rĂ©duction des armĂ©es permanentes, Ă  la rĂ©union et Ă  la propagation des progrĂšs pour la paix ». Faut-il rappeler que, sur ces vingt derniĂšres annĂ©es, ce prix prestigieux a Ă©tĂ© dĂ©cernĂ© Ă  six reprises Ă  des personnalitĂ©s de confession musulmane ? Le dernier en date, en 2014, a Ă©tĂ© attribuĂ© Ă  la plus jeune laurĂ©ate de l’histoire du Nobel (elle est nĂ©e en 1997), la Pakistanaise Malala Yousafzai pour sa lutte « contre l’oppression des enfants et des jeunes et pour le droit Ă  l’éducation de tous les enfants ». Devant l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies, elle avait dĂ©butĂ© son discours par la basmala et rappelĂ© qu’elle se fondait dans son action sur « la compassion que j’ai apprise de Mohammed » et, dans sa volontĂ© decontrer la rĂ©cupĂ©ration de l’islam par les talibans qui ont attentĂ© Ă  sa vie, disait que « les terroristes utilisent Ă  mauvais escient le nom de l’islam pour leurs intĂ©rĂȘts personnels. [
] L’islam est une religion de paix, d’humanitĂ© et de fraternitĂ©104 ».

Moins mĂ©diatisĂ©e, la militante yĂ©mĂ©nite Tawakkol Karman (nĂ©e en 1979) n’en a pas moins Ă©tĂ© aussi active que sa cadette pakistanaise. AprĂšs avoir créé en 2005 « Femmes journalistes sans chaĂźnes », mouvement qui dĂ©fend la libertĂ© d’expression et qui lui a valu plusieurs arrestations, en 2011 elle obtient le prix Nobel de la paix avec deux colaurĂ©ats pour « leur lutte non violente pour la sĂ©curitĂ© des femmes et leurs droits Ă  une participation entiĂšre dans la construction de la paix ». L’action de la jeune femme a Ă©tĂ© peu mĂ©diatisĂ©e en Europe. Est-ce dĂ» au voile (hijab) qu’elle porte Ă  toutes les occasions ou son appartenance Ă  un parti politique religieux (Al-Islah) ? Pourtant, son combat n’a rien Ă  envier au fĂ©minisme occidental, ce qu’illustre avec Ă©loquence sa dĂ©claration Ă  l’ONU le 10 dĂ©cembre 2011 : « Au nom de Dieu, le ClĂ©ment, le MisĂ©ricordieux [
] la solution aux problĂšmes qui concernent les femmes peut seulement Ă©merger dans une sociĂ©tĂ© libre et dĂ©mocratique, oĂč l’énergie humaine est libĂ©rĂ©e, autant celle des femmes que celle des hommes. Notre civilisation est l’humanitĂ© et n’est pas seulement celle des hommes ou des femmes105 ».

En 2006, le comitĂ© d’Oslo a dĂ©cernĂ© son prix au Bangladais Muhammad Yunus (nĂ© en 1940) et Ă  son institution de microcrĂ©dit Gramen Bank. QualifiĂ© de « banquier des pauvres », Yunus, qui fonde son Ă©thique sur une Ă©conomie solidaire, a rappelĂ© Ă  maintes occasions que « le fanatisme est directement issu de l’extrĂȘme pauvretĂ©106 », et Ă  l’adresse des musulmans qui ont critiquĂ© son action de solidaritĂ© tournĂ©e vers les femmes il avait eu cette rĂ©ponse : « Nous leur avons dit que dans l’histoire islamique les femmes Ă©taient des guerriĂšres et des nĂ©gociantes – regardez la premiĂšre femme du ProphĂšte!107 »

L’Iranienne Shirin Ebadi (nĂ©e en 1947) est trĂšs probablement la plus ancienne et la plus active des fĂ©ministes musulmanes de ces quarante derniĂšres annĂ©es. Juge, avocate et professeur Ă  l’universitĂ© de TĂ©hĂ©ran, l’action d’Ebadi est d’autant plus audacieuse et vecteur de changement qu’elle s’exerce Ă  partir de son pays. Militante des droits de l’homme, elle est l’auteure de plusieurs initiatives axĂ©es sur les droits des femmes et des enfants. Plusieurs fois menacĂ©e et condamnĂ©e, elle a Ă©tĂ© emprisonnĂ©e Ă  plusieurs reprises. En 2003, elle est devenue la premiĂšre musulmane a recevoir le prix Nobel. Tout en dĂ©nonçant la culture patriarcale retrograde de son pays, elle affirme que l’islam n’est pas incompatible avec les valeurs des Droits de l’homme et dĂ©clarait en 2006 : « Au cours des vingt-trois derniĂšres annĂ©es, du jour oĂč j’ai Ă©tĂ© dĂ©mis de ma fonction de juge aux annĂ©es de bataille devant les cours rĂ©volutionnaires de TĂ©hĂ©ran, je n’avais de cesse de rĂ©pĂ©ter : une interprĂ©tation de l’islam en harmonie avec l’égalitĂ© et la dĂ©mocratie est l’authentique expression de la foi108 ».

Mais ces figures emblĂ©matisĂ©es par un prix officiel ne doivent cependant pas masquer les nombreux acteurs, moins politisĂ©s et le plus souvent anonymes, issus de la sociĂ©tĂ© civile qui Ɠuvrent pour une sociĂ©tĂ© plus Ă©quitable et un monde meilleur. À dĂ©faut d’études viables et chiffrĂ©es, il est impossible de brosser un tableau mĂȘme gĂ©nĂ©ral sur les actions Ă  caractĂšre humaniste dans le monde musulman. Nous nous limiterons ici Ă  Ă©voquer quelques exemples qui illustrent une dynamique de fond qui, mĂȘme si elle ne se revendique pas expressĂ©ment de l’islam, n’en est pas moins teintĂ©e de ses valeurs.

Citons tout d’abord le cas tragique d’un enfant esclave, le Pakistanais Iqbal Masih Khan, assassinĂ© en 1995, Ă  l’ñge de 12 ans, trĂšs probablement par une mafia locale en raison de son engagement dans la lutte contre l’exploitation des enfants dans son pays. En l’an 2000, il reçoit Ă  titre posthume le World’s Children’s Prize for the Rights of the Child. Son homonyme Salman Amin Khan (nĂ© en 1976) a eu plus de chance grĂące Ă  l’émigration de ses parents originaires du sous-continent indien pour les États-Unis. DiplĂŽmĂ© du MIT et d’Harvard, il a fondĂ© la Khan Academy, un organisme Ă  but non lucratif qui a pour mission de donner accĂšs Ă  l’enseignement gratuit pour tous Ă  travers le monde. Aujourd’hui, il fournit plus de 5.000 vidĂ©os en ligne et revendique plus de 10 millions d’utilisateurs par mois109. L’éducation et la transmission sont aussi au cƓur de la mission de la Fondation Djanatu al Arif, basĂ©e en AlgĂ©rie. Elle s’est donnĂ© de nombreux objectifs dont l’axe principal tourne autour du dĂ©veloppement durable avec le souci d’équilibrer spiritualitĂ© et action en valorisant « le patrimoine matĂ©riel et immatĂ©riel de l’humanitĂ© [et] de construire l’homme dans sa dignitĂ©, par la beautĂ© et avec sagesse110 ». Créé en 1977 par l’Égyptien Ibrahim Abouleish, le projet Sekem a pour vision « un dĂ©veloppement durable pour un avenir oĂč chaque ĂȘtre humain peut dĂ©ployer son potentiel individuel ; oĂč l’humanitĂ© vit ensemble dans des structures sociales reflĂ©tant la dignitĂ© humaine ; et oĂč toute activitĂ© Ă©conomique est menĂ©e dans le respect avec des principes Ă©cologiques et Ă©thiques111 ».

D’autres projets mĂ©riteraient un plus long dĂ©veloppement, comme celui de l’Aga Khan Development Network dirigĂ© par le prince Agha Khan. Cette fondation Ɠuvre pour « concrĂ©tiser, Ă  travers l’activitĂ© institutionnelle, la vision Ă©thique de la sociĂ©tĂ© inspirĂ©e par le message de l’islam112 ». Ou encore, sur un plan plus local, l’Edhi Foudation qui se dĂ©finit comme une fondation inspirĂ©e des principes humanistes en vue de « servir l’humanitĂ© sans discrimination113 ». Elle a Ă©tĂ© fondĂ©e par le philanthrope pakistanais Abdul Sattar Edhi (nĂ© en 1928) qui Ɠuvre dans de nombreux domaines et anime des centres d’hĂ©bergement pour les sans-abri ou encore apporte une aide mĂ©dicale, notamment aux handicapĂ©s mentaux. Ici auraient Ă©galement leur place les initiatives qui tendent Ă  rationaliser le systĂšme bancaire, par ce que l’on nomme la « finance islamique » que des analystes considĂšrent comme une « finance humaniste114 » pour contrecarrer le « fanatisme du marchĂ©115 », ou encore les associations qui luttent contre l’alcoolisme et dont une Ă©tude rĂ©cente de l’Organisation mondiale de la santĂ© (OMS) a mis en Ă©vidence le faible impact de cette maladie dans les pays musulmans116.

Avec les questions de santĂ©, d’éducation, de libertĂ© d’expression et d’environnement, la place de la femme est sans aucun doute le dĂ©fi majeur des sociĂ©tĂ©s musulmanes contemporaines. Le fĂ©minisme est une rĂ©alitĂ© islamique et remonte dans sa forme moderne Ă  la fin du XIXe siĂšcle117. La recrudescence au sein des sociĂ©tĂ©s musulmanes d’initiatives fĂ©ministes et islamiques tend Ă  rompre bien des clichĂ©s118. À travers le monde musulman, il existe de nombreux rĂ©seaux d’activistes et d’associations qui Ɠuvrent pour la promotion de l’égalitĂ© hommes-femmes119. En occupant le terrain de la vie associative, politique ou scientifique, les femmes se rĂ©approprient l’espace public tout en se libĂ©rant de la tutelle masculine. Ces initiatives tendent Ă  rappeler que, depuis la premiĂšre gĂ©nĂ©ration de musulmans, la femme a jouĂ© un rĂŽle majeur dans l’édification de la sociĂ©tĂ© et de la civilisation musulmane. Un processus de rĂ©appropriation qui passe Ă©galement par une relecture des textes fondateurs de l’islam et d’une (rĂ©)Ă©criture de l’histoire. Une tendance prometteuse si on en juge les nombreuses publications parues ces derniĂšres annĂ©es120.

Un avenir conjuguĂ© au fĂ©minin de l’ĂȘtre vecteur d’un mieux vivre ensemble, c’est ce en quoi croient les organisateurs du « CongrĂšs international fĂ©minin pour une culture de paix – Parole aux femmes », qui s’est tenu en AlgĂ©rie en octobre 2014. OrganisĂ© par l’ONG Association internationale soufie Alawiyya (AISA), cet ambitieux projet s’est donnĂ© les moyens pour « amorcer une rĂ©flexion sur l’importance des femmes et du fĂ©minin dans la tradition musulmane afin d’engendrer une mutation profonde de nos sociĂ©tĂ©s oĂč les hommes et les femmes devraient ĂȘtre Ă©gaux et responsables. Il tentera de mettre en lumiĂšre la fonction dĂ©terminante du fĂ©minin dans l’établissement d’une culture de Paix qui favorisera le “mieux vivre ensemble”, essentiels pour notre humanitĂ©121 ». Pour le prĂ©sident d’honneur et mentor de cet Ă©vĂ©nement, le cheikh Khaled BentounĂšs, il est urgent que les femmes prennent le leadership pour changer notre monde en conflit car, dĂ©clare-t-il, « provoquer des changements durables doit passer par l’éducation et c’est l’une des raisons pour lesquelles les femmes ont un rĂŽle si important Ă  jouer dans l’établissement d’une culture de paix. Ce sont elles qui transmettent les valeurs d’égalitĂ©, de compassion, de coopĂ©ration, et elles doivent intervenir dans le dĂ©bat d’idĂ©e dĂšs maintenant pour construire les fondements de la culture de paix122 ». Une affirmation qu’il fonde sur l’enseignement du ProphĂšte qui, Ă  propos du rĂŽle des femmes dans la construction de l’avenir, avait dĂ©clarĂ© : « Le paradis se trouve sous les pieds des mĂšres ».

Évoquer le fĂ©minin, la femme, la mĂšre, nous ramĂšne Ă  la matrice (mater), Ă  la misĂ©ricorde (rahma) dont il a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© question plus haut. Principe crĂ©ateur et unifiant, c’est trĂšs probablement Ă  son aune que pourrait ĂȘtre redĂ©fini l’humanisme spirituel de l’islam. Une redĂ©finition d’autant plus urgente que la perspective d’une matrice artificielle qui engendrerait un nouvel « homme » est dĂ©battue trĂšs sĂ©rieusement dans certains milieux scientifiques. Mais de quel « homme » s’agit-il et dans quel environnement Ă©voluera-t-il ? Mohammed Arkoun posait ainsi l’attitude humaniste : « [Elle] consiste Ă  s’interroger sans cesse sur ce que l’homme fait de l’homme et de la nature, ce qu’il entreprend pour eux, ou s’ingĂ©nie Ă  leur infliger123 ». La prĂ©servation de la nature et l’intĂ©gritĂ© de l’homme seront sans aucun doute les questions majeures auxquelles seront confrontĂ©s les humanistes spirituels du XXIe siĂšcle.

Les principaux enjeux de l’humanisme spirituel au XXIe siùcle

Notes

124.

Audrey Garric, « La Terre a perdu la moitiĂ© de ses populations d’espĂšces sauvages en 40 ans », Le Monde, 30 septembre 2014.

+ -

125.

Sur le site wwf.fr.

+ -

127.

Pour une histoire du courant transhumaniste, lire l’article de Nick Bostrom, « A history of transhumanist thought », Journal of Evolution and Technology, vol. 14, no 1, avril 2005.

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128.

Mary Shelley, Frankenstein (The Modern Prometheus), 1818. Pour une lecture critique de ce courant, voir Laurent Alexandre, La Mort de la mort, JC LattĂšs, 2011, et Ă©couter Ă©galement l’émission que lui a consacrĂ© France Culture.

+ -

129.

Voir sur ce thĂšme le documentaire sur le transhumanisme TechnoCalyps (2007), de Frank Theys.

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130.

Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athĂ©e, Cerf, 1998 ; Pierre-AndrĂ© Taguieff, La BioĂ©thique ou le juste milieu. Une quĂȘte de sens Ă  l’ñge du nihilisme technicien, Fayard, 2007.

+ -

131.

Abd el-Kader, Le Livre des haltes, op. cit., halte no 248.

+ -

« La planĂšte est malade124 », tel est le constat dĂ©sabusĂ© du dernier Rapport PlanĂšte Vivante 2014 de WWF International125. La menace sur la biodiversitĂ© est sans prĂ©cĂ©dent, tout comme la surconsommation en ressources naturelles qui atteint une Terre et demie par an. Jamais la fameuse sentence d’Antoine de Saint-ExupĂ©ry n’a jamais Ă©tĂ© autant d’actualitĂ© : « Nous n’hĂ©ritons pas de la Terre de nos parents, nous l’empruntons Ă  nos enfants ». Face Ă  cette gabegie gĂ©nĂ©ralisĂ©e et pour inverser la pente vers le chaos annoncĂ©, des solutions existent, qui tournent pour l’essentiel autour de la gestion Ă©coresponsable et de l’utilisation Ă©quitable des ressources naturelles. L’humanisme spirituel de l’islam a ici un rĂŽle majeur Ă  jouer en rĂ©actualisant l’un de ses fondements : la fonction de lieu-tenant (khalĂźfa) imparti Ă  l’homme par Dieu. Dans cette perspective, certains penseurs musulmans militent pour une Ă©cologie postmoderne dans laquelle s’articuleraient harmonieusement Ă©conomie, justice et spiritualitĂ©126. Ceci passe par le dĂ©veloppement d’une Ă©thique de la responsabilitĂ© qui englobe l’ensemble de l’écosystĂšme, et d’une Ă©ducation axĂ©e sur la sacralitĂ© du vivant. Il s’agit en somme de promouvoir une vision holistique de la nature qui mettrait l’accent sur l’interaction entre les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments qui la composent : porter atteinte Ă  une partie revient Ă  perturber l’harmonie de l’ensemble. Mais un tel projet implique une Ă©volution majeure de la conscience qu’a l’humanitĂ© d’elle-mĂȘme et de la nature. L’homme est-il en capacitĂ© de passer de son statut d’Homo Ă  celui d’humain (humanitas), condition sine qua non pour assumer sa fonction de lieu-tenance divine ? Une interrogation qui appelle une rĂ©ponse urgente Ă  l’heure oĂč c’est l’identitĂ© mĂȘme de l’homme qui est menacĂ©e par les avancĂ©es considĂ©rables des technosciences et de leur pouvoir de transmutation du vivant.

L’humanisme des renaissants avait Ă©tĂ© confrontĂ© Ă  l’humanitĂ© des Indiens d’AmĂ©rique, l’humanisme des LumiĂšres Ă  l’humanitĂ© de l’esclave africain ; l’humanisme du XXIe siĂšcle risque quant Ă  lui d’ĂȘtre confrontĂ© Ă  une interrogation toute aussi aberrante sur l’humanitĂ© de l’humanoĂŻde. Une telle question n’est plus l’apanage de la seule science-fiction ; elle porte mĂȘme un nom, le transhumanisme127. Par la sophistication atteinte de nos jours par les technosciences, de la gĂ©nomique Ă  la nanotechnologie en passant par les sciences de l’information dont le progrĂšs est exponentiel, le mythe promĂ©thĂ©en n’a jamais Ă©tĂ© aussi prĂšs de s’incarner dans l’histoire humaine. AprĂšs s’ĂȘtre emparĂ©, Ă  l’insu de Zeus, du feu sacrĂ© de l’Olympe, principe de connaissance divine, PromĂ©thĂ©e le divulgua aux hommes, dĂšs lors capables de rivaliser avec les dieux. Par le pouvoir que lui confĂšre la biotechnologie, l’humanitĂ© n’est-elle pas en passe de transmuter le vivant ? Frankenstein, la crĂ©ature de Marie Shelley – dont l’ouvrage, rappelons-le, avait pour sous-titre Le PromĂ©thĂ©e moderne128 –, corps bricolĂ© dĂ©pourvu d’ñme et muet inspirĂ© de la tradition juive du Golem, ne risque-t-elle pas dans un avenir pas si lointain de s’éveiller dans un laboratoire high-tech ? L’homme est-il en mesure de s’empĂȘcher d’aller au bout de son insatiable curiositĂ© et d’éviter les « dĂ©rives prĂ©visibles pour l’humanitĂ© de ses propres fantasmes dĂ©miurgiques129? » Exercera-t-il avec discernement et en toute conscience son libre arbitre ou bien, comme dans le rĂ©cit biblique du « fruit dĂ©fendu », agira-t-il sous l’emprise d’une pulsion incontrĂŽlable franchissant ainsi la ligne rouge de la dĂ©mesure, l’hubris des Grecs considĂ©rĂ© par eux comme la faute fondamentale qui appelle le chĂątiment suprĂȘme ? SacrifiĂ© sur l’autel d’un rationalisme sĂ»r de lui, le principe d’une dimension spirituelle de l’humain ne mĂ©rite-t-il pas d’ĂȘtre de nouveau interrogĂ© ? Ces questions, recoupĂ©es par certaines critiques contemporaines adressĂ©es Ă  l’humanisme athĂ©e130, mettent en Ă©vidence la nĂ©cessitĂ© de refonder un humanisme spirituel authentique qui entre en rĂ©sonance avec les enjeux de notre postmodernitĂ©. Dans une mĂ©ditation inspirĂ©e, l’émir Abd el-Kader mettait en garde contre l’avĂšnement d’un « homme » qui, bien que dotĂ© de capacitĂ©s hors normes et capable de prodiges, n’en sera pas moins « imparfait physiquement et spirituellement131 » (nĂąqis hissan wa ma‘nan). Une crĂ©ature douĂ©e d’intelligence mais dĂ©nuĂ©e de conscience divine que la tradition eschatologique de l’islam qualifie d’« Imposteur » (DajjĂąl). Et de rappeler qu’il n’y a pas d’horizon plus sublime pour l’humanitĂ© que celui de l’Homme parfait (insĂąn kĂąmil) qui peut, dans ce contexte se traduire par « Homme intĂ©gral », qui Ă  l’instar de l’archĂ©type adamique est constituĂ© d’une double substance, physique et mĂ©taphysique, et dont l’interaction avec ses semblables et son environnement est pure harmonie. Et de cet idĂ©al humain Abd el-Kader a Ă©tĂ© un tĂ©moin privilĂ©giĂ© en son siĂšcle. Peu de temps avant sa mort, dans une lettre Ă  son ami Ferdinand de Lesseps, il Ă©crivait ces quelques lignes qui synthĂ©tisent sa conception de l’humanisme et sa foi dans l’humanitĂ© de l’Homme : « Les Hommes sont donc la famille de Dieu, et le Seigneur aime de prĂ©fĂ©rence ceux qui concourent Ă  faire du bien Ă  Sa famille. [Le] CrĂ©ateur, et toutes les crĂ©atures, depuis les plus hautes jusqu’aux plus humbles, sont consacrĂ©s au bien et au service du genre humain132 ».

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