La noopolitique : le pouvoir de la connaissance
Introduction
Du pouvoir et du savoir
De la realpolitik
Du grand échiquier, du grand jeu de go, du grand jeu noopolitique
De l’ego des Ă©tats et des ruses de l’ego
Du stoĂŻcisme d’Ă©tat : La thĂ©rapie de l’Ăąme des Ă©tats
Le prince noopolitique, ou « where deep thoughts are a duty »
Du positivisme noopolitique
Résumé
La gĂ©opolitique est lâinteraction du pouvoir et de la terre. La noopolitique est lâinteraction du pouvoir et du savoir. Cette interaction est rĂ©flexive et disruptive : elle change profondĂ©ment la gĂ©opolitique et lâart de gouverner, car elle sâintĂ©resse Ă lâart de faire rĂ©gner le savoir sur le pouvoir, et surtout pas Ă celui de faire rĂ©gner le pouvoir sur le savoir, qui est la situation actuelle, et pour laquelle les esprits les plus brillants ont concĂ©dĂ© leurs sciences aux Ătats et aux guerres alors quâils auraient dĂ» les concĂ©der Ă lâhumanitĂ© et Ă la paix. La noopolitique reconnaĂźt lâexistence dâune noosphĂšre, ocĂ©an de savoirs autour duquel tous les Ătats possĂšdent un littoral, grĂące auquel ils peuvent compenser une dĂ©faite dans leur kinĂ©sphĂšre, câest-Ă -dire la sphĂšre de leur libertĂ© de mouvement.
Ainsi les Ătats contraints sont forcĂ©s dâinnover, car les Ătats sont cognitifs mais leur immaturitĂ© cognitive fait quâils attendent dâĂȘtre contraints pour innover â comme la Chine aujourdâhui. Par ailleurs, les Ătats, de mĂȘme que les individus, ne connaissent pas leurs intĂ©rĂȘts et agissent selon une rationalitĂ© trĂšs limitĂ©e. Si la gĂ©opolitique classique dĂ©clare que les Ătats sont motivĂ©s par lâacquisition de pouvoir sur les autres, la noopolitique dĂ©clare que toute source de pouvoir est le pouvoir sur soi-mĂȘme, ce qui fonde un stoĂŻcisme dâĂtat. Enfin, toute guerre ne peut exister que par la coexistence de connaissance et dâignorance : il faut la connaissance de nuire Ă son ennemi et lâignorance de nuire au conflit lui-mĂȘme. Dans la connaissance absolue, les guerres nâexisteraient plus.
Idriss J. Aberkane,
Chercheur affiliĂ© au Kozmetsky Global Collaboratory de lâuniversitĂ© de Stanford.
Introduction
Article 12 de la DĂ©claration universelle des droits de lâhomme : « Nul ne sera lâobjet dâimmixtions arbitraires dans sa vie privĂ©e, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni dâatteintes Ă son honneur et Ă sa rĂ©- Toute personne a droit Ă la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. » Les preuves apportĂ©es par Edward Snowden dĂ©montrent clairement la violation routiniĂšre de cet article par lâAgence.
La gĂ©opolitique est lâinteraction du pouvoir et de la terre. La spatiopolitique est lâinteraction du pouvoir, de lâespace et du temps : dans lâespace, les distances sont des fonctions du temps. La noopolitique est lâinteraction du pouvoir et du savoir, du pouvoir et de la sagesse. Elle est la politique et    la gĂ©opolitique de la connaissance. Ses implications sont profondes. Elles expliquent le comportement des princes du passĂ©, leurs erreurs et leurs biais, et permettent aux dirigeants du futur de dĂ©passer ces erreurs. De plus, dans notre monde globalisĂ©, nâimporte qui est souverain dans une certaine mesure, ce qui commence dĂ©jĂ par la souverainetĂ© sur soi-mĂȘme. La noopolitik dĂ©clare que cette souverainetĂ© est, Ă toutes les Ă©chelles des organisations humaines, la source de tout bien et la source de tout pouvoir. En cela, elle transcende la Realpolitik, et nous dĂ©crirons de quelle maniĂšre. On dĂ©finira le pouvoir comme lâempire sur les autres. Le savoir comme la connaissance de lâextĂ©rieur, la sagesse comme la connaissance et lâempire de soi. Originellement, le terme « noopolitik » appartient Ă un vocabulaire plus restreint, qui dĂ©crit une politique nationale par laquelle le pouvoir doit contrĂŽler le savoir. Le parti de ce traitĂ© est Ă la fois dâĂ©tendre, de renverser puis de transcender ce principe : si la noopolitique est lâinteraction du pouvoir et du savoir,: nous voulons codifier lâart de faire rĂ©gner le savoir sur le pouvoir et non lâinverse.
Initialement popularisĂ©e par John Arquilla et David Ronfeldt Ă la RAND Corporation, lâun des organes de recherche et dĂ©veloppement du complexe militaro-industriel amĂ©ricain, avec la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), la noopolitik se dĂ©finissait comme la politique nationale du savoir, lâart du contrĂŽle du savoir et des donnĂ©es Ă des fins de prĂ©vention et, donc â inĂ©vitablement â, de domination, illustrĂ© pas trop clairement aujourdâhui par la National Security Agency. DĂ©jĂ , cependant, cette noopolitik se dĂ©finissait aussi comme lâart dâĂȘtre « dans le camp dâAthĂ©na » câest-Ă -dire dans le camp du savoir et de la sagesse. Il y a donc une continuitĂ© entre la premiĂšre noopolitique, qui est en fait Ă©troitement contemporaine de lâĂ©mergence du premier World Wide Web, et celle que nous codifions dans ce traitĂ©. Cette continuitĂ© qui est une mise en perspective est comparable Ă celle qui existe entre la tactique et la « grande tactique » chez Antoine de Jomini. Car si Ronfeldt et Arquilla explorent lâinteraction entre le pouvoir et le renseignement de toute sorte, ils nâexplorent pas du tout lâinteraction entre le pouvoir et la sagesse, malgrĂ© donc leurs vĆux de placer leur travail « dans le camp dâAthĂ©na ». Or nous savons aujourdâhui que si la NSA, qui, en violation des droits humains1, sâest fixĂ© lâobjectif dâintercepter absolument toute forme de communication dans le monde, ne manque nullement de renseignements, elle manque cruellement de sagesse. La grande noopolitique explore cette interaction et nous lâappellerons ici simplement noopolitique. DĂšs lors, nous dĂ©finirons la noopolitik comme la politique de la connaissance, et la noopolitique comme la gĂ©opolitique de la connaissance.
La noopolitique Ă©tudie lâinteraction entre la noosphĂšre, la sphĂšre de tous savoirs, la gĂ©osphĂšre, dans laquelle par commoditĂ© nous inclurons la dĂ©mosphĂšre, la sphĂšre des peuples, et, enfin, la plus importante de toutes en gĂ©opolitique classique et rĂ©aliste, la kinĂ©sphĂšre, la sphĂšre de toutes les actions possibles. La kinĂ©sphĂšre dâun ĂȘtre humain est lâensemble de ses mouvements possibles, et nous Ă©tendons simplement cette notion aux Ătats, de mĂȘme que nous en Ă©tendrons dâautres (en particulier les notions de sagesse et de stoĂŻcisme) parce que la noopolitique est un humanisme. Nous pouvons aussi exprimer la kinĂ©sphĂšre avec XĂ©nophon : « La stratĂ©gie câest lâart de conserver sa libertĂ© dâaction », et lâon peut dĂ©jĂ observer de la lecture de lâHistoire que les Ătats cherchent constamment Ă augmenter leur capacitĂ© dâaction, et que la science et la technologie donnent des leviers disruptifs formidables â ce que les anglophones appellent game changers â Ă ces capacitĂ©s sans pour autant altĂ©rer leur sagesse. En augmentant leur libertĂ© dâaction aussi, les Ătats, parce quâils sont au coude Ă coude, dĂ©sirent rĂ©duire celle des autres.
Il  est  une  équation  simple  dans  le  rapport  des  Ătats  à  la  technologie :  un Ătat  immature  et  une  technologie  immature  sont  moins  dangereux  quâun Ătat immature et une technologie avancĂ©e. Les pĂ©rils immenses quâencourt aujourdâhui  lâhumanitĂ©  viennent  de  ce  que  ses  Ătats  sont  immatures  mais que  leur  technologie  est  relativement  avancĂ©e.  En  tant  que  paradigme,  la noopolitique  est  à  la  fois  riche  et  simple,  moderne  et  classique.  Elle  est moderne  parce  que  le  xxie  siĂšcle,  siĂšcle  de  la  connaissance  et  de  notre nouvelle Renaissance, sera noopolitique ou ne sera pas, mais classique car son  expression  rappelle,  étend,  voire  transcende,  Sun  Tzu,  Marc  AurĂšle, Ibn  Khaldun, Machiavel, Clausewitz, Talleyrand, Jomini, Mackinder, Paul Kennedy,  Raymond  Aron  et  Zbigniew  BrzeziĆski.  Ses  prĂ©mices  sont  la gĂ©opolitique nĂ©oclassique, en particulier celle de BrzeziĆski, qui fut Ă certains Ă©gards le Metternich de notre Ă©poque. Ses perspectives sont la rĂ©solution des conflits par la transcendance et non par la concession, mais aussi la notion politiquement   magnifique   de   « complexe   pacifico-industriel »   (peace- industrial complex) qui sera dĂ©veloppĂ©e dans un autre traitĂ©.
Puisque la noopolitique est un paradigme simple â et puisque Talleyrand Ă©crivait : « Quand on a raison, on nâĂ©crit pas quarante pages » â, nous rechercherons dans ce traitĂ© la simplicitĂ© formelle dâun Art de la guerre ou dâun Prince, la forme dâun pamphlet, et la facilitĂ© pour le lecteur de consulter les sections plus ou moins indĂ©pendamment les unes des autres.
Du pouvoir et du savoir
Nous devons cette expression Ă Cheikh Abdoulaye Dieye et Ă son disciple Cheikh Aly NâDaw, qui lâa dĂ©veloppĂ© dans son « parcours initiatique de la paix », ainsi quâĂ HervĂ© Trouillet qui lâa incarnĂ© lui-mĂȘme.
1.1.
Pour un humain comme pour un Ătat, il existe deux formes de pouvoir : le pouvoir sur soi-mĂȘme et le pouvoir sur les autres. Le pouvoir sur soi-mĂȘme est infiniment plus grand que le pouvoir sur les autres, mais câest la peur et lâangoisse qui font prĂ©fĂ©rer le second au premier.
1.2.
La peur et lâangoisse de lâannihilation sont des origines de lâego. Lâego des Ătats â non leurs intĂ©rĂȘts â est la source de tous les maux gĂ©opolitiques depuis que les guerres existent.
1.3.
Les Ătats, comme les humains, sont fascinĂ©s par le pouvoir sur les autres et nĂ©gligent le pouvoir sur eux-mĂȘmes. Cela est la source systĂ©matique de leur autodestruction.
1.4.
De mĂȘme que les humains projettent davantage leur attention sur ce quâils nâont pas que sur ce quâils ont, de mĂȘme que câest quand lâĂȘtre humain perd une facultĂ© ou un bien quâil prend conscience quâil en avait nĂ©gligĂ© son emploi et sa valeur, les Ătats projettent davantage leur attention sur la recherche de nouveaux territoires et de nouveaux intĂ©rĂȘts plutĂŽt que sur la consolidation de ce quâils ont dĂ©jĂ . Si seulement la France avait pris pleine conscience et pleine gratitude de sa possession de la Louisiane ! Si seulement NapolĂ©on sâĂ©tait satisfait des territoires dâavant la campagne de Russie ! Dans les deux cas, câest lâego qui a tout dĂ©truit.
1.5.
Câest dans les situations de crise que la grandeur interne des Ătats se rĂ©vĂšle, quand ils sont jetĂ©s malgrĂ© eux dans le dĂ©nuement, quâils prennent conscience de la valeur de ce quâils avaient et de ce quâils ont perdu. Ce quâils perdent matĂ©riellement alors, ils le gagnent immatĂ©riellement en tant que sagesse et conscience, qui ne peut leur ĂȘtre retirĂ© que par eux-mĂȘmes. Car un bien matĂ©riel peut ĂȘtre retirĂ© par autrui, un bien philosophique ne le peut ĂȘtre que par soi-mĂȘme.
1.6.
Dâune façon plus gĂ©nĂ©rale, il existe parfois un Ă©quilibre entre les richesses matĂ©rielles et immatĂ©rielles des Ătats, ou entre la sagesse et les possessions dâun Ătat.
1.7.
Lâhomme qui a du pouvoir mais aucune sagesse est dangereux pour les autres et pour lui-mĂȘme. Il est inutile de dĂ©velopper les leviers dâun corps dont lâesprit est malade, de mĂȘme quâil est inutile et dangereux de donner une arme Ă un fou. On doit sâinquiĂ©ter de ce quâun Ătat fou dĂ©veloppe et enrichisse ses moyens dâaction. Pour un Ătat, il vaut mieux ĂȘtre fort dâesprit et faible de corps que fort de corps et faible dâesprit : en son temps câest  la civilisation chinoise qui, par lâendurance, a triomphĂ© finalement des Mongols, parce quâelle fut plus forte dâesprit quâeux ne le furent de corps. Lâhomme qui possĂšde de la sagesse et aucun pouvoir sur les autres possĂšde au moins du pouvoir sur lui-mĂȘme. De plus, cet homme est un trĂ©sor pour lâhumanitĂ© qui pourra se trouver des protecteurs. Ă lâinstar de DiogĂšne face Ă Alexandre, il se trouve malgrĂ© son dĂ©nuement apparent dans une trĂšs grande indĂ©pendance vis-Ă -vis du pouvoir de son temps. Cependant, lâhomme parfait et lâĂtat parfait, Ă lâinstar dâAlexandre et de lâempire quâil espĂ©rait faire Ă son image, Ă lâinstar de Marc AurĂšle et de son empire Ă©galement, est celui qui possĂšde Ă la fois pouvoir et sagesse.
1.8.
En effet, sâil existe le pouvoir sur soi et le pouvoir sur les autres, les Ătats immatures sont fascinĂ©s et avides du pouvoir sur les autres. Mais quâest-il prĂ©fĂ©rable ? Avoir un outil formidable et aucun discernement ou avoir un discernement formidable mais aucun outil ? SĂ»rement, le primum non nocere confirme quâil vaut mieux un sage sans pouvoir quâun tyran sans sagesse, car ce dernier nuira autant Ă lui-mĂȘme quâĂ autrui. Mais pour lâĂtat incarnĂ©, lâĂtat rĂ©el, il est essentiel de toujours maintenir un bon rapport entre pouvoir et sagesse, entre les outils (de destruction et de construction) et la raison profonde dâemployer ces outils, la sagesse dâemployer ces outils. De mĂȘme, les soufis dĂ©clarent que toute action nâest que la manifestation de la connaissance dans le monde. En cela, ils ont tout compris de la noopolitique, dont ils sont, comme tous les sages, de grands prĂ©curseurs.
1.9.
Le Prince doit se mĂ©fier mortellement des organisations qui recherchent le pouvoir sur tout et absolu sur les autres, la full-spectrum dominance et les logos, signes des temps puĂ©rils, qui lui sont associĂ©s. De telles organisations lâignorent elles-mĂȘmes, mais tout en croyant lui bĂ©nĂ©ficier, elles sont les pires ennemis de lâhumanitĂ© et la plus certaine des voies vers son autodestruction, mĂȘme si la Realpolitik leur fait sincĂšrement croire quâelles servent un noble intĂ©rĂȘt supĂ©rieur.
1.10.
On a nommĂ© rĂ©cemment les deux sortes de pouvoir quâexercent les Ătats : soft power et hard power, dont la combinaison est appelĂ©e smart power. Si nous devions comparer les Ătats Ă des ĂȘtres humains, nous verrions mieux encore les limites et du hard power et du smart power. Le smart power est la capacitĂ© Ă sĂ©duire, il permet de conquĂ©rir le cĆur et lâesprit. Le hard power est la capacitĂ© Ă violer, tout simplement, et il vise Ă conquĂ©rir le corps sans lâavoir du cĆur et de lâesprit. Câest attendre dâun Ătat-nation ou dâun peuple une  certaine  nĂ©vrose  et  une  certaine  confusion  mentale  que  de  croire  quâil tombera amoureux parce quâon lâa violĂ©. Il est fascinant et symptomatique de  voir  que  câest  ce  que  lâon  a  attendu  de  beaucoup  dâĂtats  arabes  dans les  soixante  derniĂšres  annĂ©es,  comme  lâavait  lucidement  notĂ©  Zbigniew BrzeziĆski. De  fait, le  viol  seul  des  Ătats  dans  lâhistoire  rĂ©cente  nâa  jamais amenĂ©  à  la  conquĂȘte  de  leur  cĆur  et  de  leur  esprit  qui,  eux,  gouvernent pourtant  leur  corps.  Aussi  lâon  peut  dire  aujourdâhui  que  les  Ătats-Unis dâAmĂ©rique dominent les corps de lâAfghanistan et de lâIrak, mais quâils ne dominent en rien leur cĆur et leur esprit. De mĂȘme, NapolĂ©on en Espagne au  dĂ©but  du  xixe  siĂšcle.  Il  y  a  bien  sĂ»r  moins  de  chance  de  conquĂ©rir  le cĆur  dâun  peuple  aprĂšs  lâavoir  violĂ©.  En  matiĂšre  de  conquĂȘte  politique,  le soft power est de loin la meilleure des forces, alors que le hard power nâest durablement efficace que comme moyen de dissuasion, et en dĂ©fense donc. On a commis une erreur incalculable Ă utiliser le hard power en attaque et le soft power en dĂ©fense, car câest clairement lâinverse quâil faut faire : il faut dissuader par le hard power et conquĂ©rir par le soft power.
1.11.
La brique et le bĂ©ton ont fait davantage pour lâEmpire romain que le glaive et le pilum. On a parlĂ© dâune mĂ©thode de guerre dans lâinvasion de lâIrak en 2003, « choquer et impressionner » (shock and awe). Il est important de comprendre que lorsquâon choque et quâon impressionne une population par la destruction, on lâaccule Ă la rĂ©sistance suprĂȘme : Sun Tzu recommandait de ne jamais acculer une armĂ©e de peur de consolider dangereusement sa volontĂ© de combattre. De mĂȘme le mĂ©canisme physiologique du fly or fight produit une charge dĂ©sespĂ©rĂ©e chez lâanimal acculĂ©. Choquer et impressionner par la destruction ne peut, au mieux, que mener au dĂ©sespoir, donc Ă lâattaque suicidaire. Choquer et impressionner par la construction nâa en revanche pas de limite : cela mĂšne les peuples Ă la fascination transcendante. Il existe donc une capacitĂ© des Ătats Ă choquer et Ă impressionner par leur exemplaritĂ© politique, philosophique et technologique, et alors que la capacitĂ© de destruction est limitĂ©e dans ses rĂ©sultats politiques, la capacitĂ© de construction, qui est positive, nâa aucune limite. Il existe une destruction totale, il nâexiste pas de construction totale.
1.12.
Tous les empires sont partagĂ©s entre lâart de la consolidation et lâart de la conquĂȘte, et Paul Kennedy dĂ©fend clairement que le mĂ©canisme dâhyperextension impĂ©riale (imperial overstretch) est un schĂ©ma classique de lâautodestruction des empires. En Ă©tat dâhyperextension, les empires dĂ©pensent des fortunes humaines, matĂ©rielles, financiĂšres et technologiques dans le hard power non seulement pour se faire dĂ©tester mais aussi pour occuper des territoires dont la valeur mĂȘme finit par ĂȘtre ridicule face Ă leur coĂ»t. LâAfghanistan a beau appartenir au nouveau « pivot gĂ©ographique de lâhistoire » (Mackinder), son occupation engloutit des crĂ©dits astronomiques de lâOTAN qui auraient Ă©tĂ© bien mieux employĂ©s Ă sa consolidation infrastructurelle, acadĂ©mique, politique et Ă©conomique. Son rĂ©sultat est catastrophique en termes de soft power, puisquâil conduit Ă la haine, au mĂ©pris et au dĂ©sespoir. En termes de hard power, il dĂ©montre la vulnĂ©rabilitĂ© inattendue des forces employĂ©es, en particulier lâinefficacitĂ© de ces forces qui manifestent en effet quâelles ont le pire ratio objectifs/moyens, Ă lâinverse exact de celles des deux grands George de lâhistoire martiale amĂ©ricaine (Washington et Patton) qui, combattant pour une juste et noble cause, remportaient des victoires supĂ©rieures Ă leurs moyens.
1.13.
Puisque les hommes et les Ătats immatures prĂ©fĂšrent porter leur attention sur ce quâils nâont pas plutĂŽt que sur ce quâils ont dĂ©jĂ , la fascination populaire et historique â lâhistoire Ă©tant totalement subjective et imprimĂ©e dans la conscience collective avec ses biais et ses automatismes â est bien plus grande pour les conquĂ©rants que pour les consolidateurs. Idries Shah rappelle « lâhistoire, ce nâest guĂšre ce qui sâest passĂ©, câest ce que certaines personnes ont cru important » et que « de grands humains ont atteint Ă la notoriĂ©tĂ© par leurs efforts ; des efforts encore plus grands ont permis Ă dâautres humains de demeurer anonymes ». Si NapolĂ©on avait consolidĂ© la nouvelle France plutĂŽt que de tenter la conquĂȘte de lâEurope, lâaurait-on autant admirĂ© sur le moment ? Pourtant, que reste-t-il de son empire aujourdâhui, sinon quelques bonnes idĂ©es et les consĂ©quences des innombrables guerres ultranationalistes quâil a engendrĂ©es et qui ont polluĂ© le monde entier en devenant mondiales ? Car certes Mao Zedong est un fils gĂ©opolitique dâun processus dĂ©butĂ© Ă la guerre de Sept Ans, et amplifiĂ© par NapolĂ©on.
Si les Ătats-Unis avaient consolidĂ© une Union atlantique de paix par des infrastructures stupĂ©fiantes, comme un train âhyperloopâ de San Francisco Ă Kiev, par exemple, dont le coĂ»t serait demeurĂ© encore infĂ©rieur aux milliers de milliards de dollars cumulĂ©s de leur prĂ©sence dans le Golfe depuis 1981, leur empire ne serait guĂšre au seuil de son dĂ©clin comme aujourdâhui. De plus, lorsquâun empire se consolide, pour peu quâil ait les moyens de dissuader un envahisseur, il acquiert un soft power tellement grand quâil se trouve en fait en position de conquĂ©rir bien plus quâen ayant dĂ©pensĂ© lâargent de sa consolidation en crĂ©dits militaires. Certes, au XXIe siĂšcle, lâarmĂ©e ne sert plus Ă conquĂ©rir, et câest tant mieux. La conquĂȘte est affaire bien trop sĂ©rieuse pour quâelle lui soit laissĂ©e, sauf si elle se rĂ©vĂšle digne de la conquĂȘte de soi, mission militaire suprĂȘme. Vinci qui se vincit.
1.14.
La plupart des humains cherchent Ă avoir pour faire, pour ĂȘtre. Notre sociĂ©tĂ©, qui est dĂ©finie elle-mĂȘme par la rĂ©volution industrielle, considĂšre tacitement lâhumain comme un outil, comme un rouage Ă©conomique â et câest pour cela quâelle nâa que faire des pauvres. Ainsi le particulier se prĂ©sente-t-il selon sa fonction : je suis professeur, je suis mĂ©decin, je suis boulanger, et il semblerait bien Ă©trange quâil se prĂ©sentĂąt ainsi : je suis moi, je suis ce que je suis, je suis humain. Pour exister socialement, le particulier doit avoir â des diplĂŽmes, des crĂ©dences â pour faire â exercer un mĂ©tier â, pour ĂȘtre â se prĂ©senter comme professeur, etc. Le sage est celui qui est pour faire, pour avoir, et qui commence par sâautodĂ©finir sans aucunement se soucier de lâapprobation des autres2. LâĂtat sage va de mĂȘme : dĂ©fini par lui-mĂȘme, il est concentrĂ© sur son ĂȘtre plutĂŽt que sur son avoir. Il nây a quâĂ cette condition quâun Ătat ou quâun individu peut ĂȘtre un trĂ©sor pour lâhumanitĂ©. Fort de cette philosophie, semble-t-il Ă©tonnant que le systĂšme international actuel, dont le droit repose uniquement sur la reconnaissance mutuelle des Ătats, soit aussi fertile en conflits ?
De la realpolitik
à défaut de spirituelle pour le moment.
2.1.
La gĂ©opolitique et la diplomatie sont une mĂ©decine matĂ©rielle3 de lâhumanitĂ©. Le gĂ©opoliticien est au moins aussi prĂ©cieux que le mĂ©decin, puisque la santĂ© quâil a le pouvoir de prĂ©server est strictement supĂ©rieure Ă celle dont sâoccupe le mĂ©decin. Il y a des parallĂšles intĂ©ressants Ă faire entre la gĂ©opolitique et la mĂ©decine, et ces parallĂšles expliquent les travers de la Realpolitik, car quand le mĂ©decin realpoliticien incise, il ne tue pas des cellules mais des humains.
2.2.
LâhumanitĂ© est un humain fait dâhumains. La plupart des politiciens pensent quâil faut lâunitĂ© de quelques humains pour gouverner tous les humains. Pourtant, dans le corps humain, il nây a certainement pas un petit groupe de cellules pour unifier lâidentitĂ© et lâaction de toutes les cellules. Le systĂšme nerveux central du corps humain nâest pas gouvernĂ© par quelques neurones.
2.3.
Lâhumain fait dâhumains peut faire preuve de grandeur comme de ridicule, de mĂȘme que les foules physiques sont trĂšs souvent bien moins raisonnables et sages que les individus. Mais lorsquâon donne aux foules la possibilitĂ© de mettre leur savoir en commun â comme dans WikipĂ©dia, oĂč elles deviennent foules virtuelles â, on observe Ă quel point elles sont collectivement excellentes. Comme lâexcellence reconnue par lâĂtat ou la sociĂ©tĂ© est sĆur de lâego, des personnes individuellement brillantes peuvent ĂȘtre collectivement stupides et des individus moyens peuvent former un groupe excellent.
2.4.
Lâego est ce qui empĂȘche de travailler en groupe, pour un individu comme pour un Ătat. Ainsi, encore une fois, il y a des conditions oĂč il vaut mieux dĂ©velopper des groupes fonctionnels que des individus excellents, ce dont notre politique Ă©ducative devrait se rendre compte. Or câest aussi lâego des Ătats qui les empĂȘche de coopĂ©rer.
2.5.
On croit que lâego des Ătats est celui de ses dirigeants, mais en rĂ©alitĂ© il y a un aller-retour permanent entre lâego individuel et lâego collectif, de sorte que lâon ne parvient plus Ă savoir qui fĂ©conde qui. Un nationalisme malade fait un nationaliste malade et vice versa.
2.6.
LâhumanitĂ© a une physiologie qui fait que, chaque jour, elle perd et gagne naturellement des cellules. Que sa population soit en croissance constante nâest pas une bonne chose si sa sagesse ne croĂźt pas Ă©galement, mais il nâest pas nĂ©cessaire non plus de la rĂ©duire ; il est nĂ©cessaire quâelle se stabilise dâelle-mĂȘme, seulement si elle nâinnove pas et nâapprend pas aussi vite quâelle croĂźt. Une telle stabilisation doit se faire par consensus mutuel et sans lâusage de la force ou de la ruse, par le seul effort de la conscience et de lâexemplaritĂ©.
2.7.
Lâart de la dĂ©cision face Ă la santĂ© de lâhumanitĂ© est comme lâart de la dĂ©cision face Ă la santĂ© de lâhumain. Cette similaritĂ© a fait naĂźtre la Realpolitik, qui se dĂ©finit simplement comme lâadage « la fin justifie les moyens ». Câest au nom de ce principe que lâon a pu torturer de la maniĂšre la plus ostensiblement atroce des individus reconnus coupables de haute trahison au Moyen Ăge, câest-Ă -dire au nom de la prĂ©servation de lâordre public, et que lâon a tuĂ© Socrate, JĂ©sus ou Martin Luther King de la mĂȘme maniĂšre, ou Ă chaque fois que lâĂtat a agi contre son propre intĂ©rĂȘt en croyant le prĂ©server. La diffĂ©rence morale fondamentale entre la pratique mĂ©dicale sur lâhumain et celle sur lâhumanitĂ© est que lâhumain a des droits naturels que la cellule nâa pas.
2.8.
La pratique de la Realpolitik est la suivante : 1) identifier le plus haut objectif pour le bien commun ; 2) lâatteindre par absolument tous les moyens, en ne respectant en principe que les rĂšgles de la physique parce quâelles sont les seules Ă ne pas ĂȘtre nĂ©gociables. Câest de cette pratique que sont issus tous les abus des empires, des massacres de NapolĂ©on en Espagne Ă ceux soutenus par les Ătats-Unis et justifiĂ©s par la doctrine Monroe, en particulier dans lâopĂ©ration Condor. Pourtant, on peut comprendre quâils partent dâun principe rationnel : si jâacquiers le pouvoir sur tel peuple, il souffrira moins par la suite. Je dĂ©cide donc de le faire souffrir un peu aujourdâhui pour quâil puisse jouir davantage demain. Beaucoup dâempires se sont dĂ©veloppĂ©s de cette maniĂšre, clamant et considĂ©rant que leur pouvoir sera davantage bĂ©nĂ©fique aux peuples quâils conquiĂšrent que celui qui rĂšgne dĂ©jĂ sur eux, quâils croient rĂ©ellement Ă ce principe ou non, dâailleurs. Et parfois ce principe est vrai, parfois il faut le transcender.
2.9.
Primum non nocere, « en premier lieu ne pas nuire ». Mais les moyens de la Realpolitik sont comparables au scalpel : ils font couler le sang et laissent des cicatrices dans les peuples, au point quâil faille anesthĂ©sier les patients et les tĂ©moins avant de pratiquer une opĂ©ration, dâoĂč cette maxime : « La vĂ©ritĂ© est la premiĂšre victime de la guerre. » Cette anesthĂ©sie sâappelle dĂ©sinformation et propagande. Les cicatrices sâappellent terreur, haine, violence, dĂ©sir de vengeance. Les moyens mĂȘmes de la Realpolitik sĂšment les guerres de demain en croyant construire la paix dâaujourdâhui.
2.10.
Toute action de Realpolitik dĂ©fend sa lĂ©gitimitĂ© sur ces points : lâinaction a ses victimes et lâaction Ă©galement. Les droits dâun individu ne devant pas coĂ»ter plus dâune vie, il devient alors lĂ©gitime de les violer dĂšs quâau moins deux vies sont en jeu. Pourtant, de mĂȘme que lâabolition de jure de la grande torture a constituĂ© un bond conceptuel en avant qui a transcendĂ© les techniques de gouvernance mĂ©diĂ©vales sans menacer la sĂ©curitĂ© des peuples mais au contraire en les augmentant, il doit exister un changement de paradigme transcendant qui dĂ©passe la Realpolitik et permette de sâaffranchir de ses mĂ©thodes. Ce changement de paradigme appartient Ă la noopolitik.
2.11.
Connaissance et sagesse interagissent dâune façon profonde et subtile avec la Realpolitik. La technologie, par exemple, permet de modifier les moyens de lâaction politique. Si lâon dispose dâune nouvelle technologie sociale,   ce que les anglophones appellent social engineering, on peut renverser un gouvernement sans â en thĂ©orie â faire couler le sang, mĂȘme si en pratique la transformation dâune manifestation pacifique en coup dâĂtat rĂ©clame des victimes innocentes, comme ce fut le cas en Ukraine en 2014 et comme ce ne le fut pas en Bulgarie en 2013. La connaissance appliquĂ©e peut modifier le comment dâune opĂ©ration, chirurgicale ou realpolitique. Ce qui est essentiel, câest quâelle peut aussi modifier le pourquoi, câest-Ă -dire sa raison dâĂȘtre, et quâelle peut en particulier transcender cette derniĂšre, de sorte quâune opĂ©ration qui aurait Ă©tĂ© trĂšs coĂ»teuse en vies humaines aurait pu ĂȘtre substituĂ©e par une autre dont la raison dâĂȘtre aurait Ă©tĂ© diffĂ©rente. LâUnion europĂ©enne est un cas de transcendance, qui rend futiles les conflits militaires entre Ătats europĂ©ens, bien quâelle nâempĂȘche pas de les transposer Ă des conflits entre lâOTAN â qui est son plus grand fondateur â et dâautres organisations comme lâOrganisation de CoopĂ©ration de Shanghai (OCS).
2.12.
Lâinteraction entre noosphĂšre et kinĂ©sphĂšre peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e de cette façon :

La noosphĂšre, le ciel de la connaissance, est ouverte Ă tous, de sorte que tout le monde y possĂšde un littoral dont la plus grande limitation dâaccĂšs nâest pas exogĂšne mais endogĂšne. AppliquĂ©e, la connaissance change Ă la fois les capacitĂ©s dâaction et les raisons de lâaction des Ătats et des organisations. En gĂ©nĂ©ral, les Ătats ne changent leurs capacitĂ©s dâaction en cours de route que quand ils ne peuvent pas faire autrement : câest pour cette raison que les guerres totales ont Ă©tĂ© de tels moteurs dâinnovation technologique, parce que toute innovation disruptive est dâabord considĂ©rĂ©e comme ridicule, et que la guerre totale donne aux Ătats les moyens intellectuels de considĂ©rer le ridicule (comme le programme des Wunderwaffen nazi, par exemple). Nous verrons en quoi ce principe permet de jeter un Ćil critique sur la confrontation Ă©conomico-militaire entre lâOCDE et lâOCS.
Du grand échiquier, du grand jeu de go, du grand jeu noopolitique
3.1.
BrzeziĆski a dĂ©crit la gĂ©opolitique nĂ©orĂ©aliste comme « le Grand Ăchiquier ». Il  y  a  dans  les  relations  internationales  une  comparaison  évidente  avec  le jeu  dâĂ©checs,  dans  lâimportance  de  contrĂŽler  le  centre  de  lâĂ©chiquier  pour contrĂŽler la partie. Le centre du continent africain a Ă©tĂ© lâenjeu dâun combat gĂ©opolitique  intense  entre  la  France  et  le  Royaume-Uni,  qui  a  culminĂ©  à Fachoda, oĂč les deux nations auraient pu initier une guerre mondiale (une autre depuis les guerres napolĂ©oniennes et la guerre de Sept Ans). La France cĂ©da  en  grande  partie  en  raison  des  sĂ©quelles  de  la  guerre  de 1870,  selon un  calcul  quâavait  bien  fait  le  Foreign  Office.  Beaucoup  des  centres  des Ă©chiquiers  gĂ©opolitiques  sont  aujourdâhui  balkanisĂ©s,  câest-Ă -dire  divisĂ©s en de nombreux Ătats et/ou zones indĂ©pendantistes, parce que câest lĂ une façon  pour  les  puissances  de  sâassurer  de  ce  quâaucune  dâentre  elles  nâen prendra  le  contrĂŽle  exclusif. Ainsi  lâAfrique  des  Grands  Lacs,  lâHimalaya ou le pourtour de la mer Caspienne. Toutes les zones oĂč des empires se sont battus Ă travers lâhistoire ont Ă©tĂ© balkanisĂ©es. Si lâAmĂ©rique du Sud est moins balkanisĂ©e  que  lâAfrique,  câest  que  seuls  deux  empires  se  la  sont  partagĂ©e lors du traitĂ© de Tordesillas. Que lâAmĂ©rique du Nord ait Ă©tĂ© dĂ©balkanisĂ©e dâune façon aussi dĂ©cisive et inattendue (encore quâatrocement gĂ©nocidaire) au xixe  siĂšcle a conduit les Ătats-Unis Ă ressentir un sentiment de « destinĂ©e manifeste » (manifest destiny) quâils ont paradoxalement dĂ©niĂ© Ă lâAmĂ©rique latine et au reste du monde. Souvent, sur le Grand Ăchiquier, les peuples et les  vellĂ©itĂ©s  dâindĂ©pendance  sont  également  utilisĂ©s  comme  des  pions  pour occuper des positions stratĂ©giques : ainsi des Kosovo, Transnistrie, CrimĂ©e, Dagestan, TchĂ©tchĂ©nie, Afghanistan et autres Xinjian, ce qui dâailleurs laisse le plus souvent de cĂŽtĂ© leur lĂ©gitimitĂ© morale.
3.2.
Puisque la stratĂ©gie est lâart de conserver ses moyens dâaction, elle a aussi la dimension dâun jeu de go. Lâart de contenir les actions de lâadversaire y est essentiel. Ainsi, aujourdâhui, la Chine est contenue gĂ©ographiquement de presque toutes les maniĂšres possibles, de mĂȘme que lâĂ©tait lâUnion soviĂ©tique durant la guerre froide et la FĂ©dĂ©ration de Russie aprĂšs elle. La guerre Ă©tant le dernier argument des rois, câest quand une puissance ne peut plus modifier ses capacitĂ©s dâaction dâaucune autre maniĂšre quâelle dĂ©cide de le faire par la guerre. La PremiĂšre Guerre mondiale, par exemple, a Ă©tĂ© largement provoquĂ©e par une situation qui est Ă la fois du ressort du jeu de go et du jeu dâĂ©checs. Du jeu dâĂ©checs, il y a la volontĂ© de la France et du Royaume-Uni dâaffaiblir lâEmpire ottoman et lâEmpire austro-hongrois en balkanisant les territoires sous leur contrĂŽle, et en assistant donc politiquement et matĂ©riellement leurs sĂ©paratismes, ce dont T.E. Lawrence sera un avatar en pĂ©ninsule Arabique. Du jeu de go, il y a la volontĂ© de restreindre la capacitĂ© de mouvement de lâEmpire allemand. En effet, ce dernier voulait construire une voie de chemin de fer de Berlin Ă Bagdad pour sâapprovisionner en pĂ©trole. Lâalliance Ă©tait impeccable : celle dâun pays Ă lâindustrie puissante mais pauvre en ressources avec un pays Ă lâindustrie dĂ©bile mais riche en ressources. La porte dâIshtar, au Pergamonmuseum de Berlin, tĂ©moigne de lâĂ©poque de cette alliance. Or la France et lâAngleterre ont fait absolument tout ce qui Ă©tait en leur pouvoir pour empĂȘcher la construction de cette voie de chemin de fer, le pipeline de lâĂ©poque, et câest quand le nationalisme serbe â la Serbie Ă©tant un point essentiel du tracĂ© de cette voie â a Ă©chappĂ© Ă leur contrĂŽle que la PremiĂšre Guerre mondiale a Ă©clatĂ©, parce que lâAllemagne, qui Ă©tait prĂȘte Ă transiger sur tout autre point, ne le pouvait sur ses approvisionnements en hydrocarbures. De mĂȘme, câĂ©tait parce que la prĂ©sence française dâest en ouest du continent africain contrariait la possibilitĂ© dâune voie de chemin de fer du Cap au Caire que la France et le Royaume-Uni faillirent entrer dans une premiĂšre guerre mondiale Ă peine seize ans plus tĂŽt, puis se retrouvĂšrent alliĂ©s face Ă lâAllemagne selon la doctrine britannique de lâĂ©quilibre des puissances. Câest parce que lâhistoire est Ă©crite par les vainqueurs et que la Triple Alliance a gagnĂ© la PremiĂšre Guerre mondiale que ses livres y prĂ©sentent encore aujourdâhui le « Boche » comme le mĂ©chant, alors que lâAllemagne Ă©tait dans son droit Ă dĂ©velopper la voie Berlin-Bagdad.
3.3.
Aujourdâhui la Chine est lâĂ©quivalent de lâAllemagne, et BrzeziĆski surnomme lâAsie centrale les « Balkans mondiaux », parce quâil sait trĂšs bien Ă quel point elle peut ĂȘtre le lieu dâun nouveau conflit planĂ©taire. La Chine en effet est une nouvelle puissance continentale industrialisĂ©e qui cherche Ă sâapprovisionner en hydrocarbures, exactement comme lâAllemagne en son temps, et lâOTAN, comme lâAlliance, a utilisĂ© tous les moyens en son pouvoir pour encercler la Chine. Si lâarme nuclĂ©aire nâexistait pas, il ne fait aucun doute quâun conflit aurait dĂ©jĂ Ă©clatĂ© entre lâOCS et les pays de lâOCDE, comme en 1914 entre lâEntente et lâAlliance, et lâon voit dĂ©jĂ en quoi une technologie â lâarme nuclĂ©aire â a changĂ© les rĂšgles gĂ©opolitiques, en faisant que la troisiĂšme guerre mondiale nâa finalement Ă©tĂ© quâune guerre froide ou fraĂźche, et en faisant que cette « nouvelle guerre froide » dans laquelle nous sommes entrĂ©s secrĂštement depuis 1991, et manifestement depuis le premier double veto sino-russe au Conseil de sĂ©curitĂ© demeure, bon an mal an, fraĂźche elle aussi.
3.4.
Dans le Grand Jeu de go, la Chine est aujourdâhui largement encerclĂ©e, et presque tous les Ătats oĂč elle se fournissait ou prĂ©voyait de se fournir en hydrocarbures ont connu des troubles, voire ont Ă©tĂ© balkanisĂ©s : Libye, Iraq, Iran, Venezuela, Syrie et Soudan. Reste lâAngola, qui pourrait donc bien connaĂźtre de grands troubles lui aussi⊠Quant Ă lâancienne voie de chemin de fer Berlin-Bagdad, elle a bien sĂ»r ses Ă©quivalents aujourdâhui avec le projet russe Southstream, pour lequel la Bulgarie a connu de nombreux changements de gouvernement, tel celui du printemps 2013.
3.5.
Cependant, toutes ces rĂšgles gĂ©opolitiques nĂ©oclassiques ne prennent pas en compte une donnĂ©e essentielle : les Ătats sont cognitifs, câest-Ă -dire quâils apprennent, et quâils deviennent plus intelligents sous la pression, selon lâadage dâAlexandre le Grand « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », et que Nassim Nicholas Taleb a appelĂ© « antifragilitĂ© ». Ainsi de la Chine : la pression gĂ©opolitique intense qui est aujourdâhui mise sur elle la rend en rĂ©alitĂ© beaucoup plus intelligente et beaucoup plus forte. Nous savons que câĂ©tait une grande erreur de lâAllemagne dâentrer en conflit armĂ© pour essayer de rĂ©aliser sa voie de chemin de fer Berlin-Bagdad, et que cette manĆuvre, a posteriori, nâĂ©tait pas dans son intĂ©rĂȘt. Pareillement, mĂȘme si lâarme nuclĂ©aire nâavait pas existĂ©, pour lâempĂȘcher raisonnablement comme aujourdâhui, il ne serait pas dans lâintĂ©rĂȘt de la Chine dâessayer dâaugmenter sa capacitĂ© dâaction par un conflit armĂ© en Asie centrale. En fait, trĂšs souvent, les empires qui ont une grande capacitĂ© dâaction crĂ©ent leur propre dĂ©clin en agissant de la mauvaise maniĂšre, et câest quand ils sont contenus quâils sont les plus sages et les plus circonspects : la contrainte, lâĂ©preuve, enrichissent les empires. Câest aujourdâhui la situation de la Chine qui devrait bĂ©nir tous les jours son containment, car tout ce quâil lui fait perdre dans la kinĂ©sphĂšre, il le lui fait gagner cent fois dans la noosphĂšre. Une rĂšgle essentielle de la noopolitique est donc quâil existe une voie de sortie de la kinĂ©sphĂšre Ă Â la noosphĂšre, quâil existe un mouvement vertical Ă la disposition de tous les Ătats qui nâauraient plus de mouvement possible dans lâhorizontal. Le malheur est que les Ătats attendent presque toujours de nâavoir plus aucun mouvement dans la kinĂ©sphĂšre pour explorer la noosphĂšre, alors quâils devraient toujours explorer cette derniĂšre en premier.
3.6.
Une grande limite du nĂ©orĂ©alisme est quâil ne comprend pas assez bien quâil existe une noosphĂšre, quâil existe une mer des technologies, des idĂ©es, des concepts et des sagesses, Ă laquelle tous les Ătats ont accĂšs, mĂȘme quand ils sont entiĂšrement ligotĂ©s gĂ©opolitiquement et oĂč ils pourront toujours se trouver une capacitĂ© dâaction. Mieux, la seule chose qui limite lâaccĂšs des Ătats Ă la noosphĂšre, câest eux-mĂȘmes, alors que lâaccĂšs Ă la mer en gĂ©opolitique peut ĂȘtre bloquĂ© par un autre Ătat.
Comme un humain, les Ătats nâont jamais de pires ennemis quâeux-mĂȘmes, et lâennemi est pour eux le meilleur des maĂźtres. IsraĂ«l devrait bĂ©nir la Palestine et la Chine devrait bĂ©nir lâOCDE, car lâantagoniste est le meilleur des maĂźtres, et la conscience dâun tel Ă©tat de fait prĂ©cĂšde la transformation de lâantagoniste en agoniste et en ami, puisque, in fine, lâantagoniste empĂȘche les empires dâagir contre leur propre intĂ©rĂȘt transcendant. La limitation dans la kinĂ©sphĂšre force les Ătats Ă explorer la noosphĂšre, qui leur est toujours ouverte mais quâils se ferment dâeux-mĂȘmes. Par ailleurs, les Ătats qui croient nuire Ă un autre en limitant sa kinĂ©sphĂšre (comme lâOCDE face Ă lâOCS) ne comprennent pas quâen rĂ©alitĂ© ils vont le rendre plus fort parce quâils vont le forcer Ă se consolider dans la noosphĂšre vers laquelle ils vont le pousser, naturellement, et quâils nâauront jamais les moyens de lui dĂ©nier.
3.7.
La stratĂ©gie supĂ©rieure nâest donc pas lâart dâaugmenter ses mouvements, mais celui dâaugmenter sa sagesse, dâamĂ©liorer non pas le comment et le quoi de lâaction mais son pourquoi, jusquâĂ ce quâil Ă©volue en quelque chose de plus grand et de transcendant. Le nĂ©orĂ©alisme ne comprend pas que les Ătats sont cognitifs et quâils ignorent oĂč se trouve leur intĂ©rĂȘt. Il   y a la mĂȘme diffĂ©rence entre le nĂ©orĂ©alisme et la noopolitique quâil y en avait entre lâĂ©conomie classique et lâĂ©conomie comportementale. De mĂȘme quâHomo economicus, câest-Ă -dire lâhomme parfaitement rationnel nâexiste pas en Ă©conomie, Homo geopoliticus nâexiste pas du tout. Les Ătats ne sont pas parfaitement rationnels, ils commettent des erreurs et ils ont des points aveugles. De plus, la seule limite qui existera jamais Ă leur exploration de la noosphĂšre, de mĂȘme que pour un individu, câest eux-mĂȘmes. Personne dâautre que votre ego ne peut se mettre entre vous et la sagesse. Personne dâautre que lâego des Ătats ne peut se mettre entre eux et la sagesse.
3.8.
Donc, de mĂȘme que la psychologie, en comprenant la structure de lâego, a enrichi lâĂ©conomie, elle peut enrichir la gĂ©opolitique. Car, comme il existe une Ă©conomie comportementale, il y a une gĂ©opolitique comportementale. Elle est inscrite dans la noopolitique et elle sâappuie sur le fait que les Ătats ont tous un ego, qui est Ă tout moment leur pire ennemi, ce quâest forcĂ© par exemple de reconnaĂźtre tout sage qui vit Ă JĂ©rusalem aujourdâhui.
De l’ego des Ă©tats et des ruses de l’ego
Martin van Creveld lâa illustrĂ© ainsi : « Nous avons plusieurs tĂȘtes nuclĂ©aires et des lanceurs pour frapper dans toutes les directions, peut-ĂȘtre mĂȘme La plupart des capitales europĂ©ennes sont des cibles de notre aviation. Laissez-moi citer le gĂ©nĂ©ral Moshe Dayan : âIsraĂ«l doit ĂȘtre comme un chien enragĂ©, trop dan- gereux pour quâon le dĂ©range.â [âŠ] Nous avons la capacitĂ© de dĂ©truire le monde avec nous, et je peux vous assurer que cela arrivera avant quâIsraĂ«l sâeffondre » (articles « We have the capability to take the world down with us », The Guardian, 21 septembre 2003, et « The war game », The Observer, 20 septembre 2003). IsraĂ«l nâest pas Ă blĂąmer pour une telle nĂ©vrose, bien que comme tout Ătat ou individu il demeure seul responsable de sa guĂ©rison, car tous les Ătats, et en particulier les jeunes Ătats, ont Ă©tĂ© les esclaves de leur peur de mourir et de leur peur de souffrir, exacerbĂ©e plus encore par la mĂ©moire de la Shoah dans le cas israĂ©lien. Peut-on construire un Ătat sur la seule injonction « plus jamais ça » ? Dâautres, comme Aly NâDaw, ont mieux rĂ©pondu que moi Ă cette question.
La mort nâexiste quâici-bas, pas dans lâau-delĂ . La mort est une exception de lâexistence, pas la rĂšgle : « Et la mort une fois morte il nây a plus de mort alors » (William Shakespeare) ou « On ne meurt pas Ă la vraie vie » (Boualem Aberkane). Les musulmans, comme les juifs et les chrĂ©tiens, et tant dâautres, considĂšrent que la tĂąche du croyant est de « mourir avant de mourir », de sorte Ă accomplir lâau-delĂ ici-bas. Câest exactement le but que devraient se fixer les Ătats. Eux aussi ne mourront pas Ă leur vraie vie, et eux aussi ont une grande et belle Ăąme collective, chaque jour profanĂ©e par leur ego.
« Les ĂȘtres humains font partie dâun tout, ils sont créés dâune seule Ăąme et dâun seul ĂȘtre, et si lâun dâentre eux souffre, tous ils souffriront.»
4.1.
Comme les individus, les Ătats ont un ego. Les Ătats ont un moi vĂ©ritable et ce que les soufis appellent un « moi qui commande ». Le « moi qui commande » est de loin leur pire ennemi, bien pire que tous leurs ennemis extĂ©rieurs rĂ©unis, qui les force Ă lâautodestruction et rend cette derniĂšre dĂ©licieuse Ă leur conscience malade. Lâ« option Samson » ou la « doctrine du chien enragĂ©4 » ne sont que quelques exemples parmi des milliers dâautres dâun tel symptĂŽme dans lâĂtat nĂ©vrosĂ©.
4.2.
Les  soufis  dĂ©finissent  le  « moi  qui  commande »  comme  celui  qui  dit « donne-moi ce que je veux ! » et le moi vĂ©ritable comme celui qui dit « donne-moi ce dont jâai besoin ! ». Les Ătats, comme les individus, ont des maladies de lâĂąme qui sont la source de tous les maux politiques et gĂ©opolitiques. Or de mĂȘme que Jung avait compris que toute nĂ©vrose vient de la peur de la souffrance, toute nĂ©vrose dâĂtat et toute psychose dâĂtat  a la mĂȘme origine : câest dans la tentative dâavertir une souffrance, un dĂ©sordre, une invasion, etc., que les Ătats justifient lâabsolue totalitĂ© de leurs mĂ©sactions, commettant bien davantage de destruction et de souffrance en eux-mĂȘmes et en dehors que celles quâils essayaient dâĂ©viter. Câest au nom du bien que lâon commet le mal, et en cherchant Ă Ă©viter le pire quâon le commet souvent.
4.3.
On croit que les Ătats connaissent leurs intĂ©rĂȘts et quâils agissent selon eux, mais rien nâest plus faux. Les Ătats ignorent presque toujours leurs intĂ©rĂȘts transcendants, et câest quand ils entrent dans ce quâils croient ĂȘtre un dĂ©sastre quâils sâamĂ©liorent le plus souvent. Les Ătats malades sont incapables de discerner leur bien de leur mal, les bĂ©nĂ©dictions dĂ©guisĂ©es et les malĂ©dictions quâils dĂ©sirent pourtant ardemment.
4.4.
Prenons en France le cas de Georges Clemenceau, qui est encore injustement un hĂ©ros national. Clemenceau pensait sincĂšrement â ou tout au moins ignorait la part Ă©motionnelle dâune telle pensĂ©e â quâil Ă©tait dans lâintĂ©rĂȘt de la France dâimposer le diktat de Versailles et dâoccuper la Ruhr. Nous savons que, sans ces derniĂšres humiliations, lâAllemagne nâaurait pas appelĂ© de ses vĆux les artisans de la Seconde Guerre mondiale. En croyant prĂ©server les intĂ©rĂȘts de la France, Clemenceau a jouĂ© un rĂŽle dĂ©cisif dans lâavĂšnement de sa soumission. Or on sait Ă quel point ses biais Ă©motionnels et psychologiques, levier des biais populaires, ont pesĂ© dans cette dĂ©cision. Il nâĂ©tait nullement dans lâintĂ©rĂȘt français de demander le diktat, lâintĂ©rĂȘt de la France eĂ»t Ă©tĂ© de construire un grand pardon europĂ©en par lâexemplaritĂ© et la misĂ©ricorde, des valeurs que lâon mĂ©prise, par trop fĂ©minines, mais nous voyons que câest par sa nĂ©vrose et sa psychose dâĂtat que la France en a Ă©tĂ© absolument incapable. Il y a aujourdâhui une immense diversitĂ© dâĂtats nĂ©vrotiques et psychotiques, et tous sont guerriers, en particulier au Moyen-Orient, oĂč lâon nâobtiendra la paix quâen soignant les psychoses des Ătats, et en particulier la plus violente de toute : la peur de lâabandon et la peur de lâannihilation.
4.5.
Les Ătats se flattent de leurs moyens dâaction, qui dâautant quâils sont dĂ©veloppĂ©s les rendent arrogants. Ils se flattent de leurs armĂ©es et de leurs services secrets, ils se flattent de leurs technologies et de leurs portefeuilles : on entend souvent tel ou tel ministre asseoir son importance sur les milliards quâil ou elle a prĂ©tendu gĂ©rer, mais ces moyens quâont les Ătats, ils ne savent aucunement les employer dans leurs intĂ©rĂȘts. Il faut lâĂ©crire et le rĂ©pĂ©ter, et quiconque propage cette exclamation propage un peu plus la paix dans le monde : les Ătats ignorent leurs intĂ©rĂȘts, ignorent leurs intĂ©rĂȘts, ignorent leurs intĂ©rĂȘts !
4.6.
Car, souvent, de mĂȘme quâune sucrerie semble un bienfait Ă lâenfant, ce que dĂ©sirent les Ătats est un mĂ©fait pour eux. Il est dur au gĂ©opoliticien dâadmettre que les Ătats se comportent comme des enfants armĂ©s, mais câest la rĂ©alitĂ© du monde. De mĂȘme, ce que les Ătats croient ĂȘtre de grandes calamitĂ©s aurait pu leur ĂȘtre de grands bĂ©nĂ©fices. LâidĂ©e de faire de tous les indigĂšnes de lâEmpire français des « Français par le sang versĂ© » â un titre quâils mĂ©ritaient pourtant bien de la France libre â aurait semblĂ© une absolue calamitĂ© Ă la IVe comme Ă la Ve RĂ©publique. Il aurait pourtant existĂ© un moyen de faire cohabiter lâidentitĂ© et la grandeur de lâEmpire français et la DĂ©claration des droits de lâhomme et du citoyen en y assurant une gouvernance locale, basĂ©e sur des principes qui auraient stabilisĂ© les flux migratoires. Ce moyen attendait dans la noosphĂšre mais nâa jamais Ă©tĂ© formulĂ© parce quâon ne lui a pas consacrĂ© suffisamment de temps et dâattention, qui sont Ă la noosphĂšre ce que la quantitĂ© de mouvement est Ă la kinesphĂšre. Pourtant, le coĂ»t de le trouver Ă©tait absolument nĂ©gligeable face au coĂ»t de la dĂ©colonisation, de part et dâautre de lâempire dâailleursâŠ
4.7.
DâoĂč vient lâego des Ătats ? Tout ego vient systĂ©matiquement de la peur de mourir. Ainsi les Ătats jeunes ont-il un ego particuliĂšrement dangereux, pour eux-mĂȘmes avant tout mais certainement aussi pour les autres. Ils se crĂ©ent de grands mythes nationalistes irrationnels qui flattent bas instincts et basses Ă©motions. Ces Ătats sont les plus fĂ©conds en guerres, ils se forment en Ă©rigeant la peur de lâannihilation en mythe national, et finissent par annihiler autrui : « LĂ oĂč des millions vivent leur vie atroce, en en tuant dâautres millions ! » a chantĂ© Richard Francis Burton.
4.8.
Quand on Ă©tudie lâexistence nationale Ă travers lâhistoire, on observe quâelle a souvent pour raison dâĂȘtre la dĂ©fense contre une autre existence nationale. Les Ătats-nations munis dâun chef et dâun drapeau ont souvent existĂ© pour se prĂ©munir de leurs semblables : malheur Ă ceux qui, comme les natifs amĂ©ricains, se retrouvent confrontĂ©s Ă un Ătat sans en avoir un eux-mĂȘmes ! Avant la course aux armements nuclĂ©aires, il y eut la course aux Ătats, qui servent finalement Ă se protĂ©ger les uns des autres, ou Ă dĂ©vorer les peuples dĂ©pourvus dâĂtat.
4.9.
Puisque lâego vient de la peur de mourir, et que lâego dâun Ătat câest le nationalisme, lâantinationalisme est paradoxalement la meilleure façon de renforcer un nationalisme, car câest de lui quâil se nourrit. La menace extĂ©rieure, lâinstinct de survie est en effet ce dont se nourrit lâego des individus comme des Ătats. Il ne faut donc pas sâopposer au nationalisme, il faut le transcender. Cela est particuliĂšrement vrai au Moyen-Orient, oĂč le nationalisme sera dâautant plus fort quâon lui dira : « Aie peur de moi ! » Câest quand on dira sincĂšrement aux nationalismes levantins : « Nâayez pas peur », quâils pourront se transformer et se rĂ©unir dâeux-mĂȘmes en un trĂ©sor pour lâhumanitĂ©. QuâIsraĂ«l et la Palestine mĂ©ditent cette salvatrice leçon.
4.10.
Il est dans la condition et la destinĂ©e humaine que dâĂȘtre plongĂ©e dans un monde hostile, oĂč la mort et la souffrance sont possibles, frĂ©quents dans la chair et plus frĂ©quents encore dans la peur et lâesprit. Dans un monde sans mort et sans souffrance, lâego nâexisterait pas. Dâun point de vue thermodynamique, on pourrait penser un tel monde, dĂ©fini par la mort de lâego, comme un monde Ă lâĂ©quilibre, un monde dâĂ©ternitĂ©, par opposition au monde hors Ă©quilibre dans lequel nous nous trouvons et qui est fondĂ© sur la temporalitĂ©, image mobile de lâĂ©ternitĂ© immobile comme lâa si bien compris Platon. Ce paradis seul mĂ©riterait dâĂȘtre dĂ©fini par la « fin de lâhistoire », dont toute autre dĂ©finition, qui ne serait pas basĂ©e sur la mort individuelle et collective de lâego, ne peut ĂȘtre que prĂ©somptueuse.
4.11.
Quâest-ce qui mâempĂȘche dâengager la conversation avec un inconnu, lĂ Â Â oĂč le bĂ©bĂ© offre un sourire Ă nâimporte qui ? Quâest-ce qui me dissuade de partager des informations, de la confiance, du lien social, de lâattachement Ă©motionnel avec autrui ? Invariablement, câest la peur de souffrir et dâĂȘtre tuĂ©. Cette peur constitue lâego. Si elle nâexistait pas, comme dans lâau-delĂ 5, la sociĂ©tĂ© humaine serait en paix et en harmonie totale, et surtout elle serait unifiĂ©e en une assemblĂ©e qui formerait un super-organisme collectif, uni dans sa diversitĂ©, comme le rappellent les somptueux vers de Saadi de Chiraz inscrits au Hall of Nations6. Car si câest Ă la fois lâego qui forme les tribus par instinct de survie, puis les Ătats, qui sont les hypertribus modernes, câest aussi lâego qui les empĂȘche de se rĂ©unir en harmonie, car lâego, en tant que dĂ©formation de la vĂ©ritĂ©, est dissonance par nature.
4.12.
Internet rĂ©alise un peu lâaspiration dâun monde sans risque de mourir, parce que mĂȘme si la souffrance et la nĂ©vrose y sont prĂ©sentes, il nây existe pas de menace corporelle immĂ©diate. Il existe certes encore nombre des menaces sur Internet, psychologiques et sociales notamment, dont le viol de lâintimitĂ© est une des plus abominables. Ceux qui sĂšment la peur et la mĂ©fiance sur Internet font un mal incommensurable Ă lâhumanitĂ©. Mais nous verrons quâun moyen puissant de pacifier lâego est de faire circuler la connaissance de soi et dâautrui.
4.13.
La mĂ©moire mĂȘme de faits atroces commis des millĂ©naires dans le passĂ© renforce les ego du prĂ©sent et du futur, mais câest aussi la mĂ©moire de faits de misĂ©ricorde qui les pacifie. Cette interaction omnia ad omnia des ego du passĂ© et du futur fait de la dynamique collective et individuelle des  ego humains un systĂšme complexe dans le sens scientifique du terme. Ce systĂšme est plus prĂ©cisĂ©ment chaotique : il vĂ©rifie lâ« effet papillon » : un seul acte de misĂ©ricorde au fin fond dâun dĂ©sert namibien peut contribuer Ă la paix mondiale. Les soufis appellent cette interrelation de toute chose, dont la forme nâapparaĂźt bien quâau Magnanime, le Naqsh, ou Grand Dessin/ Dessein.
4.14.
Parmi les maladies de lâego, il y a le dĂ©sir de tout contrĂŽler. La peur de lâabandon fait que lâego national va vouloir contrĂŽler et asservir ses alliĂ©s. La peur de la mort fait que lâego national va se munir dâun ministĂšre de la DĂ©fense qui sera en fait un ministĂšre de lâAttaque. Cheikh Aly NâDaw a bien montrĂ© que le Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations unies, composĂ© des pays les plus guerriers de la planĂšte et de ses plus gros marchands dâarmes, est en fait le Conseil dâinsĂ©curitĂ©. Lâego malade lĂ©gitimera la guerre prĂ©ventive et lâintervention au plus loin de ses frontiĂšres, car la dĂ©fense prĂ©ventive câest lâattaque, et parce quâil croira quâil nâaura de paix que quand il aura pris  le contrĂŽle absolu de tout ce qui est en dehors de lui. Cette nĂ©vrose peut se retrouver exprimĂ©e dans la culture populaire, qui est tĂ©moin de lâesprit de son temps. Une belle illustration aujourdâhui est celle du super-hĂ©ros Captain America, qui utilise son bouclier comme une arme quâil lance pour trancher ses adversaires⊠Le symbole et sa manifestation Ă©vidente de la nĂ©vrose et de lâimmaturitĂ© psychologique se passent de commentaires. Le dĂ©sir de contrĂŽle total, qui fait pourrir la dĂ©fense en attaque, a vu toutes les armĂ©es levĂ©es pour la dĂ©fense de lâintĂ©gritĂ© dâun pays devenir des instruments de conquĂȘte, de celles levĂ©es par la Convention, passĂ©es aux mains de NapolĂ©on, Ă celles levĂ©es contre Carthage, aux phalanges macĂ©doniennes, Ă celles assemblĂ©es par Washington et ses hĂ©ritiers, passĂ©es aux mains du complexe militaro- industriel. Il est heureux que, malgrĂ© plusieurs invasions mongoles, la Chine ait su demeurer isolationniste, mĂȘme si cette situation est bel et bien terminĂ©e.
4.15.
Pourtant, lâego, avide de tout contrĂŽler en dehors de soi, ne trouvera jamais de paix que quand il se sera tuĂ© lui-mĂȘme, et en particulier quand lâĂtat, plutĂŽt que de rechercher Ă dominer tout sauf lui-mĂȘme, se dominera lui- mĂȘme. Câest le stoĂŻcisme dâĂtat qui est la thĂ©rapie de lâĂąme des Ătats, car lâego peut trouver la paix non pas dans le contrĂŽle du dehors, mais dans celui du dedans. Cela est valable pour un homme, cela est valable pour un Ătat. Comme le rappelait Idries Shah, « rien ne peut souiller le soufi, mais, lui, en vĂ©ritĂ©, peut tout purifier ». Il en va de mĂȘme pour lâĂtat qui atteint la sagesse par lâexercice sacrĂ© du dedans plutĂŽt que lâexercice profane du dehors. Et la maniĂšre pour un Ătat dâatteindre Ă cet empire sacrĂ© du dedans, câest le stoĂŻcisme dâĂtat.
Du stoĂŻcisme d’Ă©tat : La thĂ©rapie de l’Ăąme des Ă©tats
5.1.
Le stoĂŻcisme est un art de lâempire de soi. Les empires qui le pratiquent sont des trĂ©sors pour lâhumanitĂ© et leur soft power est sans limite : ils ont le pouvoir dâattirer Ă eux le monde entier et, comme la pierre philosophale, crĂ©ent de lâor de toute chose, sans plus avoir besoin de matiĂšres premiĂšres. Aussi le nĂ©orĂ©alisme croit que toutes les relations internationales tiennent Ă la conquĂȘte du pouvoir sur autrui, et ce nâest vrai que parce que la quasi- totalitĂ© des Ătats ont un ego malade. Mais lâobjectif sacrĂ© et vrai des relations internationales nâest pas de conquĂ©rir le pouvoir sur autrui mais sur soi-mĂȘme.
5.2.
Lâego des Ătats peut entraĂźner la mort de peuples entiers, qui vont se sacrifier pour lui ou contre lui. Pourtant, cet ego une fois pacifiĂ© ou transcendĂ©,   les Ătats prennent conscience de lâabsolue futilitĂ© de ces dĂ©sirs anciens, auxquels on a sacrifiĂ© autant de vies collectives. Les morts de Verdun ne se retourneraient-ils pas dans leur tombe Ă voir comme lâAllemand est aujourdâhui chez lui en France et le Français en Allemagne ? Les psychoses dâĂtat sont les plus graves de lâhumanitĂ©. Le stoĂŻcisme dâĂtat est un art de les soigner. Il est la thĂ©rapie de lâĂąme des Ătats.
5.3.
Cependant, cet art doit savoir que la thĂ©rapie de lâĂąme est une mĂ©decine amĂšre, car lâĂąme de lâindividu comme celle de lâĂtat ne se soigne presque jamais de sa propre initiative. Elle doit attendre un tourment extrĂȘme pour dĂ©cider de se soigner. De plus, le soin de lâĂąme rĂ©pond Ă lâimpĂ©ratif « donne-moi ce dont jâai besoin ! », et pour toute demande de ce genre, lâĂąme aura mille impĂ©rieux « donne-moi ce que je veux ! ».
5.4.
Ainsi lâimmense danger de la dĂ©mocratie, que Platon avait bien compris, est quâun peuple demandera mille fois plus de « donne-moi ce que  je veux ! » que de « donne-moi ce dont jâai besoin ! », et la pseudo- dĂ©mocratie contemporaine (« pseudo », car Ă©tant indirecte, elle en est de fait oligarchique) est devenue le théùtre des promesses bouffies, irrĂ©alisables et, surtout, malsaines. Pourtant, les dirigeants eux-mĂȘmes, les Ătats eux-mĂȘmes, ont exactement la mĂȘme faiblesse que leur peuple : ils demandent, comme de Gaulle au Biafra ou NapolĂ©on en Russie, « donne-moi ce que je veux ! », quand ils devraient demander « donne-moi ce dont jâai besoin ! », et les dĂ©sirs malsains de leur ego font des morts par centaines de milliers.
5.5.
Jimmy Carter a fait la douloureuse expĂ©rience de ce que lâĂąme nâappelle jamais la thĂ©rapie de ses vĆux, et quâun politicien qui prĂ©tend donner Ă son pays ce quâil veut sera toujours plus populaire quâun politicien qui prĂ©tend lui donner ce dont il a besoin. Peut-ĂȘtre le plus grand prĂ©sident amĂ©ricain de Kennedy Ă Obama, Carter nâa Ă©tĂ© ni réélu, ni apprĂ©ciĂ© mĂȘme jusquâĂ aujourdâhui, car lĂ oĂč Reagan a donnĂ© ce quâils voulaient aux AmĂ©ricains, lui a tentĂ© de leur donner ce dont ils avaient besoin. Son mandat a commencĂ© par une exhortation Ă la sagesse et Ă la retenue, excellente illustration du stoĂŻcisme dâĂtat : mĂȘme si lâĂšre des hydrocarbures bon marchĂ© devait toucher Ă sa fin, pourquoi ne profiterions-nous pas de cette opportunitĂ© pour nous transformer technologiquement, pourquoi ne ferions-nous pas de cette grande transformation un effort national par lequel chacun fera preuve de la mĂȘme abnĂ©gation que lâon manifeste en temps de guerre, sans accabler les coupables, mais en allant rĂ©solument de lâavant ? Ce brillant discours de lâ« Ă©quivalent moral de la guerre » mit en Ă©vidence la crainte de William James : lâego humain est bien davantage prĂȘt Ă la cohĂ©sion tribale en cas de mort imminente quâen temps de paix. Plus tard la « doctrine Carter » allait ĂȘtre lâexact opposĂ© de ce discours : la sĂ©curisation par la force des rĂ©serves dâhydrocarbures du Golfe, qui est encore en vigueur quarante ans plus tard. Le politicien sait quel Ă©cart il y a encore de lâidĂ©al au rĂ©el, mais il ne doit pas abandonner lâidĂ©al pour autant. Comme rappelle Cheikh Aly NâDaw, on peut tuer les rĂȘveurs mais on ne peut pas tuer leurs rĂȘves.
5.6.
Il est beaucoup plus facile dâexhorter un peuple Ă un effort violent sur les autres plutĂŽt quâĂ un effort violent sur lui-mĂȘme. Le renforcement de lâego collectif, qui est fait de peur, de fiertĂ©, de vanitĂ© et de vengeance, est un pouvoir Ă©lectoral expĂ©ditif mais extrĂȘmement sombre et dangereux sur le long terme, pour lâhumanitĂ© tout entiĂšre. Toutes les guerres europĂ©ennes nâont Ă©tĂ© quâun ping-pong dâego incessant, par lequel A passe un jour la frontiĂšre de B, et B passe un jour la frontiĂšre de A, et par lequel les coupables dâhier sont les ennemis de demain. Il est Ă la fois triste et gai de constater que le penseur politique peut porter un regard lucide sur les centaines de guerres quâa connues le monde, et tĂ©moigner de leur Ă©vidente futilitĂ©.
5.7.
Ce quâil faut appeler de ses vĆux, ce nâest ni la dictature Ă©clairĂ©e, ni la dĂ©mocratie de lâego â terrible « un ego, une voix » â, mais la dĂ©mocratie sans ego, celle du peuple qui dĂ©sire ce dont il a besoin, celle du peuple mĂ»r, qui nâatteindra jamais la maturitĂ© autrement que par lâessai et lâerreur, auxquels il a un droit inaliĂ©nable. Et mĂȘme si ces essais ou erreurs peuvent coĂ»ter des vies humaines, il nâen coĂ»tera jamais autant que les guerres dâego qui ont prĂ©cĂ©dĂ© et les essais ou erreurs des politiciens, et les futiles tentatives des oligarques de tout temps de diriger lâhumanitĂ© en lui bandant les yeux, ce dont le « tittytainment » de BrzeziĆski nâest quâune Ă©niĂšme manifestation.
5.8.
Le peuple mature ne peut exister quâen faisant de la sagesse une culture nationale, Ă laquelle tout le monde a droit, et qui nâest rĂ©servĂ©e ni au philosophe, ni aux versions modernes du chamane, du hiĂ©rophante ou de lâhomme-mĂ©decine. Ce peuple est conscient des maladies de lâĂąme quâon ne le rend pas honteux de soigner, alors quâaujourdâhui encore personne nâavoue â ne soigne, encore moins â ses nĂ©vroses et ses psychoses dont la sociĂ©tĂ© est pourtant incroyablement fĂ©conde et qui sont la source de toute violence.
Le prince noopolitique, ou « where deep thoughts are a duty »
6.1.
En quantitĂ©, et non en qualitĂ© transcendante, le volume de connaissance mondiale double tous les sept Ă neuf ans. Aujourdâhui, nous ne manquons pas de donnĂ©es, dâinformations ou de connaissances de bas niveau. Ce dont nous manquons cruellement, câest de concepts, de paradigmes Ă©lĂ©gants et unificateurs, de connaissances transcendantes, et de sagesse en particulier. La recherche actuelle nâest quâune usine Ă produire et Ă traiter des donnĂ©es, le chercheur nâest quâun zombie Ă donnĂ©es, et une poule pondeuse qui doit produire ses articles rĂ©guliĂšrement et quĂ©mander citations et financements. Ce systĂšme a abandonnĂ© toute transcendance, dâailleurs la plupart des publications transcendantes ont Ă©tĂ© rejetĂ©es dans lâhistoire et le seraient plus encore aujourdâhui car la revue des pairs (peer review), câest la pression des pairs (peer pressure), donc, en dernier recours, la pensĂ©e unique. De ce fait, la recherche aujourdâhui nâest disruptive et transcendante non par aspiration, mais quand elle ne peut pas faire autrement, ou encore par accident.
6.2.
Or sâil faut parler ici de la recherche (en sciences comme en humanitĂ©s, lâinformatique doit beaucoup aux philosophes, par exemple), câest quâelle est lâinfrastructure de la crĂ©ation de connaissances. Elle semble ne pas pouvoir ĂȘtre dirigĂ©e, car la diriger câest la limiter, mais elle peut ĂȘtre exhortĂ©e et inspirĂ©e : encourager, voire obliger, les chercheurs Ă ne travailler que sur ce quâils aiment rĂ©ellement et non sur le moins pire oĂč lâacadĂ©mie les a menĂ©s pourrait ĂȘtre un moyen de doper leur crĂ©ativitĂ© et leur productivitĂ©. Cependant, la recherche est fondamentalement non linĂ©aire et toute tentative de la linĂ©ariser est, en mĂȘme temps que cela est rassurant Ă lâesprit limitĂ©, limitant en lui-mĂȘme.
6.3.
On observe une corrĂ©lation trĂšs Ă©troite entre lâaugmentation du nombre de publications scientifiques et la croissance des exportations brutes en Chine. Bien sĂ»r, la corrĂ©lation nâest pas causation, mais cette croissance procĂšde de la noopolitique chinoise, qui est un facteur de paix. Le pays a aussi dĂ©cidĂ© dâexhorter ses chercheurs Ă pondre un maximum dâarticles (ce dont les inĂ©narrables classements universitaires se nourrissent essentiellement, et dâailleurs le plus influent dâentre eux est chinois), ce qui provoque de nombreux abus mais est nettement corrĂ©lĂ© Ă son avancĂ©e dans lâĂ©conomie de la connaissance. La recherche est une infrastructure de production de connaissance. Que lâon extrait la connaissance aujourdâhui comme le pĂ©trole hier prouve au moins que lâon a conscience de ce que la connaissance est le nouveau pĂ©trole, mĂȘme si ce nâest pas la bonne façon de lâextraire.
6.4.
On sait donc que le pĂ©trole de tout futur possible, câest la connaissance. Or si la matiĂšre est finie, la connaissance est infinie. Et toute mise en valeur de la matiĂšre procĂšde de la connaissance, qui est en dernier recours la ressource la plus vitale au monde, mais Ă©galement une ressource qui encourage le partage parce que ses Ă©changes sont Ă somme positive (loi de Soudoplatoff : partager une connaissance, câest la multiplier ; partager la matiĂšre, câest la diviser). Il est essentiel pour les Ătats de mieux produire, mais aussi de mieux distribuer la connaissance : de rĂ©former profondĂ©ment leur Ă©ducation pour la structurer autour de lâamour et non plus du devoir de la connaissance, lâamour (lâappĂ©tit) Ă©tant le seul moteur Ă mĂȘme de maintenir un haut dĂ©bit de connaissance sur le long terme.
6.5.
Or maintenir un haut dĂ©bit de connaissance est un devoir absolu pour    un Ătat, en particulier pour une dĂ©mocratie. Ce devoir sauve plus de vies quâaucun autre, il permet de sauter des Ă©tapes de peine et dâignorance dans les civilisations, et câest pourquoi il est dâune grande sacralitĂ©.
6.6.
Par ailleurs, si la circulation de la connaissance est une infrastructure, les Ătats doivent la considĂ©rer comme telle et y investir en consĂ©quence : câest la loi de Bruce Cahan. Car quâest-ce quâune superpuissance ? Un vaste territoire connectĂ© et une population de mĂȘme. Lâart de connecter sa population est proprement noopolitique, et il ressort dâinfrastructures Ă la fois solides et flexibles qui sont culturelles, sociales, mais aussi technologiques (tablettes, Internet aujourdâhui, neuroergonomie demainâŠ).
6.7.
Edgar Poe dĂ©crivait le paradis comme ce lieu « oĂč les pensĂ©es profondes sont un devoir ». La gouvernance par lâexpression dâun tel devoir national est la vĂ©ritable noopolitik. Elle est un effort strictement intĂ©rieur, et un effort strict sur soi-mĂȘme et sur personne dâautre. Elle ne consiste pas pour le savoir Ă vĂ©nĂ©rer le pouvoir, mais pour le pouvoir Ă vĂ©nĂ©rer la sagesse, la connaissance transcendante, car comme disent les soufis : le pire des sages est visiteur de princes, le meilleur des princes est visiteur de sages. Cette phrase dĂ©crit parfaitement le prince noopolitique : câest au savoir de rĂ©gner sur le pouvoir, et non lâinverse ! A-t-on jamais vu Socrate demander audience au stratĂšge ? A-t-on jamais vu DiogĂšne visiter Alexandre ? Câest pour rappeler quâun Ătat est perverti quand son savoir sert le pouvoir et quâil est sain que le pouvoir serve la sagesse que les soufis citent un tel proverbe.
6.8.
Comme la noopolitik est un effort sur soi, elle est gĂ©nĂ©ralement impopulaire. Pourtant, ses applications sont trĂšs vastes, et un Ătat qui la maĂźtrise est un trĂ©sor pour lâhumanitĂ©, dâoĂč Ă©mergeront des merveilles, comme en leurs temps Internet et lâordinateur. Or tout Ătat a le devoir dâĂȘtre un trĂ©sor pour lâhumanitĂ©, et il doit commencer par lâĂȘtre pour son peuple, car câest Ă lâĂtat de servir le peuple et non lâinverse. Il est aussi intĂ©ressant de noter quâĂ chaque fois quâune technologie militaire est mise au service des civils, elle devient un trĂ©sor pour lâhumanitĂ©. Cette observation fonde le sujet du complexe pacifico-industriel, qui est la transformation volontaire des armes de destruction massive en moyens de construction massive, par lequel les empires pourront se consolider en un clin dâĆil plutĂŽt que de sâĂ©tendre, et cultiver leur soft power par lâexemplaritĂ© et le shock and awe de lâespoir plutĂŽt que celui du dĂ©sespoir. Car le dĂ©sespoir est fini, mais lâespoir nâa pas de limite.
6.9.
Il est vital aujourdâhui pour les Ătats dâassurer un haut dĂ©bit de confiance, de connaissance et de sagesse. Le dirigeant qui exerce cet art est le Prince noopolitique. DĂšs son prĂ©ambule, lâUnesco dĂ©clare quâun tel art est le seul moyen de rĂ©aliser la paix mondiale. Cependant, le danger absolu resterait de construire un haut dĂ©bit de savoir sans sagesse, qui ne ferait que renforcer lâego et lui donner de nouvelles technologies plus puissantes encore. Il faut craindre un ego riche et puissant.
Du positivisme noopolitique
« Ce âMoiâ trouvera une vie future, une plus noble copie de la nĂŽtre, /OĂč chaque Ă©nigme sera rĂ©solue, oĂč chaque connaissance sera connue ; /OĂč il sera donnĂ© Ă lâhomme de voir le tout, que sur Terre il ne voit quâen partie.»
7.1.
Toute guerre ne peut exister que sur un mĂ©lange de connaissance et dâignorance. Il faut la connaissance de nuire, et lâignorance de transcender le conflit, la connaissance de nuire Ă lâennemi â qui est lâami de demain, en vĂ©ritĂ©, car tous les gĂ©nĂ©raux qui tuent quelquâun aujourdâhui privent leurs petits-enfants de leurs futurs amis â et lâignorance de nuire au conflit, qui est le seul ennemi Ă©ternel. Toute guerre est donc Ă la fois la maĂźtrise de lâart de la guerre et lâabsolue ignorance de lâart de la paix, qui est en fait la guerre contre lâego, ce que les musulmans qui ont encore un peu de mĂ©moire appellent le « Grand Djihad », la lutte contre soi-mĂȘme. Ce mĂ©lange dâignorance et de connaissance est la poudre noire de toutes les guerres, ce dont elles se nourrissent comme des parasites de lâhumain.
7.2.
Clausewitz appelle lâignorance de ce que fait lâennemi le « brouillard de guerre ». Mais si nous considĂ©rons la guerre elle-mĂȘme comme le vĂ©ritable ennemi, lâignorance de la façon de la dĂ©truire est le brouillard de la guerre Ă la guerre. En noopolitique, le brouillard de guerre, câest lâignorance des moyens de faire la paix, lâignorance des mĂ©thodes de guerre Ă la guerre, et des moyens de la paix, car comme Martin Luther King lâa rappelĂ©, la paix, câest bien plus que lâabsence de guerre.
7.3.
Il ressort que dans la connaissance totale et absolue, les guerres nâexisteraient plus. Cette observation fonde le positivisme noopolitique. Burton dĂ©crivait ainsi le paradis et la dissolution de lâego (« I ») dans la connaissance totale : « This âIâ may find a future Life, a nobler copy of our own, /Where every riddle shall be reeâd, where every knowledge shall be known; /Where âtwill be manâs to see the whole of what on Earth he sees in part7. »
7.4.
« Quand vous nâavez quâun marteau, vous voyez tous vos problĂšmes comme des clous. » Plus les Ătats dĂ©velopperont leur capacitĂ© de destruction, plus ils verront la destruction comme la seule solution Ă leurs problĂšmes. Le Moyen- Orient lâillustre tristement. Câest pour cela quâil y faut des leaders fĂ©minins dâesprit, comme Ruth Dayan, pour qui conciliation, compassion, patience, humilitĂ©, abnĂ©gation et harmonie sont des outils politiques normaux. Il y a un lien profond entre le fĂ©minin et la paix dans le monde, parce que la socio- Ă©volution a souvent confiĂ© aux femmes le rĂŽle de prĂ©server la vie quâelles seules peuvent mettre au monde, et aux hommes celui de la prendre. Ainsi les valeurs patriarcales se sont-elles construites autour de la compĂ©tition, de la vengeance et de la guerre, et les valeurs matriarcales, autour de la compassion, de la patience et du pardon inconditionnel.
7.5.
Une expression pointue du positivisme noopolitique est celle du dilemme du prisonnier. Deux prisonniers sont interrogĂ©s sĂ©parĂ©ment et ont le choix soit de trahir lâautre, soit de se taire. Si les deux se taisent, ils sont libĂ©rĂ©s ; si lâun se tait et que lâautre le trahit, il est condamnĂ© Ă vingt ans de prison et lâautre est libre ; si les deux se trahissent, ils sont condamnĂ©s Ă cinq ans de prison chacun. La stratĂ©gie la plus rationnelle individuellement est la trahison, mais lâĂ©tant individuellement justement, elle devient la plus probable et la plus stable collectivement, alors quâelle nâest pas la meilleure pour le groupe. Cette situation correspond Ă lâĂ©quilibre de Nash, qui est stable. La situation oĂč les deux se font confiance est lâoptimum de Pareto, qui est instable. On peut dĂ©montrer que lâoptimum de Pareto est dâautant plus instable quâil y a de joueurs, et lâĂ©quilibre de Nash dâautant plus stable.
7.6.
Le dĂ©sarmement nuclĂ©aire est un dilemme du prisonnier, car si une seule puissance dĂ©cide de garder ses armes, les autres ont trop Ă perdre pour se dĂ©sarmer elles-mĂȘmes. La signature du protocole de Kyoto pourrait sembler du mĂȘme ordre, car les Ătats pensent quâelle implique une dĂ©croissance, ou au moins un ralentissement Ă©conomique (rien nâest pourtant plus faux !) auquel cas un pays qui ne le respecterait pas aurait un avantage sur tous les autres. En rĂ©alitĂ©, comme Gunter Pauli lâa dĂ©montrĂ©, de mĂȘme que lâabolition sĂšche de lâesclavage a forcĂ© les Ătats du Nord Ă changer de paradigme productif les premiers et Ă sâindustrialiser avant les Ătats du Sud, lâabolition de la pollution nous fera entrer dans un nouveau paradigme industriel et Ă©conomique (lâ« Ă©conomie bleue », comme lâappelle Pauli) Ă la croissance nettement supĂ©rieure. Cependant, nous devons observer que, dans le cas du dĂ©sarmement nuclĂ©aire, nous Ă©chouons parce que lâoptimum de Pareto et lâĂ©quilibre de Nash sont distincts. Rien ne dit quâil nâexiste pas une situation de paix mondiale qui soit Ă la fois stable (Ă©quilibre de Nash) et collectivement optimale (optimum de Pareto). Cette expĂ©rience de pensĂ©e est un cas de positivisme noopolitique, car si une telle situation existe, elle se trouve dans la noosphĂšre, comme toute rĂ©solution transcendante de conflit par ailleurs.
7.7.
En dĂ©finitive, la gĂ©opolitique est lâart de contrĂŽler les peuples bien plus que les territoires : le contrĂŽle dâun territoire nây est intĂ©ressant que sâil implique directement ou indirectement celui dâun peuple. Or quand on plonge la gĂ©opolitique dans la connaissance absolue, elle devient un art dâune trĂšs grande futilitĂ© : la Terre tout entiĂšre nâest quâun point dans lâunivers, oĂč il y a simplement plus dâĂ©toiles dans notre galaxie que dâĂȘtres humains dans toute lâhistoire cumulĂ©e de lâhumanitĂ©. Et il y a sans doute le mĂȘme ordre de galaxies dans lâunivers que dâĂ©toiles dans la Voie lactĂ©e. La disparition dâune Ă©toile, voire dâune galaxie entiĂšre, aura Ă©tĂ© jusquâici plus frĂ©quente que celle dâun seul humain dans lâhistoire de lâunivers. Câest dire Ă quel point les guerres de ressources sont ridicules une fois plongĂ©es dans lâimmensitĂ© du savoir et de lâunivers, et Ă quel point il y a largement assez dâĂ©nergie â le nerf absolu de toute guerre, en vĂ©ritĂ©, devant le capital, qui nâen est quâun ticket de rationnement â pour tout le monde dans lâunivers. Or plonger la gĂ©opolitique dans la connaissance absolue, câest faire de la noopolitique. On comprend bien que la transcendance est une mĂ©thode noopolitique naturelle.
7.8.
Il y a, comme disait Gandhi, bien assez de ressources mĂȘme sur la Terre pour satisfaire chacun, surtout quand la connaissance vient donner un levier disruptif Ă la mise en valeur des ressources. Mais, comme le disait Ă©galement Gandhi, il nây a pas assez de ressources terrestres pour satisfaire lâego de chacun, en particulier lâego de tous les pays. Quant Ă la connaissance, elle peut, si nous le dĂ©sirons, nous assurer une croissance infinie.
7.9.
La gĂ©opolitique est donc une science par laquelle lâhumanitĂ© peut sâanĂ©antir, et comme tout humain qui aura Ă©tĂ© au moins cent milliards de fois plus rare quâune Ă©toile entiĂšre dans lâunivers, la gĂ©opolitique a son importance parce quâelle traite des erreurs et des morts, de choses qui sont plus rares que des Ă©toiles entiĂšres.
7.10.
En  conclusion,  pour  comprendre  à  quel  point  la  connaissance  peut  tenir toutes les causes dâun conflit dans sa main, analysons la colonne vertĂ©brale mĂȘme  de  presque  tous  les  grands  conflits  de  notre  histoire :  la  route  de  la Soie.  Elle  fut  le  théùtre  de  lâĂ©popĂ©e  dâAlexandre  le  Grand,  puis  celui  des croisades, de toutes les guerres de JĂ©rusalem, et aujourdâhui enfin la route de la Soie est devenue la route des hydrocarbures, qui la rend plus stratĂ©gique et  plus  disputĂ©e  encore.  De  mĂȘme  que,  durant  les  croisades,  il  était  plus facile  de  mobiliser  des  analphabĂštes  en  leur  parlant  de  bouter  lâinfidĂšle hors de la ville sainte, aujourdâhui les religions sont utilisĂ©es pour contrĂŽler ou perturber la route des hydrocarbures. Or dâoĂč vient cette route ? De la connaissance : un jour, les Chinois ont plantĂ© des mĂ»riers pour rĂ©gĂ©nĂ©rer les sols, et un jour on dĂ©cida dâutiliser ce que lâon avait cru un dĂ©chet, la fibre protĂ©ique du bombyx du mĂ»rier. La raison de centaines de guerres Ă©tait nĂ©e de  la  connaissance  dâun  petit  papillon. Toutes  les  guerres  du  xxe  siĂšcle  ont Ă©tĂ© liĂ©es aux hydrocarbures quant Ă elles, et au dĂ©but de ce xxie  siĂšcle elles le sont plus que jamais, quand lâOCDE fait tout ce qui est en son pouvoir diplomatique pour en sevrer la Chine, comme les AlliĂ©s ont tentĂ© de le faire pour  lâAllemagne  de  1914.  Pourtant,  Paolo  Lugari  a  dĂ©montrĂ©  quâil  est possible de produire des hydrocarbures renouvelables en de nombreux lieux trĂšs  éloignĂ©s  de  la  route  de  la  Soie. En  plantant  des  pins  des  CaraĂŻbes  sur des terres dĂ©sertifiĂ©es de Las Gaviotas, en Colombie, le visionnaire italien a créé  de  la  prospĂ©ritĂ©  presque  ex nihilo, en  particulier  des  colophanes  dont on peut tirer un excellent biodiesel. Câest cela, lâĂ©ternel pouvoir disruptif de la connaissance, et lâĂ©ternel pouvoir de paix de la sagesse. Car lâhomme et les Ătats sont en fait libres de crĂ©er des routes de la soie, des hydrocarbures, des ors en tous lieux. Ce nâest quâune courte pĂ©ripĂ©tie de 5.000 ans dans la comĂ©die â elle finit bien â de lâhumanitĂ© que dâavoir cru que ce sont ces routes qui font lâhumain et pas lâhumain qui rĂšgne sur ces routes.
7.11.
Câest Ă lâhomme de rĂ©gner par sa sagesse sur le territoire, et non au territoire de rĂ©gner sur lâhomme. Quand lâhomme cessera-t-il de mourir pour des territoires ? Quand commencera-t-il Ă nourrir les territoires de sa sagesse plutĂŽt que de son sang ?
7.12.
Au-delĂ donc des routes de la soie et des routes des hydrocarbures, il est possible de crĂ©er en tout lieu, en tout temps, des routes de la sagesse. Câest cela, se trouver dans le camp dâAthĂ©na.
7.13.
Or câest au pouvoir de se soumettre Ă la VĂ©ritĂ©, non Ă la VĂ©ritĂ© de se soumettre au pouvoir. La VĂ©ritĂ© est la forme suprĂȘme de pouvoir.
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