Professeur des universités à Sciences Po, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, l’auteur s’interroge sur la remise en cause actuelle du modèle capitaliste, à l’heure où l’immense majorité des habitants de la planète y aspirent.Le capitalisme est-il le meilleur des systèmes ou seulement le plus efficace ? Faut-il se réjouir de sa propagation universelle ou bien faut-il simplement se résigner à sa domination planétaire, puisque personne ne semble à ce jour capable de proposer un modèle de production et de distribution des richesses alternatif et crédible ? Les pays riches balancent entre la satisfaction de voir partout repris un modèle qu’ils connaissent bien et la crainte de ne plus en être les grands bénéficiaires, après des siècles de monopole. Ce sont les pays pauvres qui espèrent prendre place au banquet de la prospérité grâce au grand marché planétaire. Eux rêvent du capitalisme. Des centaines de millions de Chinois, d’Indiens ou de Brésiliens s’imaginent demain en propriétaires cossus : voitures, jolie maison, double garages, jardin coquet, cuisine « à l’américaine », écran plat et géant, etc. Imparfait, c’est certain ; fragile, assurément ; aveugle et cynique, peut-être ; mais le capitalisme se coule avec l’apparence du naturel au coeur de l’activité humaine, si bien qu’il semble en être l’émanation la plus pure. Il est la manifestation la plus fidèle de l’ingéniosité humaine : il est ce qui rend matériellement possible l’exceptionnelle aventure du genre humain ; il est l’expression majeure et populaire de l’effervescence sociale que la vie est capable d’engendrer. N’en doutons pas, le capitalisme fait rêver les trois quarts de l’humanité. Il n’y a que chez nous que l’invitation à « rêver le capitalisme » peut être jugée provocante, car la quasi-unanimité de nos contemporains espère atteindre au plus vite ces petits bonheurs privés, matérialistes, si semblables les uns aux autres et qui requièrent la production d’une grande quantité de richesses.
Le quart restant glisse lentement dans une défiance de plus en plus marquée, conduisant à des formes variées d’hostilité que les autres prennent pour une expression de notre déclin. Notre lassitude les encouragera. En un fantastique retournement, le capitalisme trouve aujourd’hui ses plus fervents supporteurs dans les pays les plus pauvres, tandis que les plus sceptiques se recrutent chez les plus riches. L’anticapitalisme pourrait devenir une idée occidentale, retour à la case départ, mais cette fois comme une idée de riche. Quelle ironie de l’histoire de voir les inventeurs du modèle économique le plus performant commencer à le craindre au motif qu’il se propage.
Il est évidemment trop tard. La globalisation marque la fin d’une histoire et le commencement d’une autre, car la marche triomphante du capitalisme ne saurait être confondue avec le cours d’une fatalité ou l’expression d’un moindre mal, l’unique modèle, et non le meilleur, qui s’imposerait malgré tous ses vices, faute d’alternative. Il n’y a rien de spontané dans cela. Le capitalisme suppose au contraire des principes et des mécanismes de régulation. Lui-même appelle cette puissance extérieure – c’est la « politique » -, car le capitalisme est impossible sans le droit de propriété, et ce droit n’est rien sans une autorité pour en garantir le respect. Il faut donc une puissance publique. Le capitalisme appelle une régulation car il est fait de milliards d’actions individuelles dont on ne peut connaître les effets collectifs ou de long terme qu’elles entraînent, que ce soit sur la nature ou que ce soit sur les hommes.
Aucune nation seule, ni l’Europe ni même l’Occident, ne peut contenir ou orienter cet incroyable mouvement collectif. Si nous nous y opposons, le capitalisme poursuivra sa route malgré nous. Si nous voulons le réguler, il faudra compter avec tous les autres, donner le jour à un immense compromis, car le capitalisme est désormais planétaire. Voyons-y l’annonce d’une révolution sans équivalent depuis la fin du Moyen-Âge. Le monde requiert une politique globale. La cosmopolitique commence aujourd’hui. Ce qui fut, il y a longtemps, l’idéal politique, philosophique et moral d’une élite européenne subtile et profonde est devenu un impératif pour toute l’humanité. C’est une chance pour nous et peut-être la dernière que de prendre une part active à cette nouvelle jeunesse du monde.
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