Jacques Delpla – Europe : échange dette « bleue » et dettes « rouges » contre réformes

La crise actuelle des pays de la Périphérie de la zone euro (Grèce, Portugal, Espagne, Italie, Irlande –que j’appelle ici les ‘Périphs’, i.e. un tiers du PIB de la zone euro) demande à la fois des réformes budgétaires, mais surtout des réformes de compétitivité et de croissance. Pour leur donner du temps et des chances de succès, je propose un échange de la dette publique de ces pays là en dette senior Bleue et en dette junior Rouge, sans paiement d’intérêt pendant la période de réformes (10 ans), sous condition de réformes majeures.

La crise actuelle de la zone euro est d’abord et avant tout une crise de compétitivité des pays périphériques, dont les prix, salaires et coûts ont augmenté beaucoup plus que leur productivité, donnant naissance à des déficits de balance des paiements de 10% du PIB – des niveaux insoutenables. Ces déficits ont été permis par des emprunts massifs au reste de la zone euro, sous forme de dette publique et privée (qui ont donné l’illusion d’accroissement de la richesse), qu’aujourd’hui les investisseurs hésitent de plus en plus à refinancer. Depuis 1998, les Périphs ont vu leurs coûts salariaux unitaires augmenter de 40% (Espagne, Italie) à 57% (Grèce), contre +2% en Allemagne. Idem pour leurs prix à l’exportation, qui ont augmenté de 20% (Portugal) à 35% (Espagne, Italie) et même 45% (Grèce) de plus qu’en Allemagne depuis 1998. C’est cela la racine de la crise actuelle : les Périphs sont aujourd’hui trop chers ! Les marchés savent qu’ils vont devoir ajuster leurs prix d’environ -25% et rechignent de plus en plus à refinancer leur dette tant que l’ajustement n’est pas intervenu. Pourquoi investir en dette espagnole (publique ou privée), alors que le taux de chômage est déjà de 20% avant même la contraction budgétaire et alors que l’Espagne doit encore réduire ses coûts de 25% ? C’est ce que les dirigeants de l’UE et leur plan européen de 750 Md€ ignorent et ne traitent pas.
L’ajustement des seuls budgets ne sera pas suffisant. Il devra, dans les Périphs, être accompagné par de forts programmes de croissance (réforme de l’offre) et de réduction des prix et salaires. Sans cela, les Périphs ne pourront pas rester durablement dans la zone euro, car ils ne pourront indéfiniment financer des déficits externes aussi larges. Les marchés, le sachant, précipiteront rapidement leurs défauts et leur sortie de la zone euro. Bref, sans engagement crédible dès aujourd’hui à réformer massivement leur compétitivité, les marchés ne financeront plus les Périphs qui alors, malgré le FMI et l’UE, risquent de quitter la zone euro et de faire défaut sur leurs dettes privées et publiques. Comment éviter cela ?
Tout d’abord, la réforme des Périphs va demander de 5 à 10 ans. Il s’agit bien ici de révolutionner leur système économique. Pour reprendre André Sapir (Globalisation and the Reform of European Social Models, BRUEGEL, 2005), le modèle économique et social Méditerranéen, fait de faible concurrence, de rentes, de faible innovation et d’État social inéquitable et mal ciblé, est à la fois inefficace et injuste. Le choix pour les pays Méditerranéen est entre embrasser un modèle Anglo-Saxon efficace et peu juste ou un modèle efficace et juste, mais avec beaucoup d’impôts (modèle Scandinave). Il est illusoire de croire que cet ajustement peut se faire en 3 ans comme le dit le FMI pour la Grèce. Comment donc acheter du temps pour la réforme ?
Mon idée ici est de combiner des réformes majeures de l’offre, avec ajustements des budgets et de la compétitivité, le tout avec une restructuration volontaire et un allongement de la dette publique de ces pays. Ces pays, s’ils mettaient en œuvre leurs réformes, pourraient ne pas payer le service de leur dette, pendant la phase de réformes majeures. Comment faire cela, ce manière crédible et sans mauvaises incitations (alea moral) ?
Il y aurait un contrat politique sur 10 ans entre les Périph et l’ensemble de la zone euro. Les Périphs s’engageraient à ajuster leur compétitivité (‘dévaluation interne’) sur 5 à 10 ans, à réformer de fond en comble leur modèle de croissance et leur modèle social (vers le Scandinave ou l’Anglo-Saxon) dans les prochaines années, à réformer massivement leurs politiques budgétaires (règle budgétaire dans leur Constitution, sentier crédible vers des surplus budgétaires durables). Pour cela, ils devraient commencer ces réformes tous azimuts dès 2010, même si leurs effets ne pointent que dans plusieurs années. C’est ce que j’appelle le changement radical de modèle. En outre, les Périphs s’engageraient à séparer leurs nouvelles émissions de dette publique en dette senior (les premiers 60% du PIB) –que j’appelle dette Bleue-, et en dette junior (le reste, que j’appelle dette Rouge). Cliquez ici pour mon article de mai 2010, avec la proposition sur la dette Bleue et les dettes Rouges.
En contre partie, les pays de l’UE (Allemagne et France surtout) accepteraient de garantir (de manière conjointe et solidaire) la dette Bleue, senior des Périphs. Pour laisser du temps à la réforme et pour réduire l’ampleur de l’effort budgétaire, les Périphs proposeraient aux détenteurs actuels de leur dette publique l’échange volontaire de leur dette actuelle en dette Bleue et en dette Rouge zéro-coupon de 10 à 15 ans. En termes non techniques, la dette publique actuelle des Périphs (majoritairement courte) serait échangée en, d’une part, de la dette longue Bleue senior, garantie par l’Allemagne et le reste de la zone euro, et, d’autre part, en dette longue Rouge junior. Mais ces dettes Bleue et Rouge, rallongées, ne paieraient pas de taux d’intérêt pendant 10 à 15 ans (les intérêts étant capitalisés). La dette non échangée étant éligible à la restructuration non volontaire (le défaut étant possible après programme FMI), il est probable que les investisseurs se rueront vers cette offre d’échange.
C’est la contribution des investisseurs à la réforme : s’ils vont à l’échange, ils donnent du temps à la réforme en la finançant et ils se retrouveront avec une dette très sûre (la Bleue) et une dette peu sûre (la Rouge), laquelle ne sera honorée que si les réformes marchent. La dette Rouge devient alors une dette contingente aux réformes ! Ce mécanisme réduirait le service de la dette des Périphs de 3 à 6 points de PIB pendant 10 ans et leur permettrait d’acheter du temps pour leurs réformes. Pour éviter tout aléa moral, l’UE (i.e. l’Allemagne et la France) devrait avoir un droit de veto sur les soldes budgétaires de ces pays tant que cette dette Bleue zéro coupon ne sera pas remboursée, ainsi qu’un droit de regard sur les réformes structurelles de ces pays : si elles étaient insuffisantes, un pays bénéficiaire se verrait obligé de rembourser sa dette de manière accélérée. Ce mécanisme est volontaire, vertueux et avec les bonnes incitations. Enfin, il fait participer les investisseurs privés au financement et aux risques des réformes ; c’est je crois beaucoup mieux que les plans de rigueur d’aujourd’hui – aveugles et sans espérance.

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