Dans un article paru dans la revue Europe’s World (automne 2007) et intitulé « Le piège d’une ‘identité’ européenne », Kemal Dervis, administrateur du Programme de l’ONU pour le développement, plutôt que de s’évertuer à définir l’identité européenne et de tomber dans le piège de l’euro-nationalisme, propose que l’Union devienne la « championne d’une gestion plus efficace des problèmes globaux ». L’Europe est actuellement à la recherche d’une vision claire de son avenir et d’une meilleure définition du projet européen. Après les changements importants survenus pendant la dernière décennie, l’intensité et la complexité du débat n’ont rien de surprenant. Il y a, cependant, à la fois trop de recherche conceptuelle, polarisée exclusivement sur « l’espace européen » lui-même, et pas assez d’efforts pour situer pleinement le projet européen dans la marche du monde. L’Union européenne doit s’adapter à une mondialisation accélérée et relever le défi posé par une intégration toujours plus poussée du système financier.
Pour les entreprises basées en Europe, les marchés américain, asiatique et moyen-oriental sont aussi importants (ou parfois plus importants) que le marché « unique » lui-même. L’effondrement d’un pays en Afrique ou en Asie centrale n’est pas sans conséquence sur la sécurité de l’UE et sur son budget de défense. Les marchés financiers européens reflètent la situation à New-York ou à Shanghaï. Les émissions de gaz à effet de serre en Amérique du Nord et en Asie affectent davantage le climat en Europe que la limitation des émissions à l’intérieur de ses propres frontières.
L’Union est écartelée entre son rôle local ou régional et son rôle global, ce qui explique en grande partie les difficultés que connaît actuellement le projet européen. Les citoyens veulent, en effet, davantage de démocratie directe avec priorité à l’échelle locale et régionale. Les identités régionales ont rarement été aussi visibles. Dès lors, ce n’est pas seulement Bruxelles, mais les capitales nationales qui semblent lointaines tandis que l’activité du Parlement européen paraît déconnectée des préoccupations quotidiennes. C’est pourquoi tant de citoyens de l’UE montrent si peu d’intérêt pour les élections européennes. Par ailleurs, les grands problèmes (lutte contre le terrorisme, protection contre la grippe aviaire, prolifération nucléaire ou lutte contre le réchauffement climatique) semblent être davantage du ressort de l’ONU. Dans ce contexte, le rôle des institutions de l’UE apparaît incertain aux yeux de la plupart des Européens…
Pour que le projet européen avance, il est primordial d’expliquer aux citoyens comment la construction de l’Europe pourra, à la fois, avoir plus de contrôle sur la vie quotidienne (grâce à des institutions locales disposant de davantage de prérogatives) et répondre plus efficacement aux grandes questions qui se posent dans un monde de plus en plus interdépendant (sécurité, réchauffement climatique, paix…). Les citoyens veulent savoir comment l’Europe peut servir de lien efficace entre leurs préoccupations quotidiennes et le monde extérieur.
Répondre à ces préoccupations concrètes et montrer ce que les niveaux de gouvernance supplémentaires peuvent et doivent apporter dans le monde globalisé du 21ème siècle doit être la priorité. Trop d’efforts sont gaspillés dans de vaines tentatives pour définir une « identité européenne » qui recréerait, au niveau continental, un nationalisme semblable à celui du 19ème et du 20ème siècle. Il est vain de vouloir définir un nouveau « nationalisme européen » qui remplacerait le nationalisme français, allemand ou tout autre nationalisme du passé. La langue, l’Histoire, les coutumes et les goûts locaux font de « l’euro-nationalisme » un objectif peu crédible. Un Espagnol de Séville, un Suédois d’Umeö et un Grec de Crète peuvent-ils partager la même allégeance nationaliste envers l’Union européenne, une allégeance du même type que celle qui existait envers les Etats-nations? Est-ce même souhaitable? Voulons-nous recréer au niveau du continent les passions qui ont conduit à tant de conflits meurtriers dans le passé ?
Une partie de l’opinion a considéré que le christianisme pouvait être le ciment de la construction de l’identité européenne. Devons-nous abandonner l’un des plus grands succès des Lumières (la séparation de l’Etat et de l’Eglise) pour créer un « euro-nationalisme » basé sur la religion? Doit-elle se définir d’une manière qui va dans le sens du « choc des civilisations » et des grandes fractures religieuses, alors que le monde est de plus en plus interdépendant? L’Europe doit-elle considérer son avenir avec un regard nostalgique à l’égard d’un passé lourd de souffrances ou doit-elle, à l’inverse, en attendre des relations pacifiées, débarrassées des « identités meurtrières », pour emprunter l’expression d’Amine Maalouf ?
Dans l’optique de la recherche d’un nouvel ordre mondial, il est temps d’abandonner ces chemins de perdition pour discuter de l’avenir de l’Europe. Celle-ci peut ouvrir la voie en montrant comment surmonter la faiblesse des Etats-nations traditionnels face aux problèmes mondiaux et comment renforcer la démocratie par plus de participation citoyenne et de pouvoir au niveau local. L’Europe n’a pas à se construire « contre » quiconque. Au contraire, elle doit maintenir des liens forts avec les autres parties du monde. Certains pays européens ont un rôle important à jouer dans ce domaine.
Le Royaume-Uni sera toujours un lien fort entre l’Europe et les pays anglophones, notamment les USA. L’Espagne, l’un des pays les plus impliqués dans le succès de l’UE, approfondit les liens privilégiés qui l’unissent à l’Amérique latine. La Turquie (déjà fortement intégrée à l’Europe par le commerce, la finance, la coopération en matière de défense et un processus de convergence avec l’Union européenne vieux de plusieurs décennies) peut contribuer à renforcer les liens avec le monde musulman au sud et avec les pays asiatiques à l’est. Tout cela peut amener l’Europe à avoir un rôle leader, en matière de gouvernance mondiale et dans la réponse à apporter aux problèmes globaux qui ont un impact sur la vie quotidienne de tous les citoyens européens.
Ces derniers doivent sentir qu’ils ont prise sur les événements et que l’Europe est à leur côté. Il peut s’agir de la participation à la construction de routes de campagne en Bulgarie, de la diffusion d’une carte vitale européenne permettant aux Européens de se faire soigner partout en Europe, d’une aide plus efficace dans la lutte contre la pauvreté en Asie, ou bien encore, des négociations sur la lutte contre le réchauffement climatique qui débuteront en décembre à Bali. Les Européens veulent la réussite de l’Europe, ainsi que des institutions européennes efficaces, qui emploient judicieusement le principe de subsidiarité.
Le défi n’est pas de trouver une définition parfaite de l’identité européenne, mais de concevoir un processus et des institutions qui génèrent un contrôle démocratique, stimulent l’efficacité économique et permettent à l’Europe de jouer un rôle de premier plan pour faire face aux menaces globales. Ainsi, dans le cadre général de l’ONU, grâce aux ressources qu’elle consacre déjà aux organismes internationaux et à la coopération, l’Europe peut se faire la championne d’une gestion beaucoup plus efficace des problèmes globaux. Un nouveau rôle capable d’engendrer un sens de la mission et de l’accomplissement si nécessaire à l’avancement du projet européen dans le 21ème siècle.
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