
Anne Rosencher : "Populisme", les pièges d'un mot
Anne Rosencher | 07 novembre 2020
L’incapacité du système à produire une élite qui intègre au moins en partie le diagnostic populaire met le pays en danger politique.
Qu’est-ce qu’il a encore fait, celui-là ? En écoutant France Inter, l’autre jour, alors que l’humoriste matinale employait – au jugé – une dizaine de fois le terme « populiste » dans son billet, je me demandais, l’oreille distraite, ce qu’avait encore fait « le peuple » pour que sa racine latine vienne nourrir tant de courroux. Il était question, cette fois, du comportement aberrant de certains face au , et notamment celui des « anti-masques ». Le diagnostic était sans appel, qui taillait un costume – en soi justifié – aux rebelles du FFP2 : il s’agissait de « populisme scientifique » et de « populisme sanitaire »… Et qu’importe si une récente enquête de la Fondation Jean Jaurès a montré que, parmi les anti-masques, les cadres et professions intellectuelles supérieures sont largement surreprésentées (36 % des personnes interrogées, pour 18% dans l’ensemble de la population)… Le peuple a parfois le dos large.. « Nom, masculin. Politique (souvent péjoratif) : discours s’adressant aux classes populaires, fondé sur la critique du système et de ses représentants », nous apprend Le Robert. Dans les faits : mot fourre-tout devenu cri de ralliement, qui assure l’assentiment des uns et l’irritation des autres, surtout si vous l’assortissez d’une périphrase entendue. Le cancer populiste – « comme on dit dans le jargon de centre gauche », ironise Michel Houellebecq – englobe des phénomènes plus que variés, allant de Marine Le Pen à Boris Johnson, en passant par , Jean-Marie Bigard, les gilets jaunes, la xénophobie, les tarifs douaniers, le souverainisme, ou les anti-masques (donc). Facilité de langage et « paresse de savoir ». Ça n’est, bien sûr, ni le premier ni le dernier vocable fouillis du débat français. Par exemple, son pendant chez les pavloviens de l’anti-système est la « bien-pensance ». Mais l’utilisation frénétique du terme « populisme »pose néanmoins une question singulière : n’est-il pas problématique de regrouper en gros tout ce qui émerge et déplaît à l’élite politique et médiatique sous un même terme, avec la racine « peuple » dedans ? En plus de donner au débat public des allures de syndrome de la Tourette anti-populo, ce terme, par son imprécision,traduit « une paresse de savoir » selon la belle expression de Marc Bloch. Une facilité de langage, qui permet declasser et catégoriser sans avoir à faire d’abord la démarche de l’analyse, pour diagnostiquer, trier, distinguer, et définir. L’idée ici n’est pas de dire que si l’on savait mieux, on découvrirait que le peuple est par nature bon, et a toujours raison. La facilité qui attribue une plus grande vertu spontanée aux classes populaires est un mensonge ou une erreur pareillement délétère. Simplement, la précision du diagnostic et des mots qui le qualifient serait une première étape pour sortir de la fracture sociologique, politique, humaine, qui ne cesse de s’aggraver, et qui creuse le pays en deux grands blocs – pour le dire vite : les gagnants et les perdants de la mondialisation telle qu’elle s’est organisée ces dernières décennies. La raréfaction des points de contact entre ces deux « clans » (on n’habite plus les mêmes quartiers, on ne fréquente plus les mêmes écoles, même plus les mêmes colos) est allée de pair avec l’enfermement dans une grille d’analyse binaire. Et l’incapacité du système à produire une élite à l’écoute du diagnostic populaire -ou du moins d’une partie de ce dernier – est une des plus grandes menaces qui pèsent aujourd’hui dans notre pays. Et en France peut-être plus singulièrement qu’ailleurs. Boris Johnson n’est pas Marine Le Pen. On pense par exemple ce qu’on veut du Premier ministre britannique – il n’a pas que des succès depuis son élection -, mais il n’est pas Marine Le Pen. Il est un pur produit de l’élitisme anglais, qui gouverne avec l’un des deux grands partis démocratiques britanniques : les conservateurs. En réalité, la possibilité d’un « BoJo »garantit au Royaume-Uni de n’avoir jamais à sa tête le grotesque et xénophobe Nigel Farrage. Alors que nous laissons grandir la menace aventureuse d’une candidate incompétente, issue d’un parti anti-républicain. Oui, nous la laissons grandir ! Selon une récente étude de la Fondation pour l’innovation politique, un quart (24 %) des Français de 18-24 ans se disent désormais « certains » ou « ont de fortes chances » de voter pour Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2022. Un quart ! C’est dix points de plus qu’en décembre 2019. Jusqu’à quand notre système politique misera-t-il sur « le plafond de verre » électoral du RN pour s’assurer que la contestation – majoritaire en nombre – ne gagne pas dans les urnes ? Et quand bien même ! Peut-on continuer durablement, sans abîmer la démocratie, d’avoir des comportements électoraux aussi tranchés sociologiquement, entre « raisonnables » et « populistes » ? « La perversion de la cité commence avec la fraude des mots », écrit Platon. Choisir et varier ses mots, c’est la première étape de la démarche politique.
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