Christophe de Voogd: «Pourquoi le meurtre de Lola est un fait politique majeur»
Christophe de Voogd | 20 octobre 2022
TRIBUNE - Le retentissement du meurtre de la jeune Lola dans le pays est encore renforcé par les déclarations étranges des pouvoirs publics ainsi que de nombreux élus et commentateurs, analyse l’historien, président du Conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
Évoquer le meurtre atroce de la petite Lola ne peut se faire sans de longues hésitations ; d’une part, parce que la retenue face au deuil est un devoir de civilisation plus encore que de civilité ; ensuite, parce que la famille a exprimé clairement son rejet de toute exploitation politique ; enfin, parce que cette exploitation justement fait rage de tous côtés et que le risque d’«en rajouter» menace toute prise de parole. C’est donc d’une main tremblante que le commentateur soumettra à la délibération collective des réflexions dont l’urgence lui paraît encore plus impérieuse que celle du silence et du respect.
Plus impérieuse, car l’exploitation politique est une chose, l’analyse politique en est une autre: or, cette tragédie, qu’on le veuille ou non, est d’ores et déjà un fait politique majeur.
Elle interroge d’abord directement la conduite des affaires du pays sur deux enjeux qui font l’objet d’une forte préoccupation des Français – là encore, qu’on le veuille ou non: l’immigration et la sécurité. Cette tragédie met en effet en jeu, dans son déroulement même, le statut de l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) dont la principale suspecte était frappée et qui est restée sans suite. Malgré toutes les contorsions rhétoriques entendues ces derniers jours – contorsions sur lesquelles l’on reviendra -, un fait «incontournable» demeure, comme l’a rappelé le pragmatique David Lisnard: si cette OQTF avait été appliquée, Lola serait toujours vivante.
Et, malgré la grande spécificité de l’affaire, c’est là sa différence avec un fait divers qui renvoie à la présence au mauvais endroit et au mauvais moment, selon l’expression consacrée, de la victime, pas à celle de l’agresseur. Dès lors que se multiplient les cas de violence extrêmes commises par «des personnes qui n’auraient pas dû se trouver là», il est légitime de parler de faits de société et d’interroger les politiques publiques qui ont, d’une façon ou d’une autre, permis cette présence indésirable.
Force est de constater que les déclarations et les commentaires entendus ces jours-ci constituent un florilège des pires ruses argumentatives repérées et dénoncées au cours de l’histoire de la rhétorique, de Platon à Schopenhauer.
Mais ce qui rend la tragédie de Lola encore plus politique, ce qui met en jeu le fonctionnement même de la cité et nous conduit au cœur de notre démocratie, de ses mécanismes et de ses failles, c’est le fossé immense qu’elle révèle entre le «cadrage» du débat public qui s’en est suivi et la réaction populaire ultramajoritaire. Pour parler comme Raymond Boudon, ce qui est en jeu, ici, c’est la compétence morale du peuple confrontée à un discours dominant en total décalage. Peu suspect de démagogie et encore moins de populisme, ce sociologue – si marginalisé de son vivant et si regretté depuis sa disparition – faisait observer, dans une note lumineuse commandée par la Fondation pour l’innovation politique, que cette compétence morale n’était ni une illusion ni un vœu pieux, mais le postulat même de la démocratie représentative. Le peuple y est en effet le souverain et doit se prononcer de façon éclairée – comme disait le siècle des Lumières, si bien nommé – sur les enjeux collectifs comme sur le choix de ses mandataires.
Bien sûr, ce peuple peut s’égarer ; mais, comme le dit l’adage, il est impossible de tromper tout le monde tout le temps, surtout dans un pays de vieille culture démocratique. Or, ce à quoi l’on assiste ces derniers jours, c’est à la mise à mal de deux principes fondamentaux de cette compétence morale: le bon sens, d’une part, fondé sur le respect des faits et des règles de la logique ; et de l’autre, le principe de justice, c’est-à-dire d’équité, qui veut que l’on traite des situations analogues de manière identique et, inversement, des situations différentes de manière distincte.
Or, force est de constater que les déclarations et les commentaires entendus ces jours-ci constituent un florilège des pires ruses argumentatives repérées et dénoncées au cours de l’histoire de la rhétorique, de Platon à Schopenhauer.
Que dire par exemple de cette «série noire de faits divers», oxymore sidérant s’il en est? De cette «obligation de quitter le territoire qui n’est pas obligatoire»? De cet étrange raisonnement qui veut que «si la suspecte avait eu des papiers en règle, l’horreur du crime n’aurait pas été moindre»? De cette inversion victimaire qui met en avant les violences conjugales subies par cette dernière? De ce «sentiment d’insécurité qui n’est pas étayé par les faits» dont nous parlent les tenants sur tant d’autres sujets du «respect absolu du ressenti»? De cette «décence devant le deuil», invoquée par ceux-là mêmes qui ont battu estrades, plateaux et réseaux sociaux lors du meurtre de George Floyd? Enfin, de cette dénonciation, par des personnalités et des formations elles-mêmes politiques, de «l’exploitation politique du drame par l’extrême droite xénophobe»?
Le spécialiste de l’argumentation n’aura pas de difficulté à repérer les tours et détours de cette rhétorique abusive: du déni pur et simple à la substitution du sujet, en passant par la contradiction in terminis et par l’argument de l’ignorance («il n’y a pas de statistiques ethniques en France donc on ne peut rien dire sur la part des immigrés dans la délinquance»).
La violation systématique du bon sens et du principe d’équité provoque l’exaspération des Français, soumis à la torture de la dissonance cognitive et à l’écartèlement du « deux poids, deux mesures.
Mais ce qui est en jeu est bien plus sérieux: la violation systématique du bon sens et du principe d’équité provoque l’exaspération des Français, soumis à la torture de la dissonance cognitive et à l’écartèlement du «deux poids, deux mesures». D’où leur oreille de plus en plus attentive au discours qui voudrait bien, par un sophisme inverse, assimiler immigration et délinquance.
On ne fera pas de procès d’intention à tous ceux qui mettent au-dessus de l’honnêteté intellectuelle le souci de «ne pas faire le jeu de l’extrême droite». Mais on leur fera remarquer, pour parler comme Max Weber, qu’à force de saper tous les repères de la logique et de la morale leur éthique de conviction risque d’aboutir très précisément au résultat contraire.
Il se trouve que Max Weber est l’un des grands inspirateurs de Raymond Boudon, et on lui doit, comme le rappelle ce dernier, l’idée que «le principe de dignité humaine est à l’origine de la notion de citoyenneté» et qu’elle trouve sa source première dans l’Épître aux Galates de Paul. Il faudrait sans doute y ajouter l’héritage de l’universalisme stoïcien et le droit romain. Or, c’est bien cette dignité – lieu de convergence bien identifié au demeurant par le dialogue interreligieux – qui, seule, peut nous permettre de prendre un peu de hauteur dans la polémique ambiante. Rares sont les hommes politiques qui le rappellent, mais ils existent. Or, nul doute que cette inspiration est l’une des voies pour sortir de l’impasse du débat politique, où la victimisation générale fait trop souvent oublier les vraies victimes: celles dont la dignité justement a été bafouée en même temps que la vie leur a été ôtée.
L’une d’elles s’appelait Lola. Nous lui devons donc, comme le dit si bien l’expression courante, «un sursaut de dignité».
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