Dominique Reynié : « La politique française est caractérisée par l’absence d’option libérale »

Dominique Reynié, Ludovic Lea | 22 septembre 2014

Dans un entretien accordé à Contrepoints le 22 septembre 2014 , Dominique Reynié revient sur les thèmes marquants de l’actualité politique des derniers mois.

Contrepoints : Certains médias, classés à droite, vous présentent comme un « héraut de l’idéologie libérale-libertaire à la sauce mondialiste ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Dominique Reynié : Ça me fait rire. Je me considère comme libéral et je me présente comme tel. Lorsque j’ai créé la Fondapol, je voulais une fondation libérale, progressiste, européenne. Certains étaient un peu effrayés par cette perspective. Cette formule est outrancière et au fond un peu bébête, mais elle a l’avantage de manifester une reconnaissance : je suis reconnu comme libéral et c’est très bien ! L’exaspération de son auteur transparaît dans l’expression, un agacement qui est dû au fait que ce pays a totalement perdu l’habitude de discuter avec des libéraux. Un libéral est nécessairement un ultra-libéral, comme vous le savez sûrement.

Contrepoints : À la différence que vous n’êtes pas seulement libéral : vous vous présentez en tant que libéral progressiste. Est-ce par opposition à un autre libéralisme, qui serait lui conservateur ?

Dominique Reynié : Le libéralisme présente mille subtilités, toutes intéressantes. On a besoin de libéralisme économique, mais je crois que le libéralisme politique – les libertés – est à protéger et à déployer. Les libertés ne sont pas assurées de durer toujours – en règle générale d’abord, et tout particulièrement en ce moment. Des menaces pèsent sur les libertés, et c’est un point à mettre en avant. Je veux également me distinguer de certains libéraux qui, étant favorables à une économie plus libre, ont pu bloquer sur des thèmes sociétaux. Par exemple, j’ai soutenu, et même préconisé, la loi sur le mariage pour tous. Je considère qu’au nom de la liberté et de l’égalité, et aussi au nom de l’amour – qui  est une justification forte – il est difficile d’admettre que le lien entre deux personnes ne puisse être reconnu car il s’agit d’un couple de même sexe. Nous avons commencé à travailler sur ces questions dès 2004, c’est une chose clairement affirmée pour que notre positionnement libéral soit pris dans sa cohérence et sa force.

Contrepoints : Parmi les libéraux opposés au mariage homosexuel, nombreux sont ceux qui invoquaient la notion de prudence. Vous avez beaucoup travaillé sur Hayek dans le passé. Ses travaux ne viennent-ils pas fournir des arguments aux libéraux plus conservateurs sur les thèmes de société, ceux qui rejettent les lois « sociétales » qu’ils perçoivent comme autant de constructions rationnelles portant réforme d’institutions séculaires ? N’est-ce pas également audible pour un libéral comme vous ?

Dominique Reynié : C’est tout-à-fait audible. Sur la question du mariage, la sensation que l’on n’avait pas la possibilité d’être sereinement pour ou contre m’a heurté. Le « contre » était stigmatisé, voire archaïsé, tandis que les personnes en faveur de la loi sur le mariage pour tous étaient présentées comme des fossoyeurs de la civilisation : j’ai même parfois entendu des formules laissant penser que l’anthropologie était menacée. Il s’agissait d’une confrontation violente, car chacun partait du principe que la position de l’autre était irrecevable.

Le mariage homo n’était pas une demande communautariste.

En l’espèce, je trouve illégitime l’idée que l’État puisse refuser à un couple toute une série de reconnaissances et d’avantages qui sont conférés à d’autres couples, en raison de sa composition. Intellectuellement je suis très intéressé par les libertariens, la disparition de l’État, tout cela m’intéresse beaucoup – et même, fondamentalement, je la souhaite. On peut avoir une discussion sur l’horizon idéal, qui dans mon cas ne comprend pas d’État. Je suis cependant obligé de m’assagir, de me dire qu’il y a un monde pratique, des réalités, un temps moyen, un temps long, un temps court. Dans cet univers-là, je reconnais à l’État des compétences – qu’il remplit d’ailleurs très mal. Et, même dans ce cas, je ne vois pas d’argument suffisant pour permettre de soutenir l’idée d’une différenciation en fonction de préférences qui sont individuelles. Il existe également un autre système de justifications, qui ne relève pas de considérations libérales, à savoir que les couples se forment sur la base de sentiments mutuels, qu’on peut appeler l’amour, et c’est une force dont il faut reconnaître la légitimité, y compris en ce qui concerne le désir d’avoir charge d’âmes. Il me semble qu’il faudrait laisser s’exprimer les formes de vie plutôt que chercher à donner l’autorisation ici et non là, à contrôler ceci ou cela. Le couple homosexuel est une forme sociale originale, qui émerge de la société elle-même. La législation sur le mariage homosexuel traduit une demande de responsabilité, de liberté et d’autonomie. Une demande qui n’est pas anarchiste du reste, puisque c’est la demande de se placer sous la loi. Elle n’est pas non plus communautariste, puisqu’il s’agit de la loi commune, sans traitement spécifique, sans être en situation de recourir à des moyens plus ou moins tolérés, spécifiques, qui feraient exister des communautés fonctionnant sous des règles différenciées.

Pour autant, je trouve inacceptable que des personnes ayant manifesté contre cette loi aient été inquiétées. Il y avait de la part de certains pro-mariage pour tous une forme d’intolérance à l’égard de ceux qui pouvaient s’y opposer, au nom de la certitude ressentie qu’ils se trouvaient face à un évident progrès de la civilisation et de l’égalité. En face, un certain nombre d’opposants à la loi ne pouvaient tolérer le changement, au nom de valeurs dont on peut discuter l’histoire : elles ne sont pas si anciennes, si installées ou enracinées qu’on veut bien le croire. On touche aussi à des représentations très intimes, très personnelles, dont il faut respecter la sensibilité. Tout a été fait dans ce débat pour mettre en scène une opposition forte entre un monde considéré comme moderne ou post-moderne, et un monde considéré comme archaïque ; et au fond je pense que le gouvernement a mené une mauvaise politique. On a voulu faire de cette loi un élément d’archaïsation de la droite, puisqu’on a vu surgir alors des discours selon lesquels l’opposition au mariage pour tous relevait d’un phénomène de tea-partisation de la droite française, et de là en arriver à faire croire que la droite française basculait du côté du Front national. En somme, tout un processus permettant de délégitimer, et espérait-on – j’imagine – raccrocher à la gauche tout un monde un peu libéral-centré. Ça n’a pas fonctionné du tout.

Contrepoints : L’Europe est un autre point de désaccord entre les libéraux. Vous êtes étiqueté pro-européen, or le libéralisme classique originel s’est construit en référence au cadre national. Je crois qu’un grand nombre de nos lecteurs a du mal à concevoir qu’une démocratie libérale puisse fonctionner hors du cadre d’une nation, et a fortiori lorsqu’il s’agit d’un régime hybride non-libéral tel que l’Union européenne actuelle.

Dominique Reynié : On oublie beaucoup, et je le regrette, que l’Europe est une idée qui a existé longtemps avant les États-nations. L’Europe comme idée anté-nationale est la définition d’une manière d’être au monde, dans laquelle je me retrouve volontiers. L’idée européenne anté-nationale est une idée cosmopolite.

Le libéralisme appelle une cosmopolitique.

Voilà le premier élément de réponse. Je ne concevrais pas mon libéralisme en dehors du cosmopolitisme, c’est-à-dire d’une cosmopolitique, d’une action politique universelle, et non simplement pour telle ou telle partie de l’humanité. Cette idée européenne a survécu aux nations mais, profondément abîmée par le fait national et plus encore par le nationalisme, expression radicale du fait national, elle est devenue très limitée dans son ambition et très institutionnelle. Le premier grand massacre intra-européen que fut la Première guerre mondiale, dans lequel la faute des États est impardonnable – 27.000 jeunes Français ont été massacrés en une journée le 22 août 1914, dans le cadre d’une politique d’État – fait tendre l’idéal européen vers son expression a minima, à savoir : comment ne pas se faire la guerre. L’idée anté-nationale est différente : l’Europe est une civilisation qui se déploie, qui repose largement sur la connaissance, l’exploration, le commerce.

Contrepoints : Mais est-ce là une condition suffisante pour former une société politique ? Les Français, par exemple, aspirent-ils à faire société avec les Allemands en se liant les uns aux autres dans une communauté de destin ? Et s’ils n’y aspirent pas, peut-on s’estimer libéral et préconiser d’aller à l’encontre de ce sentiment ?

Dominique Reynié : Le point clé, vous l’avez dit, c’est de faire société. Et nous faisons déjà société. À mon sens, les différents États européens dissimulent une réalité : nous faisons société avec les Européens, il y a des séparations artificielles, des définitions communes, et nos modes de vie nous rapprochent bien plus que les frontières ne nous séparent. On fait d’abord société, après l’on fait société politique. Et cette société politique qui vient après efface la politique, pour au contraire donner plus à voir à la société. On a besoin, me semble-t-il, d’une puissance publique commune en Europe, pour faire face à toute une série de contraintes, de difficultés et de défis. Je ne parle pas d’État européen, je parle de puissance publique, sur laquelle on doit prendre appui pour déconstruire les États nationaux. Évidemment, cela a souvent été pensé comme une puissance publique qui s’ajoute simplement au « stock global » de pouvoir étatique, sans rien retirer. Ce mouvement ne fait sens que si le déploiement de la puissance publique européenne se fait avec de réels transferts, jusqu’à disparition des puissances publiques nationales. Il doit bien sûr y avoir des collectivités locales vivantes, enracinées, liées à des réalités citoyennes, mais l’idée de bâtir une puissance publique européenne me semble être la réponse historique. Ici, je ne vois pas une contradiction, j’y vois plutôt une condition même pour sortir de ces États-nations européens qui ont lourdement échoué, plutôt que de chercher à les préserver dans une forme qui serait à la fois non-européenne et libérale, ce que j’ai plus de mal à concevoir.

Contrepoints : Les divergences d’aspirations des peuples européens ne condamneraient-elles pas une telle puissance publique européenne à l’impuissance et à l’éclatement ? L’État-nation est certes imparfait, il s’est certes construit dans la violence, mais sa légitimité est désormais admise, et son existence est largement perçue comme allant de soi. Pourquoi vouloir engager les peuples dans une nouvelle construction politique supranationale, qui présente des coûts et des risques, alors que nous disposons déjà d’un État dont l’autorité est instituée sans qu’il soit besoin d’user de plus de violence ?

Dominique Reynié : Il faut savoir à quelle échelle nous nous situons. S’il s’agit d’une échelle que je qualifierais de « politique active », je ne dirais pas la même chose. Le fait est que, collectivement, nous ne sommes pas en sécurité. Nous sommes en période de construction d’un État islamique, par exemple. Je note que c’est la formule de « l’État » qui a été choisie, État qui essaie par la violence, en effet, de construire quelque chose sur un périmètre et sur des sujets, qui a un effet déstabilisant et amène presque nécessairement d’autres institutions déjà existantes, apparemment des formes d’État-nations, à se réarmer pour assurer leur fonction productrice de sécurité. Comment éviter les attentats ? Comment éviter la terreur ? Comment éviter que la grande délinquance s’articule à ces phénomènes de terrorisme politique ? Si l’on se situe dans ce champ-là d’une action politique concrète, je dirais que l’État-nation est nécessaire, encore qu’il est incapable malgré sa volonté, ses promesses, son discours, d’accomplir le programme qu’il s’est donné, car il n’en a plus la puissance – du moins en Europe. Il a besoin de se fédérer, de se lier à d’autres. Il a besoin de créer une communauté d’États, une forme de syndicat des États européens, moyens ou petits, pour arriver à agir et à peser dans le monde aujourd’hui. Cela peut avoir pour nom l’UE, espèce de consortium visant à retrouver par l’association des forces qui existent plus ou moins dans la dispersion. Aujourd’hui, je ne vois pas quel État européen est capable de peser seul sur les grands sujets transnationaux. On a là une justification de la mutualisation dans la création d’une puissance européenne, c’est ma vision pragmatique.

Il n’y a que deux choix cohérents en Europe : le basculement vers un puissance européenne, ou la rétractation.

Aujourd’hui, nous sommes dans les limbes, car nous avons choisi le pire, qui est l’entre-deux. Des responsables nationaux ont choisi de construire l’Union européenne, ils ont mis une structure en place. En même temps qu’ils faisaient cela, ils ont fait beaucoup pour ne pas concéder, ou pour concéder le moins possible de leur pouvoir, imaginant qu’on pouvait rester entre deux systèmes de souveraineté : une souveraineté nationale attaquée d’abord par la réalité des choses, puis par les transferts, mais toujours prétendante ; et une souveraineté européenne, pas capable, pas faite pour. Cet entre-deux, forme de compromis, ne peut pas tenir. Il n’y a que deux chemins aujourd’hui, qui expliquent une part de la polarisation dans nos sociétés : soit le basculement vers la construction d’une puissance publique européenne, qui apportera aux Européens les avantages qu’une puissance publique de taille mondiale peut leur apporter, soit la rétractation. Mais l’entre-deux dans lequel nous sommes n’est pas tenable. À ce titre, le discours du Front national est tout-à-fait cohérent. Il incarne l’autre discours, identifié comme tel par toute une partie des électeurs – et pas seulement ceux qui sont en difficulté ; les scores qu’il réalise ne devraient plus étonner personne. On peut penser à l’inverse que le seul moyen pour des pays européens affaiblis de continuer à peser sur l’histoire universelle, c’est d’unir leurs forces en Europe. Ce qui vient de mourir, en revanche, c’est le moyen terme. Et c’est là que nous sommes.

Contrepoints : Intéressons-nous aux libéraux. J’observe, au sein de ce que l’on pourrait appeler la « communauté libérale », c’est-à-dire au sein de ce petit groupe de personnes très politisées qui ont conscience d’adhérer au corpus idéologique libéral, une divergence croissante entre d’une part le libéral « classique », de tendance parfois plus conservatrice, et d’autre part le libertarien, dont le discours est plus intransigeant, fondé sur l’application rationnelle de principes précis. Partagez-vous ce constat ?

Dominique Reynié : La famille libérale est extraordinairement diverse. Il y a toute une gradation, qui va du libéralisme semi-dirigiste jusqu’à l’anarcho-capitalisme pour envisager les extrêmes. La difficulté du libéralisme consiste en ce qu’il doit au concept de liberté. Il n’y a pas de libéralisme sans liberté, et il y a peu de modèles politiques qui assument comme projet la disparition de la liberté. À partir de là, on ne peut pas s’étonner de voir une si grande variété dans l’attachement politique à la liberté, et donc à une forme de libéralisme. Cela renvoie à la question des horizons : pour ma part, je m’inscris dans un libéralisme radical, si l’on veut, même s’il n’est pas la peine de m’expliquer très longtemps que ce n’est pas pour maintenant, ou même pour demain.

L’État est la figure d’une humanité inachevée.

L’État est une institution fondée sur la violence, il repose sur la méfiance entre les individus, l’insécurité que nous représentons par rapport aux autres et les autres par rapport à nous-mêmes, le fait que nous ne tenons pas parole, etc. C’est pour cela que l’État vient garantir que le contrat est respecté et que personne ne va vous prendre ce que vous possédez. La figure de l’État est celle d’humanité inachevée. L’État est un échec, on peut le justifier par la nécessité, mais il relève de l’échec de l’humanité, incapable, humainement et moralement, de se gouverner elle-même sans violence. À l’aune de ce critère, je considère que la disparition de l’État est un horizon idéal, car il dessine une humanité émancipée de ses propres pulsions négatives. Les points de différences avec des libéraux plus classiques, plus modérés – dont je suis également, puisqu’il y a une politique ordinaire à conduire – tient partiellement à la dimension pratique, à la volonté de faire peser dans le débat actuel l’argument libéral, qui disparaît si on tient un discours radical, se cantonnant aux marges, à un public certes très intéressé, mais presque sans aucune chance d’influencer quoi que ce soit.

Contrepoints : Quelle menace pèse actuellement le plus sur le libéralisme en France, selon vous ? Est-ce le Front national ? Ou bien est-ce ce gouvernement de gauche, dont le discours se fait plus libéral, mais dont les actes ne traduisent pas cette évolution – ce qui peut potentiellement mener à la catastrophe, car alors l’échec de sa politique pourrait être identifié comme l’échec du libéralisme !

Dominique Reynié : C’est juste. La vie politique française se caractérise sans aucun doute par l’absence d’option libérale. C’est pour cela qu’il nous faut expliquer le libéralisme, qu’il ne devrait pas être possible de parler de libéralisme à propos de la France avec les indicateurs que nous avons, qui montrent un accroissement constant de l’État, de son rôle et de ses prélèvements sur la société productive. Il y a un certain nombre d’éléments objectifs qu’il faut utiliser pour montrer qu’il ne s’agit pas de libéralisme en France. Le FN, qui n’a d’ailleurs pas toujours été totalement anti-libéral avant le retournement idéologique opéré par Marine Le Pen, est clairement un adversaire du libéralisme, en particulier parce qu’il porte une culture autoritaire et considère que l’État doit être au centre de l’action publique.

 

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