«De nombreuses problématiques woke correspondent à l'agenda des islamistes»

Eugénie Boilait, Lorenzo Vidino | 03 juin 2022

Dans une étude pour la Fondapol, Lorenzo Vidino analyse le lien entre wokisme et islamisme. Les islamistes utilisent la lutte contre les discriminations pour devenir les interlocuteurs privilégiés des institutions occidentales, explique-t-il.

Lorenzo Vidino est directeur du programme sur l’extrémisme à l’université George-Washington (Etats-Unis). Il est l’auteur d’une étude pour la Fondapol, intitulé «La montée en puissance de l’islamisme woke dans le monde occidental».

 

Lorenzo VIDINO. – La contradiction n’est qu’apparente, en réalité le terme décrit une dynamique qui se manifeste dans tous les pays occidentaux: les islamistes, particulièrement ceux de la jeune génération, adoptent les problématiques et le cadre de pensée du mouvement woke (NDLR, être woke, éveillé en anglais, englobe tout ce qui est relatif aux injustices et oppressions, dont le combat est porté en étendard par les adeptes de ce mouvement). Malgré leurs attaches importantes aux Frères Musulmans et aux autres groupes islamistes, la plupart de ces jeunes activistes utilisent rarement les références islamistes, et, s’ils le font, ils le font en des termes feutrés. Ils parlent plutôt le langage de la discrimination, de l’antiracisme, de l’oppression intériorisée, de l’intersectionnalité et de la théorie postcoloniale. Plusieurs des causes qu’ils embrassent, comme l’environnement ou la réduction des frais universitaires, n’ont rien à voir avec l’islamisme. D’autres peuvent être considérées comme recoupant les griefs traditionnels de l’islamisme mais sont formulées en termes typiquement progressistes et sans islamisme apparent. Par exemple, l’adhésion récente des islamistes occidentaux aux appels à la «décolonisation» des programmes scolaires correspond à la nature anticoloniale inhérente à cette idéologie islamiste, mais elle est formulée en adoptant le langage couramment utilisé dans les cercles de gauche dits progressistes.

« Le premier objectif des islamistes est de diffuser leur vision sociale, politique et religieuse du monde aux communautés musulmanes et pour ce faire, ils ont créé un réseau extrêmement sophistiqué de mosquées, d’associations, d’écoles et autres institutions. » – Lorenzo Vidino

Vous mentionnez deux groupes cibles pour les Islamistes occidentaux: les communautés musulmanes occidentales et les institutions occidentales. Pourquoi les Islamistes s’adressent-ils particulièrement à eux ?

Les islamistes occidentaux sont pragmatiques et ont compris que l’objectif qu’ils souhaitaient atteindre dans la majorité des pays musulmans – créer des régimes islamiques qui obéissent aux lois de la charia – était irréalisable en Occident. Leurs objectifs sont dorénavant adaptés à leur environnement dans la plupart des sociétés majoritairement non-musulmanes. Le premier objectif des islamistes est de diffuser leur vision sociale, politique et religieuse du monde aux communautés musulmanes et pour ce faire, ils ont créé un réseau extrêmement sophistiqué de mosquées, d’associations, d’écoles et autres institutions.

Le second objectif est de devenir l’interlocuteur exclusif des élites européennes, les représentants modérés et fiables auxquels les gouvernements européens, les médias et la société civile dans son ensemble, tendraient la main lorsqu’ils chercheraient à mobiliser la communauté musulmane. Idéalement, ils deviendraient ceux que le gouvernement charge de préparer les programmes, de choisir les professeurs pour l’éducation islamique dans les écoles publiques, de choisir les imams dans l’armée, la police ou en prison, et de recevoir des subventions pour administrer divers services sociaux.

Cette position leur permettrait de facto d’être la voix officielle des Musulmans dans les débats publics et dans les médias, éclipsant ainsi les forces concurrentes. Les pouvoirs et la légitimité qui leur seraient conférés par les gouvernements européens, leur permettraient également d’exercer une influence significativement accrue sur la communauté musulmane. En faisant un calcul politique judicieux, les Frères européens souhaitent transformer leur tentative de leadership en une prophétie autoréalisatrice, cherchant à être reconnus comme représentants de la communauté musulmane afin de la devenir réellement. Par ailleurs, cette proximité leur permettrait de faire pression sur toutes les causes chères aux islamistes, tant en politique intérieure qu’en politique étrangère.

« Une certaine partie de la gauche, depuis quelques décennies, s’est mise à admirer l’islamisme. » – Lorenzo Vidino

Comment expliquez-vous la fascination d’une certaine frange de la gauche occidentale pour l’islamisme ?

Il faut dire que certaines parties de la gauche, en France en particulier, n’ont aucune sympathie pour l’islamisme, car ils savent qu’au fond, l’islamisme est une idéologie d’extrême-droite, patriarcale et intolérante.

Cependant, une certaine partie de la gauche, depuis quelques décennies, s’est mise à admirer l’islamisme. En France, le parfait exemple de ce phénomène est Michel Foucault et sa fascination pour la révolution iranienne, qu’il reconsidéra plus tard. Le puissant anticolonialisme de l’islamisme, son rejet de ce qu’il perçoit comme des constructions sociales et économiques imposées par l’Occident, son antiaméricanisme et son antisionisme ainsi que sa capacité à mobiliser les masses ont suscité l’admiration de larges pans de la gauche occidentale.

D’autres éléments jouent aussi un rôle: le manque de compréhension de la vraie nature de l’Islam et de l’islamisme ; l’idée cynique d’un partenariat avec les Islamistes pour une contrepartie politique ; et l’idée naïve que seuls les Occidentaux peuvent soutenir des idées fascistes et intolérantes, jusqu’à donner un laissez-passer aux Islamistes quand ils adoptent des vues que la gauche aurait abhorrées si elles avaient été soutenues par un mouvement occidental.

« Les islamistes d’aujourd’hui réclament dans un langage woke parfait et affirment que les musulmans ont besoin de « safe spaces » (espaces sécurisés) pour être protégés du « racisme structurel » et de préserver leur identité. » – Lorenzo Vidino

Comment définiriez-vous le wokisme ? Et comment les Islamistes occidentaux se sont-ils emparés de ce nouveau courant de pensée ?

Le wokisme est un terme contesté, mais c’est correct de le voir comme une forme de politique identitaire exacerbée. Et beaucoup des problématiques woke correspondent parfaitement à l’agenda des islamistes. La tendance à cibler la whiteness («blanchité») et la supposée tendance dominatrice de l’homme blanc et sa prétendue responsabilité dans la plupart des malheurs du monde sont, par exemple, parfaitement adaptées à une idéologie comme l’islamisme, né dans la première moitié du XXème siècle en opposition au colonialisme et qui, depuis, a imputé à l’Occident une grande partie des problèmes du monde musulman. De même, des formes radicales de politique identitaire correspondent parfaitement à la revendication de longue date des islamistes occidentaux selon laquelle les communautés musulmanes occidentales devraient avoir le droit à leurs propres structures sociales, éducatives et juridiques distinctes.

Les islamistes d’aujourd’hui réclament dans un langage woke parfait et affirment que les musulmans ont besoin de « safe spaces» (espaces sécurisés) pour être protégés du «racisme structurel» et de préserver leur identité.

« Nous assistons à un phénomène nouveau et il est difficile de prédire comment les choses vont se développer, comment la vieille garde islamiste va réagir si certaines tendances wokistes vont trop loin et si la jeune génération pourrait s’en détacher. » – Lorenzo Vidino

Les Islamistes sont-ils réellement convaincus par les thèses dites woke ou les utilisent-ils comme outils politiques ?

C’est difficile à dire, et, la réponse se trouve très certainement entre les deux. Il ne fait aucun doute que les islamistes ont une énorme flexibilité politique et ont maintenant compris que le wokisme les aide sur divers fronts, il n’est donc pas déraisonnable de voir cela comme un simple stratagème cynique. Dans le même temps, les jeunes militants islamistes, qui sont en grande partie nés en Europe, ont passé leurs années de formation à cheval entre deux mondes: un pied dans les réseaux islamistes traditionnels et l’autre dans les milieux progressistes de l’université et de la société civile, et il est logique de penser qu’ils ont absorbé des éléments des deux, les juxtaposant et les réconciliant. Mais nous assistons à un phénomène nouveau et il est difficile de prédire comment les choses vont se développer, comment la vieille garde islamiste va réagir si certaines tendances wokistes vont trop loin et si la jeune génération pourrait s’en détacher. Il y a de nombreuses interprétations possibles, mais il est clair que nous assistons à un changement générationnel au sein de l’islamisme européen et nous devons observer attentivement ce que cela implique.

Retrouvez l’entretien sur Le Figaro

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