Demain, un cloud souverain européen ?

Jacques Henno | 26 janvier 2021

Plusieurs initiatives, françaises ou européennes, poussent à la création d’un cloud souverain européen capable de protéger les données industrielles sensibles.

Quel rapport entre le cloud computing et une moissonneuse-batteuse ? A priori, pas grand-chose. Et pourtant… En écoutant Sébastien Windsor, président des Chambres d’agriculture, qui gère aussi une exploitation familiale près de Rouen, l’énigme s’éclaircit. « Si vous achetez, par exemple, une moissonneuse-batteuse auprès d’un constructeur américain, vous autorisez généralement ce fabricant à récupérer vos données de rendement», met en garde cet ingénieur, diplômé de l’Ecole des Mines de Nancy. Ces données peuvent alors être cédées à un courtier, qui pourra à son tour les revendre… Les spéculateurs capables de rassembler en nombre suffisant ce type d’informations pourront connaître très tôt les résultats de la campagne céréalière et influencer les cours du blé… Pour remédier à cette situation, trente partenaires agricoles (dont les Chambres d’agriculture) et la Banque des Territoires ont créé Agdatahub, un data space hébergé chez 3DS Outscale, le cloud souverain proposé par Dassault Systèmes. Cet espace de données permet aux acteurs de la filière agricole d’échanger leurs informations en toute transparence : chacun sait ce que font les autres de ces données et où elles sont stockées… L’initiative franco-française a vocation à s’étendre à tout le Vieux Continent.

Mainmise des Américains

Un peu partout en Europe, de tels projets se multiplient, au nom de la souveraineté numérique. « La souveraineté numérique peut se résumer à quelques questions dont celle-ci : confier nos données à des acteurs basés dans des pays alliés, tels les Etats-Unis, constitue-t-il un problème ? », explique Florence G’sell, de Sciences Po Paris. « L’Europe a longtemps été une mine de données à ciel ouvert pour les acteurs américains et chinois », regrette Laurent Giovachini, président du Comité souveraineté du Medef « Après des années où la France a prêché dans le désert, l’Europe se rend compte qu’elle doit elle-même réguler l’usage de ses données et être autonome sur les principales briques technologiques du numérique», se félicite un haut fonctionnaire de Bercy, spécialiste du numérique. Législation, politique industrielle… la Commission européenne s’est lancée dans un ambitieux programme de reconquête de sa souveraineté. « Nous avons identifié six technologies clés : les processeurs, la 5G/6G, les constellations de satellites pour l’accès à Internet, le cryptage quantique, le edge computing et le cloud… », détaille un expert de la Commission européenne.

De tous ces outils, c’est sans doute le cloud qui aura le plus valeur de test pour les Vingt-Sept. Cette technologie est en effet devenue le symbole de la mainmise des Américains sur nos données. Pour quatre raisons. D’abord, le cloud est au coeur de la révolution numérique. « Si vous considérez les innovations technologiques comme le fruit d’un arbre, alors, les racines de cet arbre sont le cloud : tout passe par là », avance Sylvain Rouri, directeur exécutif, en charge du commerce B to B chez OVH Cloud. Et -deuxième problème – cette place centrale risque de s’accroître avec la révolution des « données industrielles », que les entreprises commencent à exploiter : « Les données industrielles sont émises lors de l’approvisionnement, de la production ou de la distribution, mais aussi par les capteurs installés sur les produits finis », explique Laurent Lafaye, coprésident de Dawex, une entreprise française spécialisée dans la technologie d’échange de données.

Troisième source d’inquiétude : le cloud est aux mains des Américains. « Aujourd’hui, les infrastructures de cloud en Europe sont dominées par Amazon, Microsoft et Google », énumère la Fondation pour l’innovation politique dans sa dernière publication « Souveraineté économique : entre ambitions et réalités ». Enfin, avec le « Cloud Act »,qui permet à une juridiction américaine de réquisitionner toute donnée hébergée n’importe où dans le monde, chez un prestataire américain, les Etats-Unis ont transformé cet avantage concurrentiel en atout géostratégique. «L’administration américaine utilise le droit comme arme économique», s’inquiète Servane Augier, directrice générale déléguée de 3DS Outscale.

Comment assurer la suprématie européenne dans le cloud ? « La souveraineté peut être graduée, rappelle Alice Pannier, responsable du programme “Géopolitique des technologies”, à l’IFRI. Dans ce domaine, je ne pense pas que l’on puisse tendre vers un absolu comme la maîtrise, en France, de toute la chaîne de la dissuasion nucléaire. » Ainsi, après avoir tenté de créer un cloud souverain national en 2009, la France soutient, depuis Tan dernier, une initiative allemande, Gaia-X, qui vise un premier niveau de suprématie : rendre plus transparent le marché du cloud en Europe.

«Nous définissons des règles de portabilité et d’interopérabilité des données que nos adhérents s’engagent à respecter: ils sont déjà près de 200 dont la plupart des géants américains ou chinois du cloud», détaille Hubert Tardieu, PDG intérimaire de Gaia-X, qui aura bientôt le statut d’association sans but lucratif de droit belge. Gaia-X espère ainsi susciter l’apparition de plateformes de mise en commun des données industrielles, filière par filière (assurance, automobile, transport et voyage…) à l’échelle européenne. « Gaia-X, c’est comme créer le Schengen de la donnée», synthétise Kevin Polizzi, directeur général de Jaguar Network (groupe Iliad), un fournisseur de cloud, membre de Gaia-X.

Une technologie mise au point par David Pointcheval, de TENS (Ecole normale supérieure), pourrait faciliter certains de ces échanges. « Le chiffrement fonctionnel multi-clientpermet de réaliser des statistiques sur des données stockées sur un cloud, sans en compromettre la confidentialité, explique David Pointcheval. Par exemple, si des assureurs veulent mettre en commun les sinistres de leurs clients, mais sans donner d’informations à leurs concurrents, ce chiffrement permet d’obtenir des statistiques globales, sans révéler les données individuelles. »

Deuxième niveau de souveraineté ? La dépendance mutuelle consentie et définie par un cadre politique. L’Europe a lancé, fin 2019, des négociations avec les Etats-Unis sur l’accès mutuel aux preuves numériques dans le cadre des enquêtes pénales, ce qui permettra éventuellement de définir quelles données peuvent être soumises au Cloud Act.

Enfin, certains n’ont pas renoncé à des clouds 100 % européens. La Commission européenne veut profiter des nouvelles technologies, comme le « edge computing» pour favoriser l’émergence d’acteurs capables de rivaliser avec les géants américains. En privé, tous les experts préviennent : cela ne sera possible que si les administrations nationales choisissent, pour leurs propres données, des hébergeurs du Vieux Continent.

Les Etats-Unis ont transformé leur avantage concurrentiel en atout géostratégique.

Données : pourquoi les Européens se méfient des Américains

• Le 26 octobre 2001. Le US Patriot Act autorise les services de sécurité américains à accéder aux données, détenues par des particuliers ou des entre prises, et stockées sur le territoire américain.

• Le 5 juin 2013. Edward Snowden révèle plusieurs programmes de surveillance de masse américains, dont Prism, qui collecte des renseignements sur des personnes vivant hors des Etats-Unis à partir d’Internet et d’autres services électroniques.

• 2014. Le cabinet conseil en communication politique britannique Cambridge Analytica siphonne les données de 87 millions d’utilisateurs de Facebook. Ces informations seront ensuite utilisées par les équipes du candidat Donald Trump.

• Mars 2018. Le « Cloud Act » autorise n’importe quelle juridiction des EtatsUnis à accéder aux données hébergées par un fournisseur américain, même si ces informations sont stockées à l’étranger.

• Janvier 2021. Les principaux réseaux sociaux suspendent les comptes de Donald Trump. Certains juristes européens y voient la preuve que les plateformes américaines peuvent agir de façon arbitraire et pourraient empêcher des entreprises européennes d’avoir accès à leurs données stockées chez elles.

L’edge computing va-t-il permettre de rebattre les cartes ?

Une bonne exploitation des données industrielles exige des temps de réponse très courts de la part des centres de données : de l’ordre de 20 milli secondes pour que l’information fasse un aller-retour. Le re cours à la 5G puis à la 6G pour la transmission des données devrait en partie satis faire cette exigence. Pour réduire encore la latence, il est possible de traiter les don nées au plus près des utilisateurs, à la périphérie des data centers. C’est le « edge computing », une technologie en pleine expansion : la société britannique Omdia, spécialisée dans les études de marché pour l’industrie des réseaux et des télécoms, estime que près d’un tiers des serveurs livrés aux opérateurs de télécommunications en 2024 seront installés en « périphérie » contre moins d’un quart en 2019. « Dans cinq ans, 80 % des données seront traitées dans l’edge, contre seulement 20 % aujourd’hui », avance un expert de la Commission européenne, qui espère que les acteurs du Vieux Continent sauront s’emparer de cet te opportunité pour reprendre des parts de marché aux hébergeurs américains.

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