Le Figaro. – À l’occasion de la 32e journée du livre politique, vous avez consacré une note de la Fondapol à la décomposition du débat public sous l’effet des réseaux sociaux. La crise politique et institutionnelle que traverse actuellement notre pays vous semble-t-elle en lien avec cette décomposition de l’espace médiatique ?
Dominique Reynié. – La crise politique, oui, car pour le moment je ne vois pas de crise institutionnelle. Ce ne sont pas nos institutions qui ne sont pas à la hauteur, mais une partie de la classe politique, et en particulier des députés d’extrême gauche de France Insoumise. Quand ils n’étaient pas à l’Assemblée, ils criaient au déni de démocratie, maintenant qu’ils y sont, ils préfèrent la rue.
Leur volonté de s’agiter, multipliant outrances, cris haineux, mises en scène menaçantes, etc., transforment le parlementarisme non pas en une « Zad », comme ils promettaient de le faire, mais en un double des réseaux sociaux, où l’on ne se soucie plus des conséquences des propos que l’on tient. L’aspiration de notre civilité politique par le monde numérique sera incompatible avec une vie démocratique.
« L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple, et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus », a déclaré Emmanuel Macron devant ses partisans, suscitant la colère. Que vous inspire cette opposition entre « peuple » et « foule » ? N’est-ce pas une opposition qui se creuse à l’ère de la décomposition médiatique ?
La distinction est pertinente. Une foule est une multitude, le peuple est un corps politique. La foule peut être joyeuse, courageuse, haineuse ou lâche. Une foule de badauds est le fruit du hasard social, une foule manifestante résulte d’une volonté. Mais la foule est limitée dans son étendue, elle n’est jamais qu’une fraction et sa vie est éphémère. Le peuple réunit tous les citoyens. Il vit aussi longtemps que vit la démocratie. Une foule est capable d’influence, mais seul le peuple prend des décisions qui s’imposent de droit lorsqu’il s’agit de votes.
Le web et les réseaux sociaux ont fait surgir des foules nouvelles. Elles sont devenues perpétuelles, elles ne sont plus limitées aux dimensions de la place publique. Elles deviennent globales. Pourtant, elles conservent les traits de la foule historique, de la passion, de l’inaptitude au pluralisme, de la propension à la radicalité, etc.
Or, aujourd’hui, foules numériques et foules manifestantes s’entremêlent inextricablement. Comme au Capitole, le 6 janvier 2020, la foule numérique se prolonge de son double physique dans la foule manifestante. La violence verbale se mue alors aisément en une redoutable violence dont les effets alimentent aussitôt en images spectaculaires les foules numériques, dans une dialectique fatale.
La dislocation du monde médiatique est, dites-vous, un « symptôme et facteur de la crise démocratique ». N’a-t-on pas tendance à attribuer aux réseaux sociaux des maux qui ont des racines bien plus profondes… après tout la France n’a pas attendu Twitter et Instagram pour se mettre en révolution ?
Non, mais les réseaux sociaux sont de trop puissants amplificateurs et accélérateurs pour ne pas souligner le changement d’échelle. Ils ont littéralement électrifié le corps social et l’espace public. Ce sont les outils extraordinaires d’une socialité plus intense et heureuse, mais ils nous placent aussi dans un état permanent d’instabilité. La représentation politique et médiatique d’une telle réalité est impossible.
Nous sommes amenés à devoir bricoler chacun la nôtre, à l’intérieur d’un cadre qui n’est plus seulement défini par un législateur national et élu, mais également par des entreprises privées, transnationales, américaines et chinoises, qui, de fait, gouvernent notre espace public, où la pratique massive de l’anonymat annihile le régime de responsabilité.
On attribue souvent, notamment à gauche, la droitisation de la société française sur les sujets régaliens à l’émergence des chaines d’info en continu qui présenteraient une vision anxiogène de l’actualité. Est-ce une réalité ?
Je fais l’hypothèse inverse. C’est l’évolution de notre société qui fait apparaître une demande d’information largement insatisfaite par l’offre médiatique traditionnelle. On le voit de manière flagrante en ce qui concerne les enjeux liés à l’immigration ou ceux liés à l’insécurité, ou encore avec l’orientation idéologique manifeste, souvent implicite, parfois explicite, disons « de gauche », dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est insistante et répétitive, en particulier dans le service public audiovisuel.
La défiance à l’égard de la politique et la défiance à l’égard des médias relèvent-elles selon vous de la même crise démocratique?
Je le crois. C’est l’expression d’un rejet des deux représentations. Selon nos données, 58 % des électeurs ne font pas confiance aux médias. Rejetant à la fois les partis, les syndicats et les médias, le mouvement des Gilets jaunes a constitué un puissant exemple de cette double crise de la représentation.
63% des électeurs qui ont une image positive des Gilets jaunes partagent cette défiance. Il en va de même dans les électorats protestataires. La défiance à l’égard des médias atteint un très haut niveau chez les proches de Reconquête ! (81 %), de LFI (61 %) ou du RN (59 %).
Le reproche est clair : 58 % des personnes interrogées estiment que « la plupart du temps, quand ils regardent l’actualité́ dans les médias, ils ont l’impression que ceux-ci parlent de sujets qui ne les concernent pas », contre 38 % qui estiment que les sujets les concernent.
Tout comme on observe une abstention très forte en politique, on observe un phénomène de « rejet de l’actualité » qui consiste à se débrancher des médias officiels (ou professionnels). Faut-il s’en inquiéter ?
Lorsque nous posons la question : « En général, est-ce qu’il vous arrive d’éviter de suivre l’actualité ? », 24 % des personnes interrogées répondent « la plupart du temps », 38 % « de temps en temps », 27% « rarement » et 10% « jamais ». Je trouve ces chiffres impressionnants. C’est non seulement le prolongement d’un retrait civique déjà observé à travers la hausse de l’abstention, mais aussi sa radicalisation.
On ne vote plus, puis on cesse de suivre l’actualité. J’y vois un mouvement de repli sur le monde à soi : sa famille, ses amis. Il s’agit de se mettre à l’abri du pays et de ses convulsions. C’est un triste mouvement. Ainsi, pour ne citer que les trois principales raisons fournies par ceux qui nous disent éviter de suivre l’actualité : « ça me déprime » (27%), « je ne fais pas confiance aux médias » (24%) et « les médias parlent trop souvent de problèmes contre lesquels je ne peux rien » (21%).
Une crise de la représentation touchant à la fois le monde politique et le monde médiatique, sans épargner le monde syndical, nous expose d’autant aux risques d’un monde sans médiation qu’il est désormais tramé par les réseaux sociaux. L’horizontalité et l’immédiateté nous menacent d’un chaos violent.
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