Dominique Reynié: «Nous ne voulons pas voir que nos voisins font souvent mieux que nous en matière ­d’immigration»

Dominique Reynié, Guillaume Roquette | 24 février 2023

ENTRETIEN - Le professeur des universités à Sciences Po et directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, a conduit l’étude réalisée pour Le Figaro Magazine.

Est-ce la première fois qu’une telle étude est réalisée?

Je le crois, dans la mesure où il s’agit pour nous de proposer une synthèse aussi claire que possible, utile à notre réflexion collective sur la politique d’immigration. Ce travail est le fruit d’une recherche difficile en raison de la dispersion et de la complexité des données. Nous proposons un bilan européen, État par État, en comparant les conditions de l’accueil, les exigences en termes d’intégration, d’obtention des visas, d’acquisition de la nationalité, d’accès à la santé, ainsi que les politiques pénales… La question est: comment font les autres en matière d’immigration?

On s’aperçoit que notre débat public est finalement très mal informé sur ce sujet. Il est pourtant crucial de se comparer. Nous montrons qu’il existe une grande diversité de solutions dont nous pourrions nous inspirer. Ce ne sont pas des idées que nous proposons, et dont il faudrait tester la pertinence, mais des «bonnes pratiques» qui ont cours chez nos voisins. On comprend aussi que, presque toujours, ces idées procèdent d’une approche dénuée d’idéologie, d’une vision stratégique, d’une constance dans son application et d’un consensus entre partis. Tout cela nous fait cruellement défaut.

Comment expliquer ce manque d’intérêt des pouvoirs publics français pour les expériences étrangères?

C’est une cécité presque volontaire parce qu’il n’est pas rare que nos voisins fassent mieux que nous. En matière d’immigration, notre étude le montre, et nous sommes loin derrière. Je peux comprendre que nos gouvernants soient mal à l’aise avec un exercice qui donne prise à des critiques. Mais comment en serait-il autrement? Voilà près de cinquante ans que nous avons cru pouvoir éviter d’assumer une doctrine en matière de politique migratoire, trouvant le sujet trop sensible, le problème insoluble, ou préférant le transmettre en l’état à la majorité suivante. Politiques, experts, journalistes, nombreux sont ceux qui ont voulu penser que les choses allaient bien, ou sinon qu’elles allaient s’arranger d’elles-mêmes, par l’effet du temps, sans efforts particuliers.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans le résultat de vos travaux?

Précisément, ce déficit d’informations à propos de questions déterminantes. Par exemple, nous débattons de l’immigration mais savons-nous quel en est le coût? Quel est le coût, par exemple, pour la sécurité sociale qui doit supporter d’un côté l’aide médicale de l’État (AME) ouverte à ceux qui résident illégalement en France, et d’un autre côté, les candidats à l’asile qui bénéficient de la protection universelle maladie (Puma), comme nous tous. Mais on sait aussi que les déboutés de l’asile, ce qui est le cas de la plupart des demandeurs, qui devraient quitter le territoire national ne le font pas. Ils deviennent donc des résidents illégaux dont une partie conserve de fait le bénéfice de la Puma. Peut-on en connaître le nombre, en évaluer le coût? Sait-on le coût des 30.000 titres de séjour pour soins accordés annuellement dans des conditions uniques au monde et avec une prise en charge souvent complète?

Nous avons également été très surpris de découvrir que s’il existe parfois des estimations du coût de l’immigration, pays par pays, elles ne sont guère reprises et commentées. Parfois même, le sens de leur conclusion est altéré, privant le débat public d’une information capitale. C’est le cas des résultats de l’enquête menée par l’OCDE, qui montre que, en France, l’évaluation budgétaire de l’immigration aboutit étonnamment à un solde négatif, variant selon les modes de calcul, entre – 20 et – 33 milliards d’euros par an.

Comment expliquez-vous cette exception française?

Les décennies 1980 et 1990 ont vu un discours humanitaire se substituer au discours humaniste, puis dominer peu à peu non seulement la gauche, mais aussi, à travers elle, les médias, l’édition, la culture, l’université et en particulier les sciences sociales. Et, globalement, la gauche française a été et demeure incapable d’assumer une politique de sélection et d’intégration des arrivants. C’est au point que la droite à son tour, dans ces mêmes années, n’a plus osé, en la matière, se réclamer du réalisme d’État, de la cohésion nationale ou du souci des classes populaires. Exit la tradition gaullienne. Ce n’est pas par hasard que ces deux décennies ont vu l’émergence du lepénisme. La politique d’immigration a été laissée à l’abandon, avec des conséquences suscitant la colère ou le découragement d’un nombre croissant de Français. Cela concerne aussi les Français issus de l’immigration. Ils se trouvent assignés dans des quartiers communautarisés dont le fonctionnement contredit le processus d’intégration, favorisant l’amalgame de ces Français issus de l’immigration avec des étrangers résidant illégalement sur le territoire national. Nous sommes tous perdants.

La prochaine loi sur l’immigration présentée par Gérald Darmanin va-t-elle changer la donne?

L’intention du ministre doit être saluée. Nous avons perdu un temps considérable. Le nombre des demandeurs d’asile a explosé en 2022 (+ 31 %). Ce sont autant de déboutés en puissance, donc de futurs résidents illégaux, expulsables. Or, nous échouons à réguler les entrées, nous peinons à expulser ne serait-ce que quelques individus sur les dizaines de milliers qui n’ont pas ou plus le droit de rester ici. Pour qu’une loi immigration puisse commencer à répondre aux problèmes et aux inquiétudes, ses effets doivent être non seulement supposés ou promis, mais visibles. Gérald Darmanin endosse de fait les conséquences de quatre décennies de promesses sans suite. Les LR pourraient l’aider à bâtir une grande politique, cela ferait oublier la confusion du débat sur les retraites. Mais c’est aussi aux macronistes d’aménager, par une ambition partagée les conditions d’un soutien des LR.

Dans des pays comme le Danemark, la gauche soutient des politiques fermes en matière d’immigration. Comment l’expliquez-vous?

Sur une vingtaine d’années, on voit en effet des partis de gauche adopter ou soutenir des mesures restrictives, voire s’y rallier, comme au Danemark. Ce sont aussi des pays où le souci de l’argent public fait partie d’une culture politique attachée à la solidarité et qui n’admet donc pas que l’on puisse dissiper les ressources de l’État providence en perdant la maîtrise du nombre des bénéficiaires. Mais il y a aussi la volonté de maintenir une communauté de valeurs sans laquelle l’État providence n’a pas d’avenir. C’est ce qui amène ces pays à promouvoir de vigoureux programmes d’intégration. Ainsi, les Danois estiment que le multiculturalisme favorise la défiance interpersonnelle et que le sentiment d’un devoir de solidarité est d’autant plus fragile que la distance culturelle entre les individus est plus grande. Ce pays nous dit qu’il faut choisir entre l’ouverture des frontières et l’État providence, qu’ouvrir les frontières n’est possible que dans le cadre d’un État libéral, tandis que la solidarité nationale implique la sélection et l’intégration des arrivants.

Il manque à la France une vision aussi claire?

Nous n’avons pas encore su penser une politique d’immigration. Cela se voit à nos incohérences.

Il est incohérent de vouloir convaincre de la nécessité de l’immigration sans en connaître ou sans en donner le prix, donc en ignorant ses conséquences sur l’avenir de nos systèmes sociaux, de nos finances publiques, de nos services publics.

Il est incohérent de s’en tenir à des objectifs aussi vagues et généraux que «la France a besoin d’immigrés», comme on le lit souvent, alors que nous avons besoin d’immigrés qualifiés et d’immigrés intégrés. Les Français ne rejettent pas l’immigration, mais l’immigration sans intégration.

Il est incohérent de mettre en place des politiques de lutte contre le «séparatisme» si l’État manifeste aussi peu d’intérêt pour les programmes d’intégration, s’il est incapable de contrôler les entrées sur le territoire national et s’il ne parvient pas à expulser ceux qui ne devraient pas s’y trouver.

Il est incohérent de dénoncer la poussée populiste, de multiplier les appels au «barrage républicain», de stigmatiser une part, d’ailleurs croissante, des électeurs concernés sans jamais répondre à leurs inquiétudes et à leurs attentes en matière d’immigration, sans même en admettre les raisons.

Enfin, il est incohérent de vouloir déployer l’idée européenne sans doter l’UE de véritables frontières alors que s’érodent toujours un peu plus les capacités des États membres à contrôler leurs frontières et leur population. En matière d’immigration, nous avons besoin d’une vue d’ensemble, de cohérence, nous avons besoin d’un système, d’une doctrine, d’objectifs et d’une stratégie. Le débat ouvert par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin nous offre la possibilité de la définir, ne laissons pas passer cette occasion.

 

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