DOMINIQUE REYNIÉ. – Donald Trump a terminé son mandat de président des États-Unis par des fautes d’une extrême gravité. Il serait bon qu’il en réponde devant la justice de son pays. Pour autant, le rôle de censeur en dernière instance que se sont attribué à cette occasion les Gafam est démesuré. Hélas, la crainte de voir ce pays sombrer dans le chaos, la détestation par Trump – cultivée par lui-même – d’une partie des Américains et de l’intelligentsia planétaire, a permis aux big techs de faire valider leur acte inouï de censure par une cascade d’approbations immédiates, bruyantes et enthousiastes. Or, ces approbateurs ne sont pas moins irresponsables. Ils se sont réjouis de la chute d’un adversaire, mais ils n’ont pas réfléchi aux conséquences de cette censure. Et ce sont pourtant, dans bien des cas, des personnalités exerçant ou ayant exercé des fonctions publiques, parfois éminentes.
Puisqu’il est question d’une passation de pouvoir aux États-Unis, je peux dire que, d’une certaine manière, elle vient d’avoir lieu – en ce qui concerne la régulation de la liberté d’opinion – entre les pouvoirs publics et les puissances privées. On pouvait difficilement imaginer une manière plus spectaculaire de consacrer le rôle hégémonique des plateformes numériques sur nos vies.
Je crois que les dirigeants de ces entreprises n’ont même pas conscience de la puissance qu’ils sont en train d’accumuler. Dans le cas de Trump, ils ont donné le sentiment de gérer une crise de marque depuis leurs sièges sociaux sans comprendre qu’ils étaient en train de bouleverser le cadre historique de nos libertés.
La bienveillance naïve de leurs propos et de leurs justifications à ce sujet est confondante, et très inquiétante. Peut-on savoir qui a décidé cet acte majeur de censure ? Dans quel cadre de discussion? Avec qui? Les grandes institutions publiques – juridictionnelles, parlementaires, académiques – ont-elles été sollicitées? Dans cet univers qui contribue si massivement à l’obsession de la transparence, peut-on au moins lire, ne serait-ce qu’un compte rendu de ces débats?
D’après les partisans de Trump, cette décision est arbitraire et illustre la volonté des Gafam de refuser le pluralisme. Que pensez-vous de cette critique?
Sans réaction de notre part, les Gafam imposeront une orthodoxie idéologique. Je peux d’autant plus l’assurer que cela a déjà commencé. C’est dans la nature de ces entités. Nos vies dépendent de plus en plus de ces entreprises planétaires, ultraperformantes, omniscientes et qui ne dorment jamais ; inversement, elles sont de plus en plus sensibles à nos vies qu’elles connaissent de mieux en mieux. Ce lien organique avec leur marché les rend hypersensibles aux sentiments de leurs consommateurs, partout dans le monde. Ceux qui applaudissent aujourd’hui à la censure infligée à Trump pleureront demain lorsque ces machines serviront une tyrannie. Les Gafam qui censurent Trump ne jugent pas nécessaire de censurer Erdogan ou Khamenei.
« Accepter la régulation de l’espace public par les Gafam nous engage dans un processus historique, l’avènement d’un gouvernement de nos libertés global et privé » – Dominique Reynié
Pour les défenseurs de la décision des plateformes, il appartient aux Gafam de lutter contre «les discours de haine». L’argument vous paraît-il fondé?
Au premier abord, l’idée de censurer les «discours de haine» appelle l’approbation. Pourtant, cet élan initial se heurte aussitôt à la question de savoir comment évaluer le contenu du discours. Qu’est-ce qu’un «discours de haine»? Sous certaines formes, le sens est évident. On songera au racisme, à l’antisémitisme, aux appels à la violence physique contre une personne ou un groupe de personnes. Mais qui sait où commence et s’arrête un discours de haine? Chacun aura ses critères d’évaluation, tracera ses limites, mais les lignes de partage subjectives ne convergeront pas toujours pour former une vision collective en 2.0 ; parfois, elles s’opposeront radicalement. Les unes de Charlie Hebdo sont la manifestation même de la liberté d’expression quand d’autres y voient un discours de haine.
Notre espace public fourmille d’exemples montrant que nous tolérons de moins en moins ces différences, que le point de vue autre est de plus en plus souvent perçu comme une agression, voire l’expression d’une haine. On voit bien comment un groupe, s’estimant insulté par un discours, pourrait, à certaines conditions de mobilisation, d’expression et de contexte, obtenir la requalification dudit discours en «discours de haine». C’est ainsi que peu à peu sera demandée la censure des points de vue différents et des points de vue concurrents.
Voilà une première conséquence dramatique du rôle croissant des plateformes numériques. En ouvrant la porte à des mécanismes de censure offerts aux rapports de force, les plateformes numériques accouchent d’un monde où la notion de «discours de haine» sera l’objet d’une évolution rapide et constante. Voyez aujourd’hui comment se déploient des opérations de requalification des contenus, conduisant à reprocher à ceux qui ont vécu jadis d’avoir franchi des limites qui ont été fixées depuis. C’est l’affaire du déboulonnage des statues. Mais dès lors, qui peut être certain que les propos qu’il a tenus auparavant ne seront pas requalifiés aujourd’hui de «discours de haine»? Qui peut être assuré que les propos qu’il tient aujourd’hui, ceux qu’il tiendra demain, ne seront pas requalifiés de «discours de haine» demain ou après-demain?
Que préconiser pour concilier liberté et responsabilité sur les réseaux sociaux?
Les caractéristiques des Gafam devraient suffire à nous dissuader de leur déléguer ce pouvoir de régulation, et sûrement pas avant qu’ils soient eux-mêmes fermement contrôlés par un régulateur public: ce sont des entreprises, elles exercent un contrôle oligopolistique de l’espace public numérique, lequel est devenu, de fait, le soubassement de tout l’espace public. Ce sont des entreprises étrangères, sauf pour les Américains. Accepter la régulation de l’espace public par les Gafam nous engage dans un processus historique, l’avènement d’un gouvernement de nos libertés global et privé.
Les Gafam ne posent pas seulement le problème de la régulation de nos libertés par des plateformes numériques, elles américanisent la pratique des libertés et elles les façonnent selon un régime planétaire de tolérance dont ils sont les seuls arbitres et juges. On peut admirer ces entreprises, on peut être un admirateur de la démocratie américaine tout en refusant que nos libertés obéissent aux critères américains, a fortiori lorsqu’ils émanent de ces puissances privées.
Les Gafam numérisent et américanisent nos libertés. Le démantèlement de ces oligopoles est devenu nécessaire. Je note avec espoir qu’il en est sérieusement question aux États-Unis. Mais pour nous, cela ne suffira pas. Nous devons voir émerger rapidement des plateformes européennes. Si l’on me dit que c’est impossible, alors c’est la liberté qui, chez nous, va devenir impossible.
* Professeur des universités à Sciences Po.
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