Enquête IVG : qui sont ces jeunes Français anti-avortement ?

Nora Bussigny, Victor Delage | 13 juillet 2022

Deux enquêtes réalisées en janvier et en juin révèlent des résultats surprenants : les Français de plus de 50 ans s'avèrent bien davantage des défenseurs de l'IVG que leurs enfants et petits-enfants. Pourquoi les plus jeunes sont-ils si nombreux à contester, et même à s'engager, contre l'avortement en France ?

Il faut toujours se méfier des apparences, cela évite le prêt-à-penser et les erreurs de jugement. Et la question sur le droit à l’avortement ne déroge pas à la règle. Le 24 juin dernier, aux États-Unis, la Cour suprême révoquait l’arrêt « Roe v. Wade », qui assurait constitutionnellement aux femmes le droit à l’avortement. Décision qui a provoqué de vives protestations outre-Atlantique. Mais pas seulement. En France, en réaction à la situation américaine, le débat s’est lui porté sur la proposition de faire entrer le droit à l’IVG dans la Constitution. Proposition qui semble emporter l’adhésion massive des Français selon une enquête publiée le 29 juin dernier par l’Ifop pour la Fondation Jaurès puisqu’ils sont 81 % à y être favorables. Un résultat certes unanime mais qui, dans le détail, révèle une un clivage étonnant entre jeunes et vieux.

Selon ce sondage de l’Ifop , 34 % des moins de 24 ans estiment qu’une femme n’a pas le droit d’avorter librement. Même chose chez les Français entre 25 et 34 ans (32 %). Un écart d’autant plus impressionnant si on le compare avec les 50 ans qui ne sont que 16 % à s’opposer à la liberté de l’avortement. En janvier 2022, l’étude Libertés : l’épreuve du siècle de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), un think thank classé à droite, réalisé dans 55 pays en partenariat avec Ipsos, démontrait déjà que dans l’Union européenne, 22 % des moins de 35 ans s’avéraient réfractaires à l’IVG. De quoi casser l’image des jeunes progressives et des vieux réacs.

Le retour d’un conservatisme moral

Des résultats qui ne surprennent pas Victor Delage, responsable des études à la Fondapol : « Toute une partie de notre jeunesse est marquée par le retour d’un certain conservatisme moral dans le monde occidental, comme le montrent les résultats dans notre étude. » Et ces jeunes seraient même frappés par une forme d’inversion des valeurs, poursuit-il : « Pour paraphraser Orwell, quand on leur présente quelque chose comme un progrès, ils se demandent avant tout s’il les rend plus humains ou moins humains. Aux États-Unis, des militants se voulant « progressistes » considèrent leurs efforts contre l’avortement comme faisant partie d’une quête en faveur des droits de l’homme, estimant que le foetus est un être humain à part entière bien avant qu’il ne soit viable ».

Selon le politologue, « ces jeunes sont les enfants déçus des promesses non tenues de la démocratie sociale : progrès, justice sociale, sécurité. Ils ont soif de racines, de repères et d’autorité dans un monde qui semble totalement leur échapper. » . Et une partie d’entre eux verrait dans la religion la boussole idéale pour retrouver ses repères, expliquant en partie ce conservatisme. Même si de fortes disparités existent en fonction de la religion choisie. L’étude de l’Ifop met ainsi en valeur que si 82 % des catholiques français de tous âges estiment qu’une femme peut avorter librement, ils ne sont que 30 % seulement chez les musulmans.

Des propos que corrobore François Kraus, directeur du pôle « actualité et politique » de l’Ifop : « Il y a un retour du religieux plus diffus qui peut être favorisé par l’imprégnation de modèles culturels anglo-saxons par exemple. On observe également une dynamique de valorisation de la nature que l’on veut défendre lorsqu’elle est attaquée chez les jeunes ». Et même s’il évoque les pistes de l’influence du monde oriental sur les jeunes Français, il estime cependant que le conservatisme religieux ne concerne pas que les musulmans mais également les évangélistes ou encore les juifs religieux. « Quant aux catholiques, l’opposition à l’avortement existe depuis toujours mais pas forcément plus qu’avant , poursuit-il. L’impact du religieux sur l’anti-avortement imprègne les jeunes à l’ère des réseaux sociaux et d’internet ».

Ni « tradi » ni progressiste

Quelles sont les motivations de ces jeunes opposés à l’avortement ? Se revendiquant libéral et pour la prostitution, Anthony estime que l’avortement pose des questions éthiques car il obstrue la liberté de quelqu’un à venir au monde. Non-croyant, ce juriste qui argue avoir fait partie de « l’aile modérée des républicains » insiste sur le fait qu’il ne colle pas au cliché du « catho tradi » : « Est-ce qu’empêcher la vie mérite d’être vu comme un droit de la femme ? Comme une chance ? Ou devrait-il être vu comme une exception, quelque chose à éviter, à ne pas mettre en avant sauf en cas d’extrême urgence ? Ce n’est pas le sentiment que je perçois aujourd’hui dans les mouvements féministes ou pro-IVG » défend-il.

Pour le jeune homme, dans un monde de contraception, l’avortement est un acte individualiste de confort de vie : « Vouloir à tout prix avoir le plaisir sans les conséquences ça déresponsabilise les femmes, la nature veut qu’on crée un enfant en ayant un rapport sexuel et même en ayant la contraception, l’augmentation de l’avortement est significative ».

Soraya, 19 ans, jeune étudiante en BTS comptabilité et gestion, rejoint les propos d’Anthony, notamment au sujet d’un « plaisir sans filet de sécurité » . « La contraception nous offre une certaine insouciance, et attendre un enfant est un peu un retour à la réalité. Je pense qu’on a tout pour se protéger aujourd’hui quand on a des rapports intimes, maintenant si un enfant arrive, c’est qu’il devait vivre » explique-t-elle. La jeune femme, très imprégnée par sa foi en l’islam, considère d’ailleurs que sa vision de l’avortement est tout sauf archaïque : « Je ne suis pas opposée à l’avortement selon certains cas spécifiques. Si ça représente un danger pour le bébé ou la maman ou en cas d’agression sexuelle sur des jeunes filles mais dans une durée limitée » . Pour Soraya, qui affirme tenir cette information de ses amies elles aussi croyantes et d’un apprentissage de l’islam mené en autodidacte, déclare qu’après 120 jours, le foetus possède une âme et qu’il serait interdit de lui ôter la vie.

Pro-vie et pro-climat : même combat ?

Salomé Hédin, doctorante en sciences de l’information et de la communication qui s’est penchée sur les mouvements pro-vie, note que ces jeunes militants français « sont généralement des catholiques très pratiquants avec un intérêt pour les questions politiques. Ils sont très éduqués religieusement et politiquement. Dans la pratique religieuse, ils sont souvent issus de familles croyantes où le discours contre l’avortement est présent » . Même si, explique-t-elle, si « on observe un retour progressif de l’argument religieux, cela ne fait pas partie intégrante de leur argumentaire ».

Pour la chercheuse, ce renouveau de la cause pro-vie passerait ainsi par de nouveaux argumentaires comme le féminisme ou l’écologie et jetterait des ponts entre ces jeunes cathos et ces jeunes qui s’engagent pour le climat, relevant chez eux d’une lutte commune contre « l’effondrement » de notre société. Au risque de créer quelques maux de tête à ces jeunes pousses. Car si certains jeunes écologistes brandissent de plus en plus régulièrement la doctrine « antinataliste », pensée qui estime que nous sommes trop sur Terre et qu’il faut donc aller vers une restriction volontaire de la natalité, le pape François s’y oppose ferme dans son texte « Laudato Si » paru en 2015 et préfacé en français par Nicolas Hulot. « Puisque tout est lié, la défense de la nature n’est pas compatible (…) avec la justification de l’avortement » , écrit le souverain pontife. La convergence des luttes à ses limites…

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