Enseignement supérieur privé: la bombe à retardement

Marie-Amélie Lombard-Latune | 12 septembre 2023

Le secteur connaît un essor phénoménal. Sa régulation est indispensable, prévient Emmanuel Macron qui veut que le public aussi fasse le ménage dans ses formations.

Les faits – Les universités doivent avoir « le courage de se dire : est-ce que cette formation permet de former des jeunes et de leur fournir un emploi ? [Trop de formations] se passent dans de mauvaises conditions », a jugé le président de la République, invité de HugoDécrypte le 4 septembre dernier, à quelques jours de la rentrée étudiante. Quant au maquis des écoles privées, la ministre de l’Enseignement supérieur a promis un « label de qualité » censé permettre aux familles et aux jeunes de s’y retrouver.

Rares sont ceux qui n’ont pas un avis, une expérience, une anecdote. Un grand frère a tenté de dissuader sa sœur de céder aux sirènes d’une « école de design » qui promettait monts et merveilles – « mais surtout du vent », soupire-t-il. Un père a vu avec soulagement que son fils, débutant une formation post-bac d’ingénieur, a un emploi du temps conséquent et que « l’école ne va pas le lâcher sur l’assiduité et le travail personnel ». De quoi justifier une scolarité à 10 000 euros par an. Une étudiante peste contre son contrat d’alternance, soi-disant pour apprendre les relations humaines, où elle est « exploitée » comme vendeuse dans un magasin.

Aujourd’hui, 736 800 étudiants sont inscrits dans l’enseignement supérieur privé, soit un étudiant sur quatre. Il y a dix ans, c’était moins d’un sur cinq. Dans les salons type Studyrama ou L’Étudiant, les slogans s’affichent : « Un campus au cœur de Paris », « une école tournée vers l’international » , « la garantie d’un emploi à la sortie », « un cursus pour le monde de demain ».

« Bétaillères ». Derrière cette vitrine, les accusations pleuvent. Des écoles mentent sur le volume horaire des cours, emploient des enseignants qui sont plus de vagues coachs que des profs, trafiquent le taux d’insertion professionnelle de leurs diplômés. Certains opérateurs louent à des « écoles partenaires » des titres officiels, gages en principe de sérieux pour leurs formations, au vu et au su de l’administration qui, incapable de répondre à la demande de certification, ferme les yeux. Des « marchands de sommeil » empilent des étudiants dans des locaux exigus, créant des « bétaillères » juteuses financièrement. Des moutons noirs isolés ? Des « officines » minoritaires dans un panorama globalement sain ? Pas vraiment.

Les appels à la régulation se multiplient. Ils n’émanent pas d’opposants farouches aux lois du marché. Ancien président de l’université Paris-Dauphine, Laurent Batsch, auteur d’une note sur le sujet pour la Fondapol, confie à l’Opinion : « La bataille pour capter le consommateur est féroce. Le ménage ne se fera pas tout seul ». « Il est temps de séparer le bon grain de l’ivraie », confirme Charline Avenel, ancienne rectrice de l’académie de Versailles qui vient de rejoindre le groupe privé Ionis. « La dérégulation s’est amplifiée avec l’effet d’aubaine de l’apprentissage », complète Laurent Champaney, président de la Conférence des grandes écoles.

Quelque 1 500 structures se partagent aujourd’hui le marché, avec pour seule contrainte de départ d’être déclarées au rectorat. Le chiffre d’affaires de la quarantaine de groupes répertoriés va d’une quinzaine de millions d’euros à plusieurs centaines de millions. Jusqu’à présent, aucun gros scandale n’a éclaté, mais des sonnettes d’alarme ne cessent d’être tirées. Par la DGCCRF (répression des fraudes) en 2022 : 56 % des 80 établissements contrôlés étaient « en anomalie » avec au moins un des points de réglementation. 72 avertissements ont été envoyés.

Saisines. Les saisines du médiateur de l’Éducation ont bondi de 346 % en sept ans. Le feu couve dans un univers hétéroclite où le meilleur côtoie le pire. Il va du privé archi-installé dans le paysage, tels HEC ou l’Essec, de l’association loi de 1901 au groupe détenu par un fonds de private equity, en passant par les petites écoles nouvelles venues qui prospèrent sur des niches (comme le design, l’IA, les arts, etc.). Mettre tout le monde dans le même sac ne rime pas à grand-chose. Pas plus que de vouloir dresser une frontière absolue entre privé lucratif et privé non lucratif, tous deux ayant une logique marchande.

Depuis une dizaine d’années, le secteur attire des investisseurs. De grands groupes se sont constitués, détenus par des fonds : Omnes Education, Galileo Global Education, Odissey Education pour en citer quelques-uns. « La présence d’acteurs financiers solides et reconnus est d’abord une très bonne nouvelle », note Me Stanislas Richoilliez, associé du cabinet BG2V, qui a eu pour dossier le rachat d’Ermitage international school, à Maisons-Laffitte, par un fonds américain. « C’est une source de financements pérennes dans un secteur qui a un besoin croissant d’investissement que l’État n’a pas toujours les moyens d’assurer », ajoute l’avocat qui plaide cependant pour davantage de régulation.

Plutôt que d’attendre que l’État fasse la police, les « privés » commencent à prendre les devants. En avril dernier, Galileo (propriété du fonds de retraite canadien CPPIB et de Téthys Invest, la holding de la famille Bettencourt-Meyers) a mis sur la table « 10 recommandations » pour une bonne régulation. Le groupe a récemment recruté Martin Hirsch, Muriel Pénicaud et Guillaume Pepy pour accompagner son développement.

Bonnes pratiques. Cet objectif de « bonnes pratiques » rencontre une volonté politique, celle d’Emmanuel Macron qui observe le sujet de près. A son prisme naturellement libéral, s’ajoute, un regard de plus en plus critique sur la capacité de l’enseignement public à répondre aux enjeux, aux besoins immenses en formation, à la compétition internationale, à la transformation numérique. Lundi 4 septembre, interviewé par le youtubeur Hugo Travers, le Président met clairement en cause l’université pour ses cursus voies de garage : « Il faut avoir le courage de revoir nos formations à l’université et de se demander : sont-elles diplômantes ? Sont-elles qualifiantes ? […] Les universités, avec leur budget, doivent faire beaucoup mieux ». Et de rappeler que « 50 % de jeunes inscrits en licence ne vont pas se présenter à l’examen ».

Ces derniers temps, Emmanuel Macron a donc souvent mis sa ministre de l’Enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, au pied du mur. « Comment fait-on ? », répète-t-il, manifestant son impatience à « secouer le cocotier ». « Avec un milliard d’euros non utilisés, il faut réfléchir au modèle économique de nos universités », a embrayé le vendredi suivant la ministre. « Le public a des idées et de l’argent à prendre au secteur privé », juge Laurent Batsch. Il ne peut s’abriter derrière son « manque de moyens » pour crier à la concurrence déloyale.

A l’opposé, le privé a d’immenses efforts à faire pour que, derrière le chèque demandé à la rentrée, soit assuré la solidité pédagogique de ses formations. Il ne peut pas dénoncer en permanence les tracasseries administratives tout en brandissant un « reconnu par l’État » comme gage absolu de sérieux.

L’éducation n’est pas un marché comme un autre. « Ses acteurs, même ceux qui ont les yeux rivés sur le cash-flow d’exploitation ne peuvent s’exonérer de leur responsabilité sociétale », rappelle l’ex-président de Paris-Dauphine/PSL. L’État y déverse des milliards d’euros, notamment via l’apprentissage, mais cette manne (6 000 euros versés à l’entreprise par apprenti ; + 14% de contrats signés en 2022, 16,8 milliards d’euros de coût pour les finances publiques, selon la Cour des comptes) échappe à tout contrôle de qualité.

Pour maintenir son attractivité, une école se doit d’investir. « Jusqu’à présent, les taux de rentabilité du supérieur privé sont très élevés, dans la fourchette haute des rendements attendus dans le private equity, souligne Me Stanislas Richoillez. Au point qu’une école se négocie au même prix qu’une start-up à succès ».

Compétition. Mais la compétition s’aiguise d’autant plus que la fin des années fastes se profile. La hausse de la population étudiante va diminuer par le simple effet de la démographie et le taux d’accès à l’enseignement supérieur des bacheliers (96 %) est déjà au plus haut niveau. Il faut donc faire vite.

Le plus souvent, familles et jeunes qui se tournent vers ces écoles n’ont qu’une vague idée de leur modèle économique. « Habitués à ce que l’éducation soit “nationale” et à la gratuité des études dans le primaire et le secondaire, les Français sont persuadés que l’intérêt public est toujours sauvegardé. Ils n’ont pas conscience que le supérieur privé, c’est d’abord un business. L’éducation, c’est un investissement sur vingt ans quand un fonds d’investissement est, lui, sur un cycle de cinq ans grand maximum », relate l’avocat de BG2V, familier d’un public anglo-saxon beaucoup plus averti sur ces questions.

Dans « l’achat d’éducation », l’élément psychologique joue un rôle moteur. Une fois entré, l’étudiant n’est pas un consommateur comme un autre. Il ne sera pas prêt à dévaloriser une formation payée cher. Il ne voudra pas décevoir sa famille qui a souvent participé financièrement, ni débiner son diplôme auprès d’un futur employeur. C’est un « public captif », résume Laurent Batsch.

Les arrière-cuisines sont peu reluisantes. Un familier du secteur le martèle : « Le gâchis finit par être énorme. Des étudiants ne sont pas formés aux métiers d’avenir, des attentes des entreprises et des territoires ne sont pas satisfaites, provoquant des conséquences macroéconomiques en cascade. Pour le moment, tout cela est occulté par les progrès faits contre le chômage des jeunes, mais le système craque. Tout le monde sait qu’il est temps de faire le ménage ».

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Laurent Batsch, L’enseignement supérieur privé en France, Fondation pour l’innovation politique, juin 2023

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