
Abstention, piège à élections par Dominique Reynié
Dominique Reynié | 04 juin 2012
Tribune de Dominique Reynié paru le 4 avril sur le site du Huffington Post.
Le rôle attribué au chef de l’Etat par nos institutions, depuis 1958, et son mode de désignation, depuis 1965, ont fait de l’élection présidentielle le centre de notre vie politique. L’intérêt des électeurs pour cette consultation reine doit en témoigner. Dans le cadre d’un pays où le vote n’est pas obligatoire, cet intérêt peut être mesuré en considérant le taux d’abstention, soit la proportion des électeurs inscrits sur les listes électorales qui ne prennent pas part au vote.
Qu’est-ce qu’une abstention normale ?
Il est difficile de définir a priori un niveau d’abstention politiquement satisfaisant, même si l’on peut d’abord imaginer qu’il doit être inférieur à 50% pour ne pas risquer de fragiliser une décision électorale. On peut ensuite observer les scrutins successifs. Ils font apparaître d’importantes variations. L’élection très disputée de Valéry Giscard d’Estaing, en 1974, a été la plus participative de toutes. Le premier tour enregistre l’un des deux taux d’abstention les plus faibles (15,8%) avec celui de 1965 (15,2%) ; quant au second tour de 1974, il détient encore à ce jour le record de participation avec seulement 12,7% d’abstention. A l’inverse, le second tour le plus abstentionniste est celui de 1969 (31%), en raison d’une morne opposition entre deux candidats de la droite, Alain Poher et Georges Pompidou, et d’un appel à l’abstention lancé par le Parti communiste, dont le candidat, Jacques Duclos, avait réalisé au premier tour ce qui sera le meilleur score de ce parti à cette élection (21,2% des suffrages exprimés). Le premier tour le moins participatif a eu lieu le 21 avril 2002 (28,4%).
Afin de définir un niveau d’abstention politiquement supportable et sociologiquement normal, il est possible de calculer son taux moyen lors des élections présidentielles. Entre 1965 et 2007, les huit élections ont fait apparaître une abstention moyenne de 19,6% pour le premier tour et de 18,2% pour le second. Un autre calcul, plus pertinent, consiste à ne prendre en compte que les scrutins véritablement compétitifs, soit ceux ayant finalement opposé un candidat de droite et un candidat de gauche. Cela conduit à calculer la participation en retirant de la série des élections celles où la gauche n’a pas su figurer au second tour, en 1969 (duel Poher/Pompidou) et en 2002 (duel Chirac/Le Pen). La mobilisation étant d’autant plus importante que l’élection est plus disputée, on obtient alors un taux moyen d’abstention plus bas (15,7%).
L’abstention fait toujours l’élection
Une abstention normale, c’est-à-dire conforme à la moyenne enregistrée, produira peu d’effets si sa distribution n’affecte pas un candidat plus qu’un autre. Or, ce n’est jamais exactement le cas. C’est pourquoi l’abstention contribue toujours à produire le résultat électoral. Son rôle, quel que soit son niveau, est d’autant plus important que l’issue du scrutin est plus incertaine, comme ce fut le cas en 1974, au premier et au second tour, comme ce fut le cas en 1995 et en 2002 pour déterminer l’ordre d’arrivée à l’issue du premier tour, dans un cas au détriment d’Edouard Balladur, dans l’autre au détriment de Lionel Jospin, dans les deux cas au bénéfice de Jacques Chirac, un bénéfice direct, en 1995, ou indirect, via Jean-Marie Le Pen, en 2002. Si l’on veut estimer les effets de l’abstention, il faut donc prendre en compte non seulement son niveau mais aussi le degré d’incertitude des résultats.
Une abstention sensiblement supérieure à la moyenne peut être le signe que l’un des candidats n’a pas su mobiliser son camp. Dans ce cas, sa distribution est inégale et les abstentionnistes, qui ne le savent pas toujours, participent passivement à la victoire de l’un des compétiteurs. En 2002, l’abstention massive (28,4%) doit être retenue comme l’une des trois explications du résultat calamiteux que l’on sait, avec la multiplication des candidatures (16) et la dispersion des suffrages.
Lorsque l’abstention est inégalement répartie, on parle d’un « différentiel » d’abstention, ce qui implique, autrement dit, qu’elle favorise un ou plusieurs candidats et, symétriquement, qu’elle en défavorise un ou plusieurs autres. Il existe un « différentiel » d’abstention ordinaire défavorable au candidat sortant, plus à la peine que ses challengers pour mobiliser son électorat, en raison des effets de déception presque toujours attachés à l’exercice du pouvoir.
Les (nombreuses) raisons de l’abstention
Mais l’abstention différentielle peut tenir à la sociologie d’un électorat, car la probabilité de l’abstention est aussi fonction du profil sociologique des électeurs inscrits. Il existe une sociologie de l’abstention : les classes populaires s’abstiennent plus que les classes moyennes, les jeunes plus que les vieux, les femmes plus que les hommes, les villes plus que les campagnes, la Seine-Saint-Denis plus que tous les autres départements ou encore les moins diplômés plus que les diplômés de l’enseignement supérieur. Les candidats souffrent donc logiquement d’autant plus de l’abstention que leurs performances électorales dépendent davantage de la mobilisation de ces électeurs.
L’abstention différentielle peut aussi résulter d’une campagne électorale. C’est ici qu’entrent en jeu les capacités de mobilisation des candidats en lice. La campagne d’un candidat peut enthousiasmer quand celle d’un autre peut décevoir, suscitant le doute, l’indécision et, finalement, la décision de ne pas aller voter. Un niveau anormalement élevé d’abstention peut être la conséquence d’une élection démobilisatrice, parce que l’offre de candidatures est jugée insatisfaisante, parce que la manière dont la campagne a été conduite est décevante, parce que les électeurs estiment que les débats importants n’ont pas eu lieu, etc. Le « 21 avril » montre que si l’abstention peut être le résultat d’une campagne ratée, elle peut ensuite, par les effets qu’elle entraine, bouleverser un scrutin. Dans le résultat d’un scrutin, si l’abstention est d’abord une conséquence, elle devient ensuite l’une des causes de l’élection.
Enfin, les électeurs peuvent aussi choisir de s’abstenir parce que la composition du second tour, voire le résultat final, sont publiquement présentés comme déjà acquis. Il est évident que la multiplication des sondages donnant invariablement le même résultat final n’est pas de nature à favoriser la participation.
L’abstention détermine la nature d’un mandat
Le niveau de l’abstention au second tour affecte non seulement le résultat d’une élection mais aussi sa qualité, ce qui peut être fondamental. On peut l’énoncer ainsi : plus l’abstention est élevée, plus la base électorale du candidat élu est étroite. L’observation des élections passées montre que, en moyenne, en laissant de côté 1969 et 2002, les présidents ont été élus, ou réélus, avec un score de second tour situé autour de 43% des électeurs inscrits. Du point de vue de ce critère, le président le mieux élu de toute la Cinquième république a été Jacques Chirac, en 2002, avec 62% des électeurs inscrits. Cependant, le fameux second tour de cette élection n’ayant pas la valeur d’un choix mais celle d’un rejet (celui de Jean-Marie Le Pen), on ne la retiendra pas ici. C’est Charles de Gaulle, en 1965, qui a été le président le mieux élu en réunissant sur son nom 45,2% des inscrits. A l’inverse, le président le moins bien élu a été Jacques Chirac, en 1995 (39,4%). En 1974, 1981, 1988 et 2007 Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Nicolas Sarkozy ont reçu le soutien de 43% des inscrits, ou presque puisque Sarkozy a été choisi par 42,6% des électeurs inscrits (il est à noter qu’entre 1965 et 2007, le nombre des électeurs inscrits a augmenté de plus de 15,5 millions, passant de 28,9 millions à plus de 44,4 millions).
L’effet politique d’une rétractation de la base électorale est fonction de la situation historique. Dans un contexte de routine, ou la direction d’un gouvernement s’apparente à une forme de gestion publique, l’abstention peut n’avoir aucune conséquence sur la conduite des affaires de la Cité. Dans ce cas, la faiblesse des enjeux est capable d’expliquer la faible participation des électeurs. Il en va autrement, en revanche, dans un contexte de bouleversement ou de crise, si c’est la gravité d’une situation et l’importance des enjeux qui rend compte du retrait des électeurs. C’est peut-être l’une des causes que l’on pourrait prendre en compte pour comprendre l’abstention de 2012 si elle devait atteindre les niveaux record estimés à ce jour (3 avril) possibles par les instituts (29% à 32%). Une partie d’entre eux aurait le sentiment que la campagne n’a pas permis de clarifier la nature des problèmes ni de définir les différentes options envisagées pour parvenir à les résoudre. Si l’on considère que le prochain quinquennat sera particulièrement difficile à conduire, le prochain président pourrait être appelé à prendre les décisions les plus rudes avec la base électorale la plus faible. Certes, le second tour est souvent plus participatif que le premier (seules les élections de 1965 et de 1969 font exception). D’un tour à l’autre, le gain moyen de participation est de 3,8 points. Si l’on relève, au soir du 22 avril, une abstention de 30%, elle pourrait donc rester supérieure à 25% lors du second tour, dépassant le précédent record établi en1969 (31,1%) mais pour des raisons très différentes.
Aujourd’hui (3 avril 2012), les indications fournies par les sondages dessinent une élection présidentielle déterminée par un vote populiste de droite (Marine Le Pen) et de gauche (Jean-Luc Mélenchon) dont l’ensemble frôlerait 30% des suffrages exprimés, combiné à une abstention d’un niveau similaire. Si, le 6 mai prochain, le résultat devait être conforme à ce scénario, le vainqueur, surnageant entre abstention et protestation, n’aurait alors qu’à peine le temps de goûter sa victoire avant de se trouver confronté à des difficultés d’une ampleur inédite.
Lire l’article sur huffingtonpost.fr, voir la vidéo de l’interview de Dominique Reynié sur I-télé à propos de l’abstention, découvrir le simulateur de vote Qui en 2012 ?.
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