Immigration : avant de s’engueuler, sur quoi peut-on s’accorder ?

Guy Konopnicki, Soazig Quéméner | 11 octobre 2019

Emmanuel Macron a souhaité lancer un débat sur l’immigration. Sujet Ô combien sensible. Faisons le point sur les vérités qui sont désormais exposées au regard de l’opinion publique et appellent une réponse politique.

Qui croire ? Des rapports contiennent des considérations abrasives, d’autres diffusent un discours complètement irénique sur la question. Les démographes ne semblent d’accord sur rien, comme prisonniers de présupposés idéologiques. Quant aux chiffres, ils prêtent le flanc à multiples interprétations et permettent à chacun de voir midi à sa porte et à sa frontière. Même les historiens trouvent matière à s’écharper avec grimoires et archives. Voilà modestement ce sur quoi on peut valablement s’entendre avant de prendre part au débat.

ENFIN UN RAPPORT QUI PEUT METTRE TOUT LE MONDE D’ACCORD

Il est préfet, aujourd’hui directeur général de l’Office de l’immigration et de l’intégration. Le rapport dépassionné de Didier Leschi, réalisé pour le compte de la Fondation pour l’innovation politique, think tank de la droite libérale, publié en octobre 2018, et dévoré par Emmanuel Macron cet été, éclaire le débat sur l’immigration tel que l’exécutif a cherché à le poser. Le postulat de ce proche de Jean-Pierre Chevènement ? Notre pays occupe une position singulière en Europe, souvent mal perçue dans les discussions publiques et résumée en un paradoxe : le faible pouvoir d’attraction de l’Hexagone pour les réfugiés syriens pendant la grande crise de 2015-2016 et la forte augmentation des demandes d’asile qui a suivi, deux ans plus tard. Des demandes qui ne viennent pas de Syrie et d’Irak, mais émanent en premier lieu d’Afghans, mais aussi d’Ivoiriens, de Guinéens, d’Algériens, de Maliens et d’Albanais. Ces dernières nationalités concentrent donc leur demande sur la France et Didier Leschi a cherché à savoir pourquoi.

Selon lui, tout repose sur la législation et les conditions juridiques d’accueil dans notre pays qui demeurent « plus avantageuses que la moyenne européenne ». Il cite les délais possibles de recours contre une obligation de quitter le territoire européen, trente jours aujourd’hui, le fort taux de protection obtenu par les Afghans, c’est-à-dire le pourcentage de personnes qui parviennent à bénéficier d’une protection internationale par rapport à l’ensemble des demandes exprimées, mais aussi la possibilité, une fois devenu réfugié sur notre sol, d’obtenir une réunification familiale sans délai de séjour, sans condition de ressources ou de logement. Il se penche également sur « la singularité française au profit d’étrangers malades », sujet qui a tant inspiré les responsables de la majorité. « En matière d’asile et d’immigration, la difficulté est de sortir des équations dont les coordonnées sont celles de conditions antérieures », conclut-il, avant d’ajouter, ce qui n’a pas dû déplaire au président de la République : « Il ne s’agit pas tant d’être “plus à gauche” ou “plus à droite” que de partir des conditions réelles du présent afin de répondre à la demande de sens qui s’exprime dans la société civile. »

LES QUELQUES CHIFFRES INDISCUTABLES À BIEN CONNAÎTRE

11 % C’est la proportion de personnes immigrées en France au sens de l’Insee, c’est-à-dire la population composée de personnes nées étrangères à l’étranger, ce qui inclut donc ceux qui obtiennent la nationalité française.

+ 22 % L’augmentation du nombre de demandeurs d’asile en France en 2018 par rapport à 2017. Sur les huit premiers mois de 2019, le nombre de demandes augmente encore de 7 %.

33,500 étrangers ont obtenu en 2018 un titre de séjour pour motif économique, peu au regard des 256 000 titres délivrés au total. C’est à ce petit nombre de personnes qu’Edouard Philippe veut appliquer des quotas par « nationalité ou par secteur professionnel ».

300,000 étrangers en situation irrégulière en France si l’on se fonde sur le nombre de bénéficiaires de l’Aide médicale d’Etat (AME).

LE FAUX CLIVAGE DROITE-GAUCHE

En une phrase, Emmanuel Macron a embrasé le débat. Le 16 septembre dernier, il adressait cette mise en garde aux parlementaires de sa majorité : « Ne soyons pas un parti bourgeois. Parce que les bourgeois ne sont pas touchés par le problème. Ce sont les classes populaires qui doivent affronter les problèmes parfois liés à cette immigration non contrôlée. » Le président de la République a immédiatement été accusé au mieux de faire du Sarkozy, au pire de s’exprimer comme un responsable du Rassemblement national, comme l’a déploré la députée Delphine Bagarry, pourtant membre de la majorité.

En Marche, devenu La République en marche est bien entendu la quintessence du « bloc bourgeois ». Ce parti a été créé pour mettre en oeuvre les réformes dont rêvaient la gauche et la droite libérales des centres-villes, ce qui rend l’exhortation présidentielle totalement illusoire. Mais en pointant cet écart de perception des questions migratoires en fonction du niveau socio-économique, Emmanuel Macron reprend un discours qui traverse depuis longtemps l’échiquier politique.

A gauche, une thématique parallèle a prospéré il y a plus d’un siècle, mais centrée, elle, sur deux enjeux : le travail et la critique du capitalisme. Le débat, vif, est lancé au moment du massacre d’Aigues-Mortes. En 1893, cette commune de la pointe sud du Gard est le théâtre d’un véritable drame, né de la concurrence entre des ouvriers français et des saisonniers italiens pour la collecte du sel. Les premiers accusent les seconds de casser le marché en acceptant les conditions de travail trop défavorables imposées par les patrons. La situation s’envenime. Entre 7 et 17 ressortissants fransalpins trouvent alors la mort, lynchés au cours d’une effroyable « chasse à l’Italien ».

Quelques mois plus tard, Jean Jaurès clame lors d’un discours à la Chambre : « Nous n’entendons nullement éveiller entre les travailleurs manuels des différents pays les animosités d’un chauvinisme jaloux ; non, mais ce que nous ne voulons pas, c’est que le capital international aille chercher la main-d’oeuvre sur les marchés où elle est la plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français. »

Près d’un siècle plus tard, Georges Marchais reprend la même argumentation : « La présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés fait que la poursuite de l’immigration pose aujourd’hui de graves problèmes […]. C’est pourquoi nous disons : il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage. » Le secrétaire général du Parti communiste intervient après l’affaire dite du « bulldozer de Vitry ». Au coeur de la banlieue rouge, un maire a refusé l’arrivée de travailleurs maliens que la ville giscardienne voisine, Saint-Maur, ne voulait plus accueillir. Et l’élu communiste a fermé les yeux quand une cinquantaine de citoyens de sa commune ont décidé de détruire le foyer prévu pour ces immigrés à l’aide d’engins de chantier.

Ces années-là sont marquées par l’exacerbation de l’opposition entre les Français les plus précarisés et les nouveaux arrivants. Le Front national en plein essor s’empare du sujet, le débarrasse de la critique du capitalisme et le simplifie dans ce slogan bien connu : « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop. » Dix ans plus tard, le discours gagne la droite, et Jacques Chirac choisit d’opposer lui aussi Français et immigrés lors d’un discours prononcé à Orléans et resté célèbre pour sa tirade sur « le bruit et l’odeur ».

Cette thématique, vendue sous un emballage light par Emmanuel Macron, est aujourd’hui très ancrée dans l’opinion publique. Le dernier sondage Ipsos consacré aux fractures françaises, montre que 88 % des ouvriers interrogés pensent qu’il y a « trop d’étrangers en France », contre 41 % des cadres, une bonne part tout de même des « bourgeois » brocardés par le chef de l’Etat.

 

Lisez l’article sur marianne.net.

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.