Immigration : la France paie chèrement le prix de ses revirements politiques et tergiversations idéologiques
Victor Delage | 22 mai 2023
La Fondation pour l’innovation politique vient de publier « Immigration : comment font les États européens ». Une analyse comparative des politiques nationales d’immigration en Europe qui est révélatrice de la forte singularité française en la matière.
Atlantico : Le maire de Saint-Brévin-les-Pins a démissionné après des pressions de groupuscules d’extrême droite face à sa volonté d’ouvrir un centre d’accueil pour migrants. Dans le même temps, le gouvernement ne semble pas savoir sur quel pied danser pour sa future loi immigration et les annonces contradictoires se succèdent. Est-ce symptomatique de la manière dont est abordée et débattue la question de l’immigration en France ?
Victor Delage : Les actions perpétrées à l’encontre de Yannick Morez vont bien au-delà de pressions, il s’agit d’une agression criminelle. Deux de ses véhicules ont été incendiés – le feu touchant également une partie de son domicile – à la suite de vives tensions relatives à l’implantation d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, à proximité d’une école dans la commune de Saint-Brévin-les-Pins. Cet acte intolérable et impardonnable témoigne de l’extrême agressivité ambiante qui vise nombre de nos élus.
Pour revenir plus spécifiquement à la manière dont la question de l’immigration est abordée dans notre pays, il paraît indispensable que les acteurs politiques s’en emparent collectivement et en débattent de manière sereine et apaisée. Il en va de notre cohésion sociale. Rappelons que l’immigration constitue l’une des principales préoccupations des Français et que les données d’opinion attestent de l’existence d’un consensus en faveur d’une politique restrictive et intégratrice. Comme le développe le politologue Dominique Reynié, nos gouvernants, de gauche comme de droite, privilégient le plus souvent sur cet enjeu majeur l’approche humanitaire, au détriment du réalisme d’État. Ils se concentrent donc essentiellement sur l’accueil des nouveaux arrivants sans prendre en compte ses conséquences, notamment sur la population du pays d’accueil, et les intérêts qui leur sont propres. La gauche s’est ralliée à la thèse de « l’accueil inconditionnel » tandis que la droite n’arrive plus à défendre la communauté nationale et son style de vie. Tout cela doit être mis en résonance avec la dislocation des partis traditionnels et la montée en puissance du lepénisme.
Les trois leaders de la droite, Éric Ciotti, Olivier Marleix et Bruno Retailleau, ont dévoilé dans les colonnes du JDD le contenu des deux textes de loi qu’ils déposeront cette semaine sur l’immigration. Que faut-il penser des mesures annoncées ? Quels sont les principaux enseignements de ce projet des Républicains sur l’immigration ? Ces mesures répondent-elles efficacement aux défis auxquels la France est confrontée en matière d’immigration ?
Il était impératif pour Les Républicains d’afficher un positionnement clair et à l’unisson sur l’enjeu migratoire, plus encore après leurs récentes divisions internes affichées. Leur premier texte de loi propose un big bang constitutionnel, qui s’inspire en partie de propositions défendues par Michel Barnier et Valérie Pécresse, à l’occasion de la dernière primaire présidentielle de la droite. Parmi les deux mesures clés, l’élargissement du champ de l’article 11 de la Constitution – limité aux seules questions portant sur l’organisation des pouvoirs publics, aux réformes économiques, sociales ou environnementales, ou à la ratification des traités – et la dérogation à la primauté des traités et du droit européen avec une loi organique si « les intérêts fondamentaux de la nation sont en cause ». Pour plusieurs raisons aussi bien juridiques que techniques, ce projet de révision constitutionnelle paraît difficilement réalisable sans prôner une sortie de l’Union. Les spécialistes du droit nous en diront certainement plus dans les prochains jours.
Le second texte de loi propose un florilège de mesures plus atteignables, bon nombre étant déjà appliquées par plusieurs de nos voisins européens, comme en faisait état notre récente étude Immigration : comment font les États européens. Comme les Finlandais, Les Républicains veulent rendre obligatoire le test osseux et créer une « présomption de majorité » pour ceux qui refuseraient de s’y soustraire afin de lutter contre le phénomène des mineurs isolés. Les LR souhaitent également priver les clandestins de quasiment tout droit aux prestations sociales, à l’image de ce que font les Allemands et les Italiens – à l’exception des mineurs et des femmes enceintes. Par ailleurs, le vote annuel par le Parlement de quotas d’immigration est une vieille idée de droite bien que jamais appliquée pendant le quinquennat Sarkozy.
Reste à voir la manière dont Les Républicains vont porter et défendre ces deux textes de loi au Parlement. Leur légitimité aux yeux de leurs potentiels électeurs et leur pérennité politique en dépendent grandement. À noter que le député LR Aurélien Pradié, voix dissidente du groupe sur la séquence des retraites, a déjà proposé des mesures différentes sur l’immigration et s’est dit en faveur de l’organisation d’un Référendum d’initiative partagée.
La Fondation pour l’innovation politique vient de publier « Immigration : comment font les États européens ». Qu’est-ce qui, en bien ou en mal, fait la spécificité française ?
Cette analyse comparative des politiques nationales d’immigration en Europe est révélatrice de la singularité française en la matière. Nous sommes à la fois ouverts et permissifs en matière d’immigration et d’asile – jamais notre pays n’a délivré autant de titres de séjour et accueilli autant de demandeurs d’asile qu’en 2022 – sans véritable politique d’intégration. En France, les étrangers qui suivent des formations linguistiques et civiques ne sont soumis à aucun examen final, quand l’Autriche, l’Allemagne et le Danemark ont établi des tests de niveau obligatoires dont la réussite conditionne l’obtention d’une nouvelle carte de séjour.
Notre spécificité tient également à la générosité de notre politique d’accueil, extrêmement attractive. Initiée par la loi Reseda, adoptée en 1998 sous l’impulsion de Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, notre cadre législatif favorise une « migration pour soins », en raison de la qualité des services proposés et de conditions observables nulle part ailleurs. L’étranger malade obtient un titre de séjour pour soins dès lors qu’il ne peut y accéder dans son pays. Le critère n’est pas l’existence, dans le pays d’origine, d’une offre de soins appropriée à la pathologie mais la possibilité pour la personne d’accéder à ces soins. À titre d’exemple, le coût d’une dialyse, d’environ 80 000 euros par an et par patient, est pris en charge à 100 % par l’Assurance Maladie en France.
Toujours en matière de santé, l’aide médicale d’État (AME) offre la possibilité à tout étranger résidant sur le sol français de manière irrégulière depuis au moins trois mois d’être soigné sans frais. En 2022, l’AME comptait 398 480 bénéficiaires, pour un coût de 1,079 milliard d’euros. Par rapport à 2018, cela représente une augmentation de 25 % du nombre de bénéficiaires (318 106 bénéficiaires en 2018) et de 17 % du coût de l’AME (965 millions en 2018). Un rapport des Inspections générales sur l’Aide médicale d’État de 2019 alertait sur l’« atypie » suspecte de l’augmentation de la consommation de soins chez les étrangers en situation irrégulière, « fragilisant l’acceptabilité du dispositif et mettant en tension le système de santé ». Là encore, la France se démarque des pays européens, où en dehors de l’aide d’urgence, un sans-papier ne peut prétendre à la gratuité des soins.
On a le sentiment que malgré la volonté politique des discours français sur l’immigration, le résultat n’y est pas. La France est-elle la seule dans ce cas ?
La loi Darmanin sera le trentième texte de loi sur l’immigration depuis 1980. Cette avalanche législative témoigne de l’incapacité de nos gouvernants à définir un cap précis alors même que la pression migratoire s’accentue. Les revirements politiques et les tergiversations idéologiques n’ont eu cesse d’alourdir nos dispositifs juridiques et administratifs. Selon Didier Leschi, le directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), il existe plus de cent cinquante motifs de titres de séjour alors qu’il serait possible de ramener ce nombre à quatre : le travail, les études, l’asile et l’immigration familiale.
Il est encore plus frappant de voir que la France n’a pas de vision stratégique en matière d’immigration quand on la compare à ses voisins européens. Prenons le cas allemand. Le pays fait face à un vieillissement démographique accru depuis la réunification en 1991. Le besoin de main-d’œuvre est pressant. Une réforme vise à attirer 400 000 travailleurs immigrés par an. Cependant l’immigration est choisie, l’intégration est exigeante : seuls les « meilleurs » – les individus qualifiés, ayant une expérience professionnelle – pourront obtenir un permis de séjour. Autre exemple, la politique d’immigration danoise. Malgré les changements de majorité, le pays déploie depuis une vingtaine d’années une même stratégie, avec une réduction drastique des flux migratoires, un programme d’intégration exigeant et l’accès à la nationalité rendu difficile. Du point de vue danois, la politique migratoire est une condition de la pérennité de l’État providence. Il s’agit de le préserver en limitant les recours aux aides jugés excessifs ou injustifiés au motif qu’ils dilapident les ressources du pays et sapent le consensus politique en propageant la suspicion.
Dans quelle mesure y-a-t-il une forme d’État profond contribuant à rendre inopérante nos politiques d’immigration ?
La sémantique de l’« État profond » est douteuse et elle ne peut être utilisée qu’avec de grandes précautions, la formule évoquant plus ou moins explicitement le jeu de forces obscures. Les milieux conspirationnistes, friands du « On nous cache tout, on ne nous dit rien », font du « Deep State » une pièce centrale de leur théorie. Lorsqu’Emmanuel Macron parle d’État profond en marge du G7 d’août 2019, c’est pour pointer du doigt les contractions des objectifs et de l’agenda de l’appareil d’État avec ses choix stratégiques. Sur la question de l’immigration, l’usage du terme « État profond » est périlleux. En effet, cela reviendrait à l’hypothèse selon laquelle l’impuissance publique en matière d’immigration serait intentionnelle et planifiée.
Toutefois, force est de constater que les services d’État n’ont pas défini de cadre stratégique à la hauteur d’un tel enjeu. Entre juridictions administratives proches de l’embolie, procédures inefficaces, lourdeurs administratives, taux de réalisation des obligations de quitter le territoire parmi les plus faibles d’Europe – en moyenne, sur la période 2015-2021 la France a réalisé 12 % de ses OQT, contre 43 % pour l’Union européenne et 60 % pour l’Allemagne –, l’action étatique est à la peine. Finalement, les responsables politiques comme le personnel administratif sont loin de répondre aux préoccupations des électeurs, y compris de gauche. Selon les données de l’étude Mutations politiques et majorité de gouvernement dans une France à droite, réalisée par la Fondation pour l’innovation politique, 63 % des électeurs pensent que « la plupart des immigrés ne partagent pas les valeurs de notre pays et cela pose des problèmes de cohabitation ». Cette opinion est majoritaire chez les électeurs de Nathalie Arthaud au premier tour de la présidentielle de 2022 (55 %), d’Emmanuel Macron (57 %), de Fabien Roussel (62 %), de Nicolas Dupont-Aignan (69 %), de Valérie Pécresse (80 %), de Marine Le Pen (91 %) et d’Éric Zemmour (97 %). Cette opinion est minoritaire mais reste élevée chez les électeurs de Yannick Jadot (48 %) et de Jean-Luc Mélenchon (42 %).
Quelles leçons tirer des autres pays sur la manière de corriger notre défaut de politique d’immigration ?
Le « carcan » jurisprudentiel européen a souvent bon dos dès lors qu’il s’agit de pointer les difficultés que nous éprouvons à maîtriser les flux migratoires. Les politiques d’immigration de nos voisins européens montrent pourtant que beaucoup peut être fait et reste à faire à l’échelle nationale. Les modalités d’action pour le gouvernement sont plurielles. Sur l’intégration, la mise en place d’un examen final obligatoire sur le niveau de langue pourrait conditionner l’obtention d’un nouveau permis de séjour. C’est le cas en Autriche, en Allemagne et au Danemark. Sur la naturalisation, la durée de résidence en France pour obtenir la nationalité s’élève à 5 ans. Nous pourrions la fixer à 9 ans, ce qui nous placerait à un niveau similaire à celui de l’Allemagne (8 ans), du Danemark (9 ans), et des pays qui exigent 10 ans, tels que l’Autriche, l’Espagne, l’Italie, la Lituanie, la Pologne ou la Slovénie. Le regroupement familial pourrait être rendu possible seulement si le ménage est autosuffisant, c’est-à-dire s’il n’a pas besoin des aides d’État, à l’image de ce qui se fait en Allemagne, en Autriche ou encore en Finlande.
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