Le « master pour tous » ou l'implacable machine à frustration

Julien Gonzalez | 14 janvier 2016

Selon l’auteur, La logique des objectifs chiffrés à atteindre (les 60 % d’une classe d’âge à l’université aujourd’hui, les 80 % au baccalauréat hier) est un pousse-au-crime.

Le progressisme se pare d’un nouveau dogme : l’allongement de la durée des études – couplé à une démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur – serait intrinsèquement bon pour notre société. L’objectif annonce par François Hollande d’amener 60% d’une classe d’âge dans le système postsecondaire est, à ce titre, ô combien symbolique. Les tenants d’une telle politique s’appuient sur une double justification bienveillante : la promesse d’une réduction des inégalités et l’avènement d’une économie du savoir vorace en jeunes diplômés. Conséquence directe, le master est aujourd’hui le diplôme le plus délivré avec près de 140 000 nouveaux titulaires chaque année, soit davantage… que le nombre de BEP ou CAP.

Une observation attentive du réel justifie t- elle cette orientation ? A minima, elle devrait nous interroger. Le plus élémentaire bon sens la rend absurde. Tout d’abord, les effets de l’ouverture de l’accès à l’enseignement supérieur sur la réduction des inégalités sociales sont, au mieux, très discrets pour deux raisons : l’iniquité dans la répartition des diplômes entre groupes sociaux et la dévalorisation de ces mêmes diplômes sur le marché du travail.
Ainsi, parmi les enfants de cadres ou de professions intermédiaires âgés de 20 à 24 ans, on trouve deux fois plus d’étudiants que chez les enfants d’ouvriers, alors qu’au sein de la cohorte d’élèves entrés en sixième en 1995, 41% des enfants de cadres ont terminé leurs études diplômés d’un master, d’un doctorat ou d’une grande école, contre 4% pour les enfants d’ouvriers non qualifiés.

La deuxième explication tient à l’incapacité de l’économie française à absorber l’afflux de nouveaux diplômés de masters, car aux 140 000 bac +5 distribués chaque année répondent moins de 40 000 recrutements de cadres juniors. L’offre de travail étant plus de trois fois supérieure à la demande, la valeur faciale du diplôme s’effondre ; la baisse de son utilité annule donc le gain potentiel espéré par la démocratisation éducative.
Le problème prend alors forme, c’est celui de la masse discordante, du différentiel de 100 000 jeunes diplômés pour lesquels la société doit assumer une espérance bafouée. L’espérance bafouée des 30% d’étudiants sortis du système en 2004 avec un master et toujours pas cadres sept ans après leur entrée dans la vie active. Celle des 9% de diplômés d’écoles de commerce ou des 12% de titulaires de masters universitaires de 2010 encore au chômage trois ans plus tard.

La frustration est alors inéluctable, c’est l’inévitable retour de boomerang de la fausse promesse. Frustration du jeune diplômé, observant le gouffre existant entre l’espoir et le constat, entre les efforts accomplis, l’investissement – en termes de temps et de ressources financières – que représentent la poursuite d’études longues et la récompense, c’est-à-dire le statut social et la rémunération. Frustration également pour les familles dont les enfants  accèdent à des niveaux de formation plus élevés, qui éprouvent successivement fierté, déception et résignation.
En fin de chaîne, les moins et non diplômés souffrent aussi, le déclassement des uns se répercutant sur la situation des autres, ces derniers étant victimes de la concurrence déloyale des premiers sur des postes inférieurs à leur niveau de qualification. Les plus mal lotis en matière de capital scolaire étant les ressortissants des classes populaires, la boucle est bouclée : la fuite en avant généreuse se confond en bombe à retardement sociale et générationnelle.

Mais tout cela interroge bien au-delà, c’est la question du sens de la fonction d’enseignement qui est posée. Car le doute est permis : la quantité s’obtient-elle au détriment de la qualité ? La logique des objectifs chiffres à atteindre (les 60% d’une classe d’âge à l’université aujourd’hui, les 80% au baccalauréat hier) est elle-même un pousse-au-crime, le moyen le plus simple d’y parvenir demeurant l’abaissement du degré d’exigence. Il va sans dire qu’un « temps de passage » atteint selon cette méthode modérerait sérieusement le bien-fondé de la démarche… Attention à ne pas transformer l’enseignement supérieur français en un système « où il ne s’agit plus tant d’apprendre que d’être certifié par le diplôme comme ayant appris », comme le dit si justement la sociologue Marie Duru-Bellat. La configuration actuelle commence pourtant à y ressembler furieusement.

Il faut dire que le mécanisme est redoutable, une sorte de prophétie autoréalisatrice permanente. L’affirmation « plus on est diplômé, moins on a de risques d’être au chômage » demeurant exacte, les individus ont intérêt à opter pour des stratégies de poursuite d’études, ce qui vient alimenter à la fois le stock de diplômés et les cas de distorsion de concurrence sur les postes moins qualifiés, aggravant de fait la situation des non diplômés… et rendant plus que jamais nécessaire la détention d’un diplôme de l’enseignement supérieur ! C’est alors que le cercle vicieux s’enclenche, la situation incitant bien souvent les acteurs à une prise de décision in fine relativement inefficace à l’amélioration de leur propre sort.

Deuxième élément, l’afflux d’étudiants créant une forte demande de formation, un marché du supérieur se développe naturellement. Partant, les écoles et universités redoublent d’ingéniosité pour attirer les étudiants et mettent en place des politiques de développement dans un environnement de plus en plus concurrentiel. L’établissement est alors bien souvent incité à mettre en avant des taux d’insertion et des niveaux de rémunération à la rigueur  scientifique incertaine. Et nous n’évoquerons pas, par manque de données, le cas des écoles privées hors contrat et non reconnues par l’État, dont le nombre croît sensiblement année après année…
Nous faisons fausse route, mais l’empruntons avec enthousiasme. Dans le prolongement des discours annonçant l’arrivée d’un monde postindustriel et post-travail (notamment théorisé par Jeremy Rifkin), la France a opté depuis la fin des années 1990 pour un modèle de formation supérieure censé préparer les jeunes générations à intégrer une économie tertiarisée composée d’« entreprises sans usines », selon l’expression de Serge Tchuruk. Nous avons cru – ou fait mine de croire – que nous pourrions proposer à l’ensemble de notre jeunesse des postes d’encadrement.

Certes, la France a besoin de cadres dans les activités financières, le numérique ou l’énergie, mais également de soudeurs, de logisticiens, de commerciaux et d’employés. Et probablement en plus grande quantité. Les questions d’égalité des chances et de justice sociale occupent une place centrale dans la construction de notre système éducatif. Loin de sous-estimer le caractère vital de ces sujets, leur évocation systématique pour justifier les politiques de démocratisation de l’enseignement post-baccalauréat ne présage en rien de l’efficacité des choix opérés en la matière, ce que toutes les études semblent montrer. Il convient dès lors de replacer le rôle de l’enseignement supérieur dans un contexte plus large, celui de la construction sociale et professionnelle des individus, et de repenser son rôle en articulation avec l’école et la possibilité de se former au cours de sa carrière.

Le « master pour tous » fait figure d’étendard, d’emblème d’une époque ; alors que le « droit à l’éducation » de la Déclaration universelle de 1948 était synonyme d’émancipation individuelle et d’élévation des consciences, le délirant « droit au diplôme » consacre l’hypocrisie et le refus de toute contrainte. En sortir nécessitera une réforme ambitieuse de notre système d’enseignement supérieur. Il s’agira, entre autres, d’encourager la formation tout au long de la vie, de mettre fin à la sacralisation du diplôme et de valoriser la pluralité des réussites et, in fine, de faire preuve de courage politique : cela supposera alors de réguler les flux d’étudiants et d’enterrer définitivement le « master pour tous ». Cela signifiera, surtout, le choix de l’honnêteté intellectuelle et de la dure confrontation avec la réalité, au détriment du confort des raisonnements qui, sous couvert de progressisme, tutoient aujourd’hui la fainéantise et la lâcheté.

Julien Gonzalez est responsable d’études dans un syndicat professionnel. Il est auteur pour la Fondation pour l’innovation politique  des notes « Enseignement supérieur : les limites de la ‘mastérisation’ », juillet 2015 et « Trop d’émigrés ? Regards sur ceux qui partent de France », novembre 2013.

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