Le rapport désinvolte à la frontière est la faute historique des responsables européens
Dominique Reynié | 05 mars 2018
Dominique Reynié analyse les résultats du scrutin italien de dimanche. Il y voit l’extension de ce qu’il appelle le «populisme patrimonial», c’est-à-dire l’exploitation politique de la crainte de perdre son patrimoine matériel et immatériel. La seule façon pour l’Union européenne de répondre efficacement à cette demande de protection passe par la réaffirmation de frontières communes.
LE FIGARO. – Si les élections italiennes ne dégagent pas pour le moment de majorité de gouvernement, elles sont le révélateur d’un phénomène qui touche toute l’Europe. Comment expliquer cette percée populiste ?
Dominique REYNIÉ. – Nous ne pouvons plus nous étonner d’un tel scrutin. À son tour, l’Italie rejoint le grand mouvement de protestation électorale qui ne cesse de prospérer depuis maintenant de nombreuses années. Les Européens n’acceptent plus ce régime de globalisation absolue auquel ils sont soumis, à la fois sur le plan économique, par l’intensification de la concurrence, et sur le plan culturel, par les effets de l’immigration. J’ai qualifié de «crise patrimoniale» cette crainte désormais répandue de perdre à la fois son patrimoine matériel, ou son niveau de vie, et son patrimoine immatériel, ou son style de vie (Populismes: la pente fatale, Plon, 2011, et Les Nouveaux Populismes, Fayard/Pluriel, 2013). Des entrepreneurs politiques ont su prendre en charge ces inquiétudes auxquelles les partis jusqu’ici dominants n’ont apporté aucune réponse, refusant en particulier l’importance symbolique, affective et psychologique du patrimoine immatériel. D’abord exprimé dans quelques pays, les Pays-Bas, la France ou la Suède, le populisme patrimonial s’étend désormais à l’Europe entière. Aucune réponse, sinon une obstination publique ou bien à ignorer cette protestation ou bien à la discréditer. Un trop grand nombre de responsables politiques ou médiatiques ou d’universitaires ont tenté d’opposer un barrage à cette réalité, peut-être pour éviter des révisions que l’on pressent déchirantes.
Ivan Krastev dit que la crise des migrants de 2015 a été «le 11 Septembre de l’Europe». Diriez-vous que l’immigration est la première cause de la percée de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles ?
Le succès de la Ligue est d’abord le résultat d’une réorientation stratégique pensée et voulue par son leader, Matteo Salvini, troquant le régionalisme anti-italien du fondateur Umberto Bossi pour un discours nationalisé, nationaliste et antieuropéen, à l’image du Front national. Cette conversion a permis à la Ligue, qui n’est plus la Ligue du Nord, de tirer profit de la crise migratoire de 2015. Les causes du succès du M5S semblent différentes, plus déterminées par le niveau du chômage, notamment chez les jeunes. Comme souvent, Ivan Krastev a raison de souligner l’importance de la crise migratoire de 2015. Elle a bien constitué un tremblement de terre pour les démocraties européennes. En revanche, elle prend sa place dans une série qui commence avec, de fait, le 11 septembre 2001. Je date pour ma part de cet événement les premières manifestations de ce que j’appelle le «populisme patrimonial», dont les Pays-Bas sont les premiers à faire l’expérience, avec Pim Fortuyn. Dans ce nouveau discours, l’hostilité à l’islam prend le pas sur l’hostilité à l’étranger et les valeurs libérales sont intégrées au patrimoine à défendre.
Y a-t-il une recherche, notamment de la part des jeunes Européens, d’un leadership autoritaire ?
Une demande d’autorité est enregistrée chez une partie significative des Européens. L’étude menée en 2017 dans 26 pays par la Fondation pour l’innovation politique (Où va la démocratie?, Plon) montre que l’option d’un régime autoritaire suscite une forte adhésion dans l’ensemble de l’Union européenne (34 %), beaucoup plus marquée dans les pays de l’Europe centrale et orientale (46 %) que dans ceux de l’ancienne Europe de l’Ouest (26 %), parmi lesquels cependant l’Italie se distingue par un niveau très élevé (41 %). Les nouvelles générations ne sont pas insensibles au thème du pouvoir fort. Les données montrent une distance croissante avec les principes et les institutions démocratiques que l’on peut lire comme une critique du fonctionnement actuel, qui serait jugé insuffisamment démocratique. Mais on peut différemment y voir l’expression d’un désenchantement à l’égard de ce régime.
Que peut faire l’Union européenne, prise en étau entre les populismes de l’Est et de l’Ouest ?
Pour répondre, il faut savoir interpréter la disponibilité pour un mode plus autoritaire de gouvernement. S’agit-il d’une demande d’autoritarisme ou s’agit-il d’une demande d’efficacité de la puissance publique jugée trop souvent incapable de protéger les peuples dont elle a la charge? Les entrepreneurs en populisme se sont précipités pour offrir leurs services, promettant une internationale du Brexit, le retour à une souveraineté nationale supposée pleine et entière. Pourtant, jusqu’à présent, les Européens n’ont pas clairement exprimé le désir de quitter l’Union, à l’exception des Britanniques, et le spectacle qu’ils offrent ne milite pas en faveur d’une imitation, encore moins au sein de la zone euro. C’est un point clé: dans l’étude citée de la Fondation pour l’innovation politique, nous montrons que l’attachement à l’euro est sensiblement plus fort que l’attachement à l’Europe! Le modèle de l’Union voulu par les Européens est contenu dans ce résultat faussement paradoxal: les Européens attendent une Europe capable de protéger. Telle est la contrepartie que les peuples exigent d’un pouvoir européen reposant sur le consentement des gouvernés: protéger les peuples d’Europe, aider les États européens à protéger leur peuple, redimensionner leur puissance, pour faire face aux grandes entités qui dominent le monde nouveau – résister aux marchés financiers, lutter contre le terrorisme, répondre, faire front, face aux États-Unis, à la Chine, à la Russie, mais aussi face à Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft ou Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi et encore Netflix, Airbnb, Tesla et Uber…
Mais la démonstration de puissance publique passe avant tout par la reconnaissance, l’affirmation et la défense des frontières communes. Le rapport désinvolte à la frontière est la faute historique des responsables européens. Elle provoque une sécession politique: «On ne peut pas ouvrir les frontières sans fermer les frontières», écrivent Ulrich Beck et Edgar Grande (Pour un empire européen, Flammarion, 2007, p. 367). Pour accueillir, il faut pouvoir ne pas accueillir. Affirmer et défendre ses frontières est devenue l’ardente nécessité des Européens.
La social-démocratie est-elle condamnée ?
La social-démocratie est arrivée au terme de son histoire. Ce mode de gouvernement reposait sur une pluralité de paramètres qui ne sont plus. Les politiques de redistribution sont à bout de souffle, en raison de leur ampleur comme des immenses conséquences du vieillissement démographique. Il n’y a plus de droits sociaux significatifs à inscrire dans un programme à vocation majoritaire ; le passage de sociétés relativement homogènes à des sociétés multiculturelles érode le soutien aux politiques sociales: désormais, la popularité du «chauvinisme social» défie la légitimité de l’État providence. La social-démocratie européenne a perdu ses conditions de possibilité et ce n’est pas une bonne nouvelle pour les démocraties. Les partis protestataires sont en train de s’imposer comme l’unique alternative, face à des coalitions droite-gauche qui, pour être de bon sens, n’en sont pas moins nécessairement l’ultime étape de l’alternance avant le passage à la rupture.
* Professeur des universités à Sciences Po et directeur général de la Fondation pour l’innovation politique.
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