«L’État doit faire en sorte que le citoyen n’ait pas de raisons de recourir à la violence privée»

Dominique Reynié, Eugénie Bastié | 28 octobre 2022

FIGAROVOX/ENTRETIEN - Le passage à tabac d’un homme suspecté d’agression sexuelle par le père de la victime présumée n’est pas qu’un fait divers, selon Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique. Cette affaire révèle la tentation des Français de se faire justice eux-mêmes, argumente-t-il.

LE FIGARO. – Un père de famille est en garde à vue après avoir tabassé un mineur isolé soupçonné d’agression sexuelle sur sa fille. Faut-il y voir un simple fait divers ou bien le signal d’une tendance de fond à l’œuvre dans la société française?

Dominique REYNIÉ. – Un fait divers est un événement dramatique, dont chacun comprend qu’il revêt un caractère exceptionnel et qu’il serait impossible d’en empêcher l’avènement, même si nous vivions dans un régime de vidéosurveillance général et constant. L’affaire que vous évoquez n’est pas un fait divers car elle est reliée à une série d’événements semblables, plus ou moins tragiques, mais relevant tous d’une même combinaison d’éléments où l’on retrouve cette caractéristique qui est la perte de contrôle de l’État sur son territoire et les individus qui y circulent. En d’autres termes, chacun comprend cette fois que l’événement dramatique n’est plus exceptionnel et qu’il aurait été possible d’en empêcher l’avènement.

Peut-on parler, comme le fait le maire de Cannes, David Lisnard, d’un processus de décivilisation?

Toute la question est là. De tels enjeux nous conduisent à l’anthropologie, car si, comme tous les êtres vivants, nous sommes mus par le désir de persister, le propre de l’humanité est d’inscrire son existence dans un ordre politique, afin d’offrir à chacun de ses membres le maximum de chances d’atteindre la durée que leur assigne la nature. C’est la raison d’être de l’État. On ne peut laisser à chacun le pouvoir d’assurer sa propre sécurité sans retomber dans la guerre de tous contre tous, mais c’est à l’État de faire en sorte que les citoyens n’aient pas de raison, ou pas la possibilité, de recourir à la violence privée.

Dans l’enquête que vous avez publiée avec la Fondapol sur la démocratie, il apparaît que de plus en plus de citoyens pensent qu’on ne pourra plus régler les conflits de manière pacifique…

En effet, 71 % des Français interrogés estiment que «dans les prochaines années, les citoyens n’arriveront plus à résoudre leurs désaccords de manière pacifique et auront plus souvent recours à la violence», contre une moyenne de 54 % dans les pays de l’UE et de 41 % dans les cinquante-cinq pays étudiés. Cette même enquête nous apprend qu’un tiers des Français (32 %) revendiquent «le droit d’avoir une arme à feu pour se défendre», soit un niveau supérieur à la moyenne européenne (26 %).

Faut-il craindre que la tentation des Français de se faire justice eux-mêmes se généralise à l’avenir?

C’est le risque. Les réactions d’autodéfense que l’on commence à observer ici ou là ne concernent plus seulement des individus, comme ce père de famille agissant sous le choc, après l’agression sexuelle de son enfant. On voit aussi émerger des formes collectives de mobilisation face à l’insécurité, comme à Nantes, où à la suite du meurtre d’une mère de famille, Nadia Hassade, des dizaines de jeunes habitants du quartier de Bellevue ont mené leur propre enquête, ont retrouvé l’agresseur, l’ont soumis à un interrogatoire sauvage, filmé, diffusé sur les réseaux sociaux, fouillant son domicile avant de livrer le suspect à la police, pendant que d’autres se rassemblaient en une sorte de «milice de quartier» et arpentaient le centre-ville une partie de la soirée.

Est-ce le révélateur d’un État de droit défaillant?

Indéniablement, et c’est même l’État qui est menacé, car la situation en matière de sécurité est la première mesure de son efficacité. Relisons l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen: «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.» La sécurité des personnes et des biens est la part que tout État doit à ses citoyens. Cette part n’est pas négociable. La sécurité n’est pas un service public comme les autres, c’est celui qui les conditionne tous ; de même, la sûreté n’est pas un droit comme les autres mais celui qui les conditionne tous. En matière de sécurité, ces germes de puissances privées sont des entités concurrentes, le commencement d’un autre État, capable d’obtenir la reconnaissance, l’obéissance et la loyauté d’une partie de la population à laquelle il garantira la sécurité élémentaire. Ce pourrait être d’abord une évolution de type mafieux, s’inscrivant dans des territoires circonscrits de facto, reposant sur des allégeances de communauté, voire religieuses. L’insécurité alimente non seulement le séparatisme mais aussi son institutionnalisation sauvage.

Si l’on admet qu’une bonne gestion de l’ordre public et des frontières fonde la légitimité de l’État, alors le contrat social ne résistera pas à la perte de contrôle des frontières.

Que peut faire le politique pour répondre à cet enjeu?

Nul ne vise un état de sécurité absolue qui, s’il était possible, ne serait pas souhaitable, car son prix en matière de liberté serait exorbitant. Pour autant, la puissance publique ne peut laisser s’installer l’idée que l’ordre lui échappe, et d’autant plus que l’une des causes de cette situation est une politique migratoire défectueuse. Si l’on admet qu’une bonne gestion de l’ordre public et des frontières fonde la légitimité de l’État, alors le contrat social ne résistera pas à la perte de contrôle des frontières, nationales ou européennes. La défiance à l’égard de la puissance publique ne doit pas atteindre ce qui est le cœur de son autorité. Aucune population pacifiée ne renoncera au sentiment de se sentir à l’abri et chez soi derrière ses frontières. Ne restons pas plus longtemps aveugles à l’une des raisons majeures de la protestation électorale.

Mais les efforts doivent aussi venir du système médiatique. Il est du devoir des médias, en particulier dans le secteur audiovisuel public, de traiter ces faits et ces questions de façon récurrente, et d’abord de ne plus donner le sentiment qu’il serait préférable de ne pas en parler. Les populistes tirent profit de l’insécurité parce que les partis de gouvernement échouent à s’y intéresser. De même, en matière d’insécurité, les réseaux sociaux offrent aujourd’hui l’information la plus abondante et la plus régulière, bien que parfois problématique, parce que les médias professionnels, et en particulier les médias publics, répugnent à en parler, ils estiment que le sujet est secondaire ou qu’il fait le jeu des partis protestataires de droite, lesquels ne cessent pourtant de progresser.

 

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