Mathilde Tchounikine: « Plusieurs pays nordiques ont réduit l’immigration pour protéger leurs libertés »
Mathilde Tchounikine, Ronan Planchon | 02 octobre 2023
ENTRETIEN - La mise en place de programmes d’intégration rigoureux pour les migrants arrivant au Danemark, en Finlande ou en Suède en atteste: il faut adhérer aux valeurs du pays dans lequel on veut vivre, observe la chargée de mission de la Fondation pour l’innovation politique.
Mathilde Tchounikine est chargée de mission pour la Fondation pour l’innovation politique. En février, la Fondapol a publié une note intitulée «Immigration: comment font les États européens ».
LE FIGARO. – En début d’année, la ministre de l’Immigration suédoise, Maria Malmer Stenergard, avait déclaré que son pays «ne sera pas plus généreux en matière d’asile que ce qui est exigé par le droit européen et les conventions internationales». En juin, le nouveau gouvernement de Finlande promettait un durcissement sur l’immigration. Ces déclarations ont-elles été suivies d’effets? D’autres pays nordiques ont-ils durci leur politique migratoire?
Mathilde TCHOUNIKINE. – En matière de droit d’asile, les États membres de l’UE sont soumis au droit international et européen. Ils conservent cependant plusieurs leviers pour agir sur le nombre de demandes. Un migrant doit déposer sa demande d’asile sur le sol du pays dont il veut obtenir la protection. De par leur situation géographique, les pays nordiques peuvent plus facilement maîtriser le nombre de demandes. Ainsi, pendant la crise migratoire de 2015, la Suède a réduit le nombre de demandes de 95 % en rétablissant un contrôle des frontières strict. Il est également possible de réduire l’attractivité du pays afin d’inciter les migrants à choisir une autre destination. C’est le choix qu’a fait le Danemark, en achetant en 2015 des emplacements publicitaires dans les journaux libanais pour y détailler la réduction des aides sociales, puis en instaurant la possibilité de confisquer les biens des demandeurs pour couvrir leurs frais d’hébergement.
Fortement médiatisées, ces mesures visent clairement à produire un effet de dissuasion. Il faut noter que la mise en place de ces mesures ne nécessite pas de bénéficier, comme le Danemark, d’un «opt-out» permettant de ne pas appliquer les règlements européens en matière d’immigration et d’asile. Le gouvernement suédois, issu d’une majorité nouvellement élue, a également adopté cette approche, en indiquant vouloir faire de la Suède «le pays le moins attractif d’Europe» avec une campagne d’information internationale détaillant la réduction des conditions matérielles d’accueil. S’il est trop tôt pour voir l’effet de ces annonces en Suède, au Danemark, le pari est réussi: entre 2014 et 2019, le nombre de demandes d’asile a chuté de 82 %.
Est-ce une réponse aux aspirations des électeurs? Au décalage qui existait jusqu’alors entre l’opinion et la classe politique?
La montée des partis populistes de droite proposant un discours anti-immigration nous montre qu’il s’agit d’une demande des électeurs. En Suède, les sociaux-démocrates au pouvoir remettent en cause leur politique migratoire accueillante, mais trop tardivement pour espérer reprendre la main rapidement. Lors des élections législatives en septembre 2022, au terme d’une campagne où l’immigration a joué un rôle central, la gauche a été débordée par la coalition des droites avec le parti populiste des Démocrates de Suède. Ce schéma se retrouve lors des élections finlandaises d’avril 2023: les sociaux-démocrates au pouvoir arrivent derrière la coalition de droite, mais aussi derrière le parti populiste des Vrais Finlandais.
Les gauches européennes, comme parfois les droites de gouvernement, en abandonnant l’enjeu migratoire aux populistes, finissent par perdre leurs électeurs. Le cas du Danemark est différent, et mérite d’être étudié. En 2015, les sociaux-démocrates, qui avaient perdu le soutien des classes populaires au profit du Parti du peuple danois, adoptent une doctrine de limitation drastique des flux, qui leur permet de revenir au pouvoir en 2019, et d’être réélus en 2022. En conséquence, le Parti du peuple danois s’effondre dans les urnes, tandis que l’immigration passe de la 2 à la 8 place dans les préoccupations des Danois.
Quelles ont été les conséquences de l’augmentation de l’immigration dans ces pays?
L’arrivée de flux migratoires extra-européens, à partir des années 1980, a peu à peu modifié ces sociétés. Les craintes liées à l’immigration deviennent de plus en plus présentes: entre 2017 et 2022, l’hostilité à l’égard des migrants a augmenté de 6 points en Finlande, de 7 points au Danemark et de 12 points en Suède. L’impact est particulièrement important pour ces démocraties qui ont en commun d’avoir un État-providence fort.
En effet, des travaux de recherche, notamment ceux de Robert Putnam, montrent qu’au sein des populations homogènes, une forte augmentation de l’immigration entraîne un multiculturalisme qui érode la confiance interpersonnelle: plus la distance sociale qui sépare les individus est importante, moins il devient facile de se faire confiance, de coopérer. Or, l’État-providence repose sur la confiance interpersonnelle. C’est cette logique qui conduit les gouvernements danois à mettre en place une politique restrictive. C’est également l’argument avancé par le nouveau premier ministre finlandais, Petteri Orpo, pour annoncer le durcissement de la politique migratoire du pays.
Les pays d’Europe du Nord ont longtemps été dépeints comme étant des modèles libéraux sur les questions sociétales. Est-ce terminé?
L’immigration, mais surtout l’emprise idéologique grandissante des pays du Golfe sur l’islam européen, a fait apparaître en Europe un islam conservateur, incompatible avec les valeurs d’égalité homme-femme, de liberté d’orientation sexuelle ou de liberté de la presse. La restriction de l’immigration dans les démocraties nordiques montre tout d’abord une volonté de protéger ces libertés. La mise en place de programmes d’intégration rigoureux pour les migrants arrivant au Danemark, en Finlande ou en Suède en atteste: il faut adhérer aux valeurs du pays dans lequel on veut vivre. Craignant pour la sécurité du pays, le gouvernement danois a pourtant récemment présenté un texte de loi visant à criminaliser la dégradation des livres religieux, après plusieurs autodafés du Coran. Rétablissant de fait le délit de blasphème, dans un pays marqué par les attentats, à la suite de la publication en 2005 des caricatures de Mahomet par le quotidien Jyllands-Posten, cette loi peut être vue comme une régression importante, faisant craindre un nouveau recul des libertés.
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Dominique Reynié (dir.), Immigration : comment font les États européens, Fondation pour l’innovation politique, mars 2023.
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