Stéphane Courtois: «Gorbatchev ne pouvait réussir à réformer un régime totalitaire de basse intensité»

Guillaume Perrault, Stéphane Courtois | 31 août 2022

ENTRETIEN - Mikhaïl Gorbatchev vient de mourir à 91 ans. L’historien du communisme, maître d’ouvrage du Livre noir du communisme (Robert Laffont, 1997), analyse la personnalité, le projet et le bilan du dernier et célèbre dirigeant de l’URSS.

Directeur de recherche honoraire au CNRS. Directeur de la revue «Communisme». Parmi les nombreux ouvrages de Stéphane Courtois, citons le livre collectif «Sortir du communisme, changer d’époque» (PUF/Fondapol, 2011), qu’il a dirigé. L’auteur consacre le chapitre d’ouverture à l’analyse de la période Gorbatchev et son échec.

LE FIGARO. – Le décès de Mikhaïl Gorbatchev a suscité quantité d’hommages dans le monde. Les louanges qu’on lui adresse en général vous semblent-elles justifiées?

Stéphane COURTOIS. – Oui, ces louanges sont incontestablement justifiées. Volens nolens, Gorbatchev a été un acteur majeur de la fin de la guerre froide, d’une certaine libéralisation démocratique et économique de l’URSS, puis de la chute du mur de Berlin qui a permis aux pays d’Europe centrale et orientale de s’engager dans la voie de la démocratie, de l’État de droit et de l’économie de marché. Enfin, il a présidé, impuissant, à l’implosion de l’URSS, ce qui a mis fin au premier régime totalitaire de l’histoire, fondé par Lénine, porté par Staline au statut de superpuissance et qui était au centre d’un vaste système communiste mondial. Mais dans tous ces domaines, il n’a fait qu’accompagner la défaite totale de l’URSS dans la guerre froide et l’échec radical du système inauguré le 7 novembre 1917.

Lorsqu’il a accédé au pouvoir, en 1985, présentait-il vraiment un profil inhabituel pour un dirigeant soviétique, par exemple ses origines paysannes?

Le 11 mars 1985, c’est par défaut que Gorbatchev a été coopté par le Politburo aux fonctions de secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique – et en même temps chef de l’État et chef des armées. Brejnev était mort en 1982, son successeur Andropov en 1984 et le suivant, Tchernenko, en 1985. Et les autres membres du Politburo étaient aussi des vieillards datant de l’époque stalinienne. La présence de Gorbatchev au Politburo suffit à démontrer son profil de parfait apparatchik soviétique de très haut niveau, totalement conforme aux critères de sélection du régime – la loyauté absolue au Parti et à l’idéologie marxiste-léniniste. D’ailleurs, les mentors de sa carrière furent les plus fanatiques du Politburo: Mikhaïl Souslov, l’idéologue en chef, déjà sous Staline et jusqu’à sa mort, en 1982 ; et Youri Andropov, chef du KGB de 1967 à 1982.

Les origines paysannes de Gorbatchev – avec un grand-père envoyé au goulag et un père directeur de kolkhoze arrêté, torturé puis relâché en 1938 – et sa formation de technicien agricole semblaient seulement indiquer une certaine compétence à s’occuper de l’agriculture soviétique qui, depuis la collectivisation forcée de 1929-1930, était ruinée et ne parvenait pas à nourrir la population.

En 1985, que voulait-il vraiment pour l’URSS, quel était son projet?

Quand il accède au pouvoir suprême, Gorbatchev est encore totalement imbibé de la propagande mensongère qui préside au fonctionnement du régime depuis ses débuts. Il ignore encore tout de nombre d’informations décisives réservées au secrétaire général du Parti et ce n’est que peu à peu qu’il va prendre conscience de l’état désastreux de l’URSS, après les années de «stagnation» de l’ère Brejnev et en raison d’une course aux armements avec les États-Unis qui ruine le pays.

Très marqué par la terreur stalinienne et conscient de la nature terroriste du régime, Gorbatchev reçoit dès sa prise de pouvoir les dirigeants des partis frères d’Europe centrale et orientale et les prévient qu’il ne faudra plus compter sur les chars soviétiques. Parallèlement, il engage un dialogue avec les États-Unis, pour un désarmement réciproque, en particulier nucléaire. Plus ou moins conscient que l’URSS a perdu la guerre froide, il imagine de pouvoir réformer le système soviétique en le mettant sur la voie de la démocratisation – avec la glasnost, la «transparence», qui soulève un peu le couvercle de la censure dans tous les domaines – et de la production – avec la perestroïka qui instille une goutte d’économie de marché dans une économie «administrée».

Mais le système totalitaire de basse intensité qui est en place – avec un PCUS de 20 millions de membres et un KGB de 700.000 salariés – n’est pas réformable. Il fonctionne selon un logiciel qui repose sur des monopoles intangibles – politique, idéologique, des moyens de production et de distribution des biens matériels – ainsi que sur la terreur ou son souvenir. Ce logiciel ne supporte aucune modification et la moindre velléité de le modifier suffit à le faire sauter. Ce qui se produisit dès 1988-1989.

Pourquoi Gorbatchev a-t-il entièrement sous-estimé, méconnu, la puissance des forces qu’il allait libérer dans son pays, en particulier le rôle de l’opinion publique?

En voulant réformer le logiciel, Gorbatchev a voulu marier l’eau et le feu: monopole politique du PCUS versus élections en partie libres, monopole idéologique versus liberté d’expression et de création, économie totalement étatisée et planifiée versus liberté d’entreprise et de commerce, contrôle et vassalisation de nombreux pays versus aspiration des peuples à disposer d’eux-mêmes et à retrouver leur identité nationale écrasée par l’«internationalisme prolétarien», «dictature du prolétariat» et terreur versus respect de la personne humaine. Ce fut la grande illusion de Gorbatchev de croire que ce système était réformable.

En décembre 1988, Gorbatchev a imposé la création d’un Congrès des députés du peuple et l’élection libre de 60 % de ses membres (40 % restant désignés par l’appareil du PCUS). Pourquoi pensait-il garder la main malgré cette forte «dose» de pluralisme alors que tout a ensuite explosé très vite?

Depuis Lénine, chaque élection en URSS était régie par le principe: «Un mandat à pourvoir, un seul candidat désigné par le Parti.» En 1988, Gorbatchev décida, pour la première fois, d’autoriser des candidatures multiples pour désigner les délégués à la XIXe Conférence du PCUS, ce qui lui permit de se débarrasser – au nom de la «démocratie socialiste» – d’une partie de la vieille nomenklatura qui bloquait ses initiatives. Cela signifia semi-liberté de candidatures, différents programmes électoraux, des débats inédits et un choix pour les électeurs. Mais tout ce processus se déroulait au sein du Parti et restait largement contrôlé.

Devant le succès de son opération, et désireux d’accéder comme ses collègues occidentaux au statut de «président» de l’URSS – alors qu’il n’était «que» secrétaire général du Parti -, Gorbatchev voulut, en 1989, étendre le processus à l’élection générale d’un Congrès des députés du peuple, sorte de Parlement, et c’est là qu’il perdit le contrôle: Sakharov remit d’emblée en cause le monopole du parti unique, les Baltes revinrent avec force sur l’alliance Hitler-Staline de 1939-1941, et Eltsine joua à fond la carte de la Fédération de Russie contre l’Union soviétique. Le putsch raté des «conservateurs» en août 1991 fit le reste.

La rapidité avec laquelle le totalitarisme soviétique et l’URSS elle-même se sont effondrés était spectaculaire, presque inouïe. Avec le recul, peut-on mieux en discerner les causes?

En réalité, le système créé par Lénine était non viable depuis le début, puisqu’il reposait fondamentalement sur les mensonges de l’«avenir radieux» communiste – une immense tragédie humaine -, du «Plan quinquennal» – un désastre économique et écologique – et de l’«internationalisme prolétarien» – l’oppression et l’asservissement de dizaines de peuples -, et surtout sur la terreur incarnée par les sigles Tcheka-GPU-NKVD-KGB – avec des millions de morts à la clef. Dès que Gorbatchev signifia que la terreur ne serait plus appliquée – en libérant Sakharov, en n’intervenant pas directement contre Solidarnosc et les premières élections totalement libres en Pologne en 1989, ni ensuite contre la chute du Mur -, toutes ses illusions, bien intentionnées, sur la réforme de l’URSS s’effondrèrent comme un château de cartes, laissant la Russie à la merci d’une bande de kagébistes mafieux conduite depuis près d’un quart de siècle par Vladimir Poutine.

 

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