Alexeï Navalny : "Voici à quoi devrait ressembler la Russie de l'après-Poutine"
Fondation pour l'innovation politique | 04 octobre 2022
Le leader de l’opposition russe Alexeï Navalny purge une peine de neuf ans dans une colonie pénitentiaire russe à sécurité maximale. Ce texte, transmis par son équipe juridique au Washington Post, a été publié le 30 septembre 2022 ; l’équipe de la Fondation pour l’innovation politique en propose une traduction, de l’anglais au français.
À quoi ressemble une fin souhaitable et réaliste de la guerre criminelle déclenchée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine ? Si l’on examine les principaux propos tenus par les dirigeants occidentaux à ce sujet, l’essentiel est que la Russie (Poutine) ne doit pas gagner cette guerre. L’Ukraine doit rester un État démocratique indépendant capable de se défendre.
C’est exact, mais il s’agit d’une tactique. La stratégie devrait consister à faire en sorte que la Russie et son gouvernement, naturellement, sans coercition, ne veuillent pas déclencher de guerres et ne les trouvent pas désirables. C’est sans doute possible. Pour l’instant, l’envie d’agression vient d’une minorité de la société russe.
À mon avis, le problème de la tactique actuelle de l’Occident ne réside pas seulement dans le manque de précision de son objectif, mais dans le fait qu’elle ignore la question suivante : à quoi ressemblera la Russie une fois les objectifs tactiques atteints ? Même si le succès est au rendez-vous, où est la garantie que le monde ne se retrouvera pas face à un régime encore plus agressif, tourmenté par la rancoeur et des idées impérialistes qui n’ont pas grand-chose à voir avec la réalité et avec une économie frappée de sanctions mais encore importante, en état de mobilisation militaire permanente ? Et avec des armes nucléaires qui garantissent l’impunité pour toutes sortes de provocations internationales ? Il est facile de prédire que, même en cas de défaite militaire douloureuse, Poutine déclarera toujours qu’il a perdu non pas contre l’Ukraine mais contre « l’ensemble de l’Occident et l’OTAN », dont l’agression a été déclenchée pour détruire la Russie.
Puis, en recourant à son habituel répertoire postmoderne de symboles nationaux – des icônes aux drapeaux rouges, de Dostoïevski aux ballets –, il jurera de créer une armée si forte et des armes d’une puissance sans précédent que l’Occident regrettera le jour où il nous a défiés, et que l’honneur de nos grands ancêtres sera vengé. Nous assisterons alors à un nouveau cycle de guerre hybride et de provocations, qui finira par déboucher sur de nouvelles guerres. Pour éviter cela, la question de la Russie d’après-guerre doit devenir la question centrale – et non un élément parmi d’autres – pour ceux qui aspirent à la paix. Aucun objectif à long terme ne peut être atteint sans un plan visant à garantir que la source des problèmes cesse de les créer. La Russie ne doit plus être l’instigateur de l’agression et de l’instabilité. C’est possible, et c’est ce qui devrait être considéré comme une victoire stratégique dans cette guerre.
Il y a plusieurs choses importantes qui se passent en Russie et qu’il faut comprendre. Tout d’abord, la jalousie à l’égard de l’Ukraine et de ses éventuels succès est une caractéristique innée du pouvoir postsoviétique en Russie ; elle était également caractéristique du premier président russe, Boris Eltsine. Mais depuis le début du règne de Poutine et, surtout, après la révolution orange qui a débuté en 2004, la haine du choix européen de l’Ukraine et le désir d’en faire un État en déliquescence sont devenus une obsession durable non seulement pour Poutine mais aussi pour tous les hommes politiques de sa génération. Le contrôle de l’Ukraine est l’article de foi le plus important pour tous les Russes ayant des vues impérialistes, des fonctionnaires aux gens ordinaires. Selon eux, la Russie combinée à une Ukraine subordonnée équivaut à une « renaissance de l’URSS et de l’empire ». Sans l’Ukraine, dans cette optique, la Russie n’est qu’un pays qui n’a aucune chance de dominer le monde. Tout ce que l’Ukraine acquiert est retiré à la Russie.
Deuxièmement, la vision de la guerre non pas comme une catastrophe mais comme un moyen inouï de résoudre tous les problèmes n’est pas seulement une philosophie portée par les hauts gradés de Poutine mais une pratique confirmée par la vie et l’expérience. Depuis la seconde guerre de Tchétchénie, qui a fait de l’inconnu Poutine l’homme politique le plus populaire du pays, en passant par la guerre en Géorgie, l’annexion de la Crimée, la guerre dans le Donbass et la guerre en Syrie, l’élite russe, au cours des vingt-trois dernières années, a appris des règles qui n’ont jamais failli : la guerre n’est pas si chère, elle résout tous les problèmes de politique intérieure, elle fait monter en flèche le soutien de l’opinion, elle ne nuit pas particulièrement à l’économie et, surtout, les gagnants n’ont pas à rendre de comptes. Tôt ou tard, un dirigeant occidental viendra nous voir pour négocier. Peu importent les motivations qui le conduiront – la volonté des électeurs ou le désir de recevoir le prix Nobel de la paix –, mais si vous faites preuve de la persistance et de la détermination appropriées, l’Occident viendra faire la paix. N’oubliez pas qu’aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays occidentaux, nombreux sont ceux qui, en politique, ont été vaincus et ont perdu du terrain en raison de leur soutien à une guerre ou à une autre. En Russie, cela n’existe tout simplement pas. Ici, la guerre est toujours une question de profit et de succès.
Troisièmement, l’espoir que le remplacement de Poutine par un autre membre de son élite changera fondamentalement cette vision de la guerre, en particulier de la guerre sur « l’héritage de l’URSS », est par conséquent pour le moins naïf. Les élites savent simplement par expérience que la guerre fonctionne – et mieux que tout autre chose. Le meilleur exemple est peut-être celui de Dmitri Medvedev, l’ancien président sur lequel l’Occident avait fondé tant d’espoirs. À présent, ce sympathique Medvedev, à qui l’on a fait visiter le siège de Twitter, fait des déclarations si agressives qu’elles ressemblent à une caricature de celles de Poutine.
Quatrièmement, la bonne nouvelle est que l’obsession sanguinaire pour l’Ukraine n’est pas du tout répandue en dehors des élites du pouvoir, quels que soient les mensonges des sociologues officiels. La guerre augmente la cote de popularité de Poutine en sur-mobilisant la partie de la société dotée de l’esprit impérialiste. L’actualité est entièrement consacrée à la guerre, les problèmes internes sont relégués au second plan : « Hourra ! nous sommes de retour dans le jeu, nous sommes grands, ils comptent sur nous ! » Pourtant, les impérialistes agressifs ne dominent pas absolument. Ils ne constituent pas une majorité solide d’électeurs, et même eux ont besoin de l’apport constant de la propagande pour entretenir leurs convictions. Sinon, Poutine n’aurait pas eu besoin de qualifier la guerre d’« opération spéciale » et d’envoyer en prison ceux qui utilisent le mot « guerre » (il n’y a pas longtemps, un membre d’un conseil de district de Moscou a reçu une peine de sept ans de prison pour cela). Il n’aurait pas craint d’envoyer des conscrits à la guerre et n’aurait pas été obligé d’aller chercher des soldats dans des prisons à sécurité maximale, comme il le fait maintenant (plusieurs personnes ont été « enrôlées au front » directement depuis la colonie pénitentiaire où je me trouve). Oui, la propagande et le lavage de cerveau ont un effet. Pourtant, nous pouvons dire avec certitude que la majorité des habitants de grandes villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg, ainsi que les jeunes électeurs, critiquent la guerre et l’hystérie impériale. L’horreur de la souffrance des Ukrainiens et le meurtre brutal d’innocents résonnent dans l’âme de ces électeurs.
Aussi pouvons-nous affirmer ce qui suit : la guerre contre l’Ukraine a été déclenchée et menée, bien sûr, par Poutine, qui tente de résoudre ses problèmes de politique intérieure, mais le véritable parti de la guerre est l’ensemble de l’élite et le système du pouvoir lui-même, qui est un autoritarisme russe de type impérialiste se reproduisant sans cesse. L’agression extérieure sous toutes ses formes, de la rhétorique diplomatique à la guerre pure et simple, est son mode d’opération préféré, et l’Ukraine est sa cible privilégiée. Cet autoritarisme impérialiste autogénéré est la véritable malédiction de la Russie et la cause de tous ses problèmes. Nous ne pouvons pas nous en débarrasser, malgré les opportunités régulièrement offertes par l’histoire.
La Russie a eu sa chance après la fin de l’URSS, mais tant l’opinion démocratique à l’intérieur du pays que les dirigeants occidentaux de l’époque ont commis la monstrueuse erreur d’accepter le modèle – proposé par l’équipe de Boris Eltsine – d’une république présidentielle avec des pouvoirs énormes à la disposition du président. Donner beaucoup de pouvoir à un homme bon semblait logique à l’époque. Pourtant, l’inévitable s’est vite produit : le gentil a mal tourné. Pour commencer, il a lui-même déclenché une guerre (la guerre de Tchétchénie), puis, sans élections normales ni procédures équitables, il a cédé le pouvoir aux soviétiques impérialistes, cyniques et corrompus, conduits par Poutine. Ils ont provoqué plusieurs guerres et d’innombrables crises internationales. Ils tourmentent maintenant une nation voisine, commettant des crimes horribles que ni de nombreuses générations d’Ukrainiens ni nos propres enfants ne nous pardonneront.
Au cours des trente et une années qui se sont écoulées depuis l’effondrement de l’URSS, nous avons pu observer une tendance claire : les pays qui ont choisi le modèle de la république parlementaire (les États baltes) sont prospères et ont rejoint l’Europe avec succès, tandis que ceux qui ont choisi le modèle présidentiel-parlementaire (Ukraine, Moldavie, Géorgie) ont été confrontés à une instabilité persistante, progressant peu, tandis que ceux qui ont choisi un pouvoir présidentiel fort (Russie, Biélorussie et républiques d’Asie centrale) ont succombé à un autoritarisme rigide, la plupart d’entre eux étant engagés en permanence dans des conflits militaires avec leurs voisins, rêvant à leurs propres petits empires.
En bref, la victoire stratégique signifie ramener la Russie à ce moment historique clé et laisser le peuple russe faire le bon choix. Le modèle futur de la Russie n’est pas le « pouvoir fort » et la « main ferme », mais l’harmonie, l’accord et la prise en compte des intérêts de l’ensemble de la société. La Russie a besoin d’une république parlementaire. C’est la seule façon d’arrêter le cycle sans fin de l’autoritarisme impérial.
On peut faire valoir qu’une république parlementaire n’est pas une panacée. Après tout, qui empêchera Poutine ou son successeur de remporter les élections et de prendre le contrôle total du Parlement ? Bien sûr, même une république parlementaire n’offre pas de garanties à 100 %. Il se pourrait bien que nous assistions en ce moment, par exemple, à la transition de l’Inde vers l’autoritarisme. Après l’usurpation du pouvoir, la Turquie parlementariste s’est transformée en une Turquie présidentialiste. Et le noyau du fan-club européen de Poutine se trouve paradoxalement en Hongrie, doté d’un régime parlementaire. Mais si la notion même de « république parlementaire » est trop large, je crois que cette option offre des avantages cruciaux : la limitation au maximum des pouvoirs placés entre les mains d’une seule personne, un gouvernement émanant d’une majorité parlementaire, un système judiciaire indépendant, une augmentation significative des pouvoirs dévolus aux autorités locales. De telles institutions n’ont jamais existé en Russie, et nous en avons désespérément besoin.
Quant à l’éventuel contrôle total du Parlement par le parti de Poutine, la réponse est simple : une fois que la véritable opposition sera autorisée à voter, ce sera impossible. Une faction importante ? Oui. Une majorité de coalition ? Peut-être. Un contrôle total ? Certainement pas. Trop de gens en Russie, maintenant, s’intéressent à la vie normale, et non pas à l’illusion de conquêtes territoriales. Et ils sont de plus en plus nombreux chaque année. Mais ils n’ont simplement personne pour qui voter maintenant.
Certes, changer le régime de Poutine dans le pays et choisir la voie du développement ne sont pas des questions pour l’Occident mais des tâches pour les citoyens de Russie. Néanmoins, l’Occident, qui a imposé des sanctions tant à la Russie en tant qu’État qu’à certaines de ses élites, devrait rendre sa vision stratégique de la Russie en tant que démocratie parlementaire aussi claire que possible. Nous ne devons en aucun cas répéter l’erreur de l’approche cynique adoptée par l’Occident dans les années 1990, lorsque l’élite postsoviétique s’est entendue dire : « Vous faites ce que vous voulez là-bas ; surveillez simplement vos armes nucléaires et fournissez-nous du pétrole et du gaz. » En effet, même aujourd’hui, nous entendons des voix dire des choses similaires : « Qu’ils retirent simplement les troupes et fassent ce qu’ils veulent à partir de là. La guerre est terminée, la mission de l’Occident est accomplie. » Cette mission a déjà été « accomplie » avec l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, et le résultat est une guerre à part entière en Europe en 2022.
Il s’agit d’une approche simple, honnête et équitable : le peuple russe est bien sûr libre de choisir sa propre voie de développement. Mais les pays occidentaux sont libres de choisir le format de leurs relations avec la Russie, de lever ou non les sanctions, et de définir les critères de ces décisions. Le peuple russe et l’élite russe n’ont pas besoin d’être contraints. Ils ont besoin d’un signal clair et d’une explication des raisons pour lesquelles un tel choix est préférable. Il est essentiel de souligner que la démocratie parlementaire est également un choix rationnel et souhaitable pour bon nombre des factions politiques qui entourent Poutine. Elle leur donne la possibilité de conserver leur influence et de lutter pour le pouvoir tout en veillant à ne pas être détruites par un groupe plus agressif.
La guerre est un flux incessant de décisions cruciales et urgentes influencées par des facteurs en constante évolution. C’est pourquoi, tout en félicitant les dirigeants européens pour le succès de leur soutien à l’Ukraine, je les invite à ne pas perdre de vue les causes fondamentales de la guerre. La menace pour la paix et la stabilité en Europe est l’autoritarisme impérial agressif que la Russie s’inflige sans cesse à elle-même. La Russie de l’après-guerre, comme celle de l’après-Poutine, sera condamnée à redevenir belliqueuse et poutinienne. C’est inévitable tant que la forme actuelle du développement du pays est maintenue. Seule une république parlementaire peut empêcher cela. C’est le premier pas vers la transformation de la Russie en un bon voisin qui aide à résoudre les problèmes plutôt qu’il ne les crée.