Comment la Révolution engendre la bureaucratie

02 juillet 2013

Constantin PhilippoffMoshe Lewin, La formation du système soviétique, Paris, Gallimard, 1987, 529 p.

 

Ecrit par un historien russe qui a vécu dans son pays natal jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, avant de devenir professeur à l’université de Philadelphie, cet ouvrage de référence propose une vision inédite du léninisme et du stalinisme. En même temps qu’une analyse originale, il offre, par sa méthode, des pistes de recherche susceptibles d’intéresser les historiens du politique d’autres aires géographiques.

C’est une histoire sociale du politique, qui a ses origines dans la longue durée et dont l’auteur démontre, de manière convaincante, qu’elle est non seulement pertinente, mais nécessaire. Car le léninisme et le stalinisme ne peuvent être compris sans être inscrits dans les structures sociales pré-révolutionnaires et leur évolution. Systèmes politiques, ils constituent également des systèmes sociaux en devenir qui, par leur nature même, échappent au déterminisme historique. L’histoire du léninisme et du stalinisme qui nous est racontée dans cet ouvrage, est une histoire incertaine, qui conduit l’auteur à formuler maintes hypothèses intéressantes. 

Une histoire sociale du politique

Dans son introduction, « crises sociales et structures politiques en URSS », l’auteur avance qu’une étude du politique ne saurait se réduire au régime et à ses institutions, sans qu’il faille pour autant minimiser leur importance. Il est davantage fructueux d’ancrer leur étude dans la société et les crises que celle-ci a connu au cours de la période pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Car un régime met en place un Etat qui se développe dans la société et forme par là un système social, avec des cadres et des soutiens sociaux qui, loin d’être permanents, évoluent.

Parce qu’il se développe du sein de la société, un régime rencontre des résistances qui contribuent à le façonner et à le faire évoluer. L’auteur émet l’hypothèse de fortes résistances sociales, en particulier paysannes, qui ont conduit à des adaptations, correspondant à plusieurs phases du léninisme. Ces résistances se traduisent par l’appropriation par la société de l’idéologie et de la culture officielle qu’elle ancre dans les structures sociales et la culture pré-révolutionnaires. Il en résulte un système politique et social hybride qui se développe à la fois dans des durées longues, intermédiaires, et courtes, suivant l’analyse braudélienne de la temporalité historique.

Le rôle important de la paysannerie dans la révolution léniniste

Selon l’auteur, sans la participation et le soutien de la paysannerie, la révolution d’Octobre de 1917 n’aurait pas pu avoir lieu et le régime léniniste n’aurait pas pu être mis en place. Tout d’abord, en tant que producteurs, un grand nombre de paysans se révoltèrent en confisquant et en redistribuant les terres appartenant à l’ancienne noblesse. Soldats, ils se démarquèrent par la désobéissance civile vis-à-vis de l’armée tsariste, préférant rejoindre les rangs des bolchéviks. Tout en restant dans leur univers mental et culturel, les paysans ont été amenés par les circonstances historiques à devenir révolutionnaires. Ils contribuèrent à la chute du tsarisme.

Mais la paysannerie russe n’était pas homogène. Cette réalité sociale amena Lénine à faire évoluer sa stratégie révolutionnaire, en fonction de son idéologie, de ses perceptions des paysans, et des réactions de ces derniers. Ainsi, après avoir compté au départ sur l’appui, ou du moins la neutralité bienveillante, de la paysannerie entière, Lénine changea de stratégie, faisant davantage confiance aux paysans pauvres. Car il était hostile aux « koulaks », terme qui désignait les paysans aisés vivant de l’usure. Lénine les distinguait des paysans aisés entrepreneurs, qui avaient émergé à la suite de l’abolition du servage en 1861 et auxquels il était favorable.

Mais la révolution agraire léniniste, en redistribuant les terres des « koulaks, produisit des effets à long terme, en modifiant la structure sociale des campagnes vers davantage d’homogénéité. Les paysans pauvres devinrent des « paysans moyens » (seredniaki), de même que de nombreux anciens « koulaks » à la faveur de la redistribution des terres.

Cette modification de la structure sociale des campagnes conduisit Lénine à changer de stratégie en faveur d’une alliance avec la paysannerie moyenne au moment de la guerre civile en mars 1919.

D’une révolution, l’autre

Mais outre le nombre d’hectares possédés, la révolution agraire a-t-elle réellement conduit à une homogénéisation de la paysannerie sur le plan politique et culturel ? C’est une question qu’il serait, à notre avis, utile de creuser.

Si l’on compare la révolution léniniste avec la révolution communiste chinoise, qui a lieu plus tard à partir de la deuxième guerre sino-japonaise (1937-1945), on ne peut comprendre ce qui distinguait réellement les « paysans moyens » des « paysans pauvres » que si on les replace dans la société rurale pré-révolutionnaire : les premiers étaient confucéens, liés aux notables ruraux, qui avaient rejoint la révolution dans sa première phase, par patriotisme contre le Japon ; les deuxièmes étaient les marginaux de la société confucéenne, sans relation avec les « puissants ». On peut cependant avancer que, dans le cas de la Chine révolutionnaire, « paysans pauvres » et « paysans moyens » étaient essentiellement des catégories politiques, destinées à installer le pouvoir des Maoïstes désireux de détruire la société confucéenne. Changeantes, elles ne correspondaient que très partiellement à des réalités sociales. Ceci explique que, dans la société rurale de la période post-denguiste, dans les années 1990 et 2000, on demandait en vain aux paysans s’ils étaient ou non des « paysans moyens », car ils ne se sont jamais identifiés à cette catégorie sociale factice. Celle-ci était un pur produit des luttes politiques antérieures, provoquées artificiellement par le système maoïste.

Mais comme l’a suggéré Moshe Lewin pour le cas soviétique, dans la Chine révolutionnaire, les résistances des paysans -en particulier de ceux attachés à la société confucéenne, pré-révolutionnaire- furent fortes et conduisirent les cadres maoïstes à s’adapter d’abord aux structures sociales, avant de radicaliser la révolution au milieu des années 1950.

Lénine favorable au capitalisme d’Etat

En marxiste, Lénine était favorable au capitalisme d’Etat pour sortir la Russie du sous-développement. Pour lui, le capitalisme était une phase nécessaire du développement économique, préalable au socialisme qui se terminerait par l’abolition de l’Etat et des classes. 

Mais la théorie marxiste n’était pas seule à l’origine des prises de position de Lénine en faveur du capitalisme. Il y avait également les circonstances historiques. En avril 1918, à la suite de la révolution, le chaos régnait en Russie. Le régime risquait d’être dépassé par le « prolétariat », des paysans pauvres et des ouvriers illettrés. Aussi, Lénine était-il désireux de reprendre les choses en main et d’installer le pouvoir des bolchéviks.

Au contrôle ouvrier des usines devait se substituer le « pouvoir personnel », « dictatorial » selon les termes de Lénine, des chefs d’entreprise. Contre l’aile gauche du parti bolchévik, Lénine alla jusqu’à préconiser de mettre en place des modes de production typiques du système capitaliste, tels que le taylorisme et le travail à la pièce pour obtenir de meilleurs rendements.

La vision de Lénine de la révolution était en fait influencée par la mondialisation économique et culturelle qui liait la Russie à l’Occident. Aussi, Lénine a-t-il un temps envisagé une alliance avec les élites capitalistes mondialisées contre la petite bourgeoisie rurale constituée de la paysannerie moyenne et enracinée dans les terres russes. Mais, au moment de la NEP (Nouvelle politique économique) en 1921, c’est l’idée d’une alliance avec la « petite bourgeoisie rurale » contre le grand capital qui l’emporta au sein du parti bolchevik. A la vision mondialisée de Lénine de la révolution s’opposait une vision endogène de la révolution, spécifique aux conditions sociales de la Russie.

La dérive bureaucratique

Pour Moshe Lewin, cette vision endogène de la révolution fut à l’origine de la bureaucratisation et de l’étatisation du système. Elle contribua de ce fait à atrophier le mouvement révolutionnaire dont les avancées ne dépendaient plus que de l’Etat et de ses agents.

Ainsi, au lieu d’être un moteur pour le développement économique de la Russie, par sa bureaucratisation, le système soviétique devint un système où les réformes se limitaient à la distribution des privilèges et à la redéfinition des statuts sociaux. C’était un système qui ne tenait que par ses soutiens internes au sein de l’appareil étatique et administratif. Pour Moshe Lewin, ce n’était plus le léninisme pré-révolutionnaire et révolutionnaire.

Les ruptures du stalinisme avec le léninisme

Héritant de l’atrophie du système léniniste, le stalinisme tire précisément ses caractéristiques, mais aussi son échec final, du cantonnement de la révolution dans le pays sous-développé qu’était l’Union soviétique. Le système ne disposait pas de forces vives et entreprenantes qu’aurait pu constituer une classe capitaliste mondialisée.

Mais contrairement au léninisme, le stalinisme, qui atteignit son apogée en 1935, se caractérisa par un « Etat-Leviathan », soutenu par une bureaucratie à la taille exorbitante. D’atrophié, le système était devenu hypertrophié, à la solde du chef suprême. Rompant avec les premières heures du léninisme révolutionnaire, le stalinisme s’attacha à consolider un système de classes et de privilèges mis en place durant la période d’industrialisation forcée. Ce système de classes et de privilèges s’était constitué en faveur d’une « lumpen-bureaucratie » ralliant des forces sociales peu ou pas politisées, uniquement préoccupées par la promotion sociale et le statut que leur offrait un régime policier. Ces fonctionnaires occupant des postes importants, pouvaient être d’origine ouvrière ou d’autres milieux : peu importait pour autant qu’ils apportaient leur soutien à un régime capricieux et changeant.

Par sa nature, son encadrement, son idéologie, le régime stalinien rompait avec le léninisme dans ses diverses phases. Le léninisme concevait une dictature, appuyée sur des forces sociales diversifiées et élargies. Ses cadres étaient politisés et marxistes, avaient rejoint Lénine avant la révolution, et avaient, avec conviction, adhéré au parti bolchévik.

Work in progress

Nous n’en finirons pas d’épuiser les multiples apports de cet essai pour comprendre les changements sociaux et politiques de la Russie de l’entre-deux-guerres, dans la longue durée. L’auteur montre que cette histoire sociale du politique mérite de plus amples recherches.

Ainsi, d’autres aspects culturels et des mentalités doivent être explorés pour comprendre les continuités et les ruptures du léninisme et du stalinisme dans la société, ainsi que les résistances au sein de celle-ci : par exemple la religion populaire, qui expliquerait les réactions de millions de paysans ayant migré vers les villes pour devenir ouvriers ; ou encore, le rôle du droit coutumier dans la société rurale. Moshe Lewin souligne que, malgré les évolutions sociales de la paysannerie, l’univers mental et culturel des paysans constituait en soi un système social qui a perduré au-delà des changements de régime.

Car le politique se trouve aussi dans les liens sociaux et culturels qui forment système, tels que le « lien rural » ou les « relations sociales dans l’industrie » sur lesquels se penche Moshe Lewin.

 

Thi Minh-Hoang NGO

Retrouvez également le débat en vidéo autour du livre de Thi Minh-Hoang Ngo « Doit-on avoir peur de la Chine ? Le communisme chinois et l’Occident », organisé par la Fondapol le 15 mai 2013

Crédit photo : Flickr, Constantin Phillippoff

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