Covid-19 : Quand l'événement fait irruption

Stéphane Courtois | 01 octobre 2020

Notes

1.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I, II, in À la recherche du temps perdu, t. 1, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 146.

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Dans une page d’À la recherche du temps perdu, Marcel Proust écrit : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de Dieu ou du talent de son médecin1. » Faits, croyances, imaginaire, savoir, tels sont les maîtres mots de l’étrange dialectique qui a dominé la crise du Covid-19.

Notes

2.

. Voir Chloé Hecketsweiler et Cédric Pietralunga, « Coronavirus : les simulations alarmantes des épidémiologistes pour la France », lemonde.fr, 15 mars 2020 (www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/15/coronavirus-les-simulations-alarmantes-des-epidemiologistespour-la-france_6033149_3244.html).

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Cachez cette épidémie que je ne saurais voir…

Commençons par un retour aux faits. L’épidémie apparaît à Wuhan, en Chine, au début du mois de novembre 2019. Elle est identifiée par des médecins à la mi-décembre et rendue publique le 30 décembre par le docteur Li, de l’hôpital de Wuhan. Le jour même, le docteur Gao Fu, directeur du Centre de contrôle et de prévention des maladies, découvre sur Internet qu’à Wuhan plusieurs médecins s’inquiètent d’un virus similaire au SRAS qui, en 2003, a frappé toute l’Asie. Le soir même, le docteur Luo Yijun, vice-directeur du Centre de contrôle des maladies à Taïwan, demande des explications à la Chine.

Le 31 décembre, à la mi-journée, Taïwan s’adresse à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dont elle est exclue depuis 2016 : « Des informations indiquent qu’au moins sept cas de pneumonie atypique ont été signalés à Wuhan, Chine. Les autorités de la santé ont répondu aux médias que ces cas n’étaient pas supposés relever du SRAS. […] Nous aimerions beaucoup savoir si vous avez des informations pertinentes à nous communiquer. » Le 1er janvier 2020, contre l’avis de sa hiérarchie, le docteur Ai Fen, directrice du département des urgences de l’Hôpital central de Wuhan, impose à ses équipes le port de masques et de gants. Au même moment, les huit médecins de Wuhan qui ont comparé le nouveau virus au SRAS sont arrêtés. Pourtant, dès le 8 janvier, le virus est identifié comme SRAS. Ce qui n’empêche pas le maire de Wuhan d’organiser le 19 janvier un gigantesque banquet de 40 000 convives à la gloire du Parti communiste chinois.

Or, le 20 janvier, le docteur Zhong, expert chinois de réputation mondiale, annonce publiquement que le virus est transmissible et reconnaît l’ampleur de l’épidémie. Deux jours plus tard, le pouvoir annonce la mise en confinement de la ville de Wuhan, qui compte 11 millions d’habitants, puis bientôt de toute la province du Hubei, peuplée de 50 millions de personnes. En fait, la propagation de l’épidémie a été favorisée par les caractéristiques de la gouvernance chinoise : la corruption, la persistance des marchés d’animaux sauvages par où transitent les virus, le secret, l’obsession de l’image du partiÉtat, surtout dans le double contexte intérieur – la préparation de la session plénière de l’Assemblée populaire nationale censée débuter le 5 mars – et extérieur – le bras de fer avec les États-Unis –, et le contrôle total par le pouvoir de l’information, en particulier grâce à la censure des réseaux sociaux. Ces décisions sont d’autant plus dommageables que le meilleur moyen de bloquer une épidémie se caractérisant par une rapidité de propagation basée sur un modèle exponentiel qui en quelques jours fait bondir les contaminations est de l’attaquer au plus vite par l’isolement des malades et la protection des populations grâce aux mesures barrières classiques. La meilleure preuve en est apportée par le cas de Taïwan qui, dès le 7 janvier 2020, a interrompu tous ses vols avec la Chine puis renforcé ses mesures de préventions avec un résultat remarquable : 7 décès pour 24 millions d’habitants.

Cachez cette pandémie que je ne saurais voir…

Le déni puis la minimisation de l’épidémie sont aggravés par l’attitude de l’OMS lors de son comité d’urgence réuni à Genève le 22 janvier. Présent, l’ambassadeur de Chine déclare qu’« il est hors de question de déclarer une urgence de santé publique de portée mondiale » ; le lendemain, le directeur de l’OMS reste ambigu : « Ne vous y trompez pas, c’est une urgence en Chine. Mais ce n’est pas encore une urgence sanitaire mondiale.

Cela pourrait le devenir. » Si l’OMS avait déclaré dès le 23 janvier l’état de pandémie, l’ensemble du monde aurait pu mettre en place les dispositifs de défense extérieurs et intérieurs.

Cette désinformation pousse Donald Trump à déclarer le 24 janvier : « La Chine a travaillé très dur pour contenir le coronavirus. Les États-Unis apprécient grandement leurs efforts et leur transparence. Tout fonctionne bien. » Reçu à Pékin le 28 janvier par Xi Jinping, le directeur de l’OMS conforte ce sentiment en félicitant la Chine d’avoir mis en place « un nouveau standard dans le contrôle de l’épidémie » (« La vitesse de la Chine, l’échelle de la Chine, l’efficacité de la Chine… Ce sont les avantages du système chinois… ») et pour « sa transparence » dans le partage des informations.

Néanmoins, sur les conseils de leurs experts, de nombreux pays ferment leur frontière avec la Chine et interrompent les relations aériennes, même si, au 30 janvier, seule une centaine de cas sont recensés aux États-Unis, en France, en Allemagne, au Japon et au Vietnam, concernant des personnes qui, toutes, revenaient de Wuhan et ont été mises en quarantaine. La presse chinoise s’insurge et parle de l’« hystérie des médias occidentaux ».

Le 25 février encore, le directeur de l’OMS, sans nier l’urgence internationale, déclare : « Ce virus a-t-il un potentiel pandémique ? Absolument. En sommesnous là ? Selon notre évaluation, pas encore. » Or, à cette date, l’Iran, la Corée du Sud et l’Italie du Nord sont déjà frappés de plein fouet, avec des centaines de cas et des dizaines de décès. Et il faudra attendre le 11 mars pour que l’OMS déclare l’état de pandémie, alors que la veille Xi Jinping s’était rendu triomphalement à Wuhan pour annoncer que la Chine avait remporté la « guerre du peuple » contre le virus grâce à « son système politique ». Tout montre donc que l’évolution du discours de l’OMS a correspondu à l’agenda politique du pouvoir chinois et a largement contribué à désarmer la communauté internationale face à la pandémie.

Ignorons cette pandémie que nous ne saurions imaginer…

Ainsi désinformé, le gouvernement français est alors à cent lieues d’imaginer l’éventualité d’une épidémie de grande ampleur. À ses yeux, l’épidémie est alors sous contrôle à 9 000 kilomètres de Paris. Le pays n’a pas connu d’épidémie létale depuis 1968 et sa « culture épidémique » a été ruinée depuis qu’en 2009 la ministre de la Santé Roseline Bachelot a violemment critiquée pour sa « gabegie » budgétaire face à la grippe H1N1. Et même si le Covid-19 est encore une maladie inconnue, la France est censée avoir le « meilleur système de santé du monde ». En outre, la courbe des décès, du 21 février au 4 mars, n’a pas encore amorcé sa croissance exponentielle. Tout cela contribue à la sous-estimation du danger.

D’ailleurs, durant les mois de janvier et février, politiques et médias ont la tête ailleurs. La crise du Brexit, les négociations budgétaires avec Bruxelles, la loi sur la réforme des retraites mobilisent toute l’attention. Et les élections municipales, prévues les 12 et 19 mars, sont perturbées à partir du 12 février par la rocambolesque affaire Griveaux. Sans oublier les polémiques sur le réalisateur Roman Polanski et la soirée des César. Last but not least, au moment crucial, la ministre de la Santé quitte son poste.

Alerté par la tragédie italienne et les premiers effets sur l’économie, Emmanuel Macron décide, le 2 mars au matin, de se consacrer entièrement à la gestion de la crise sanitaire. Il découvre que l’arrivée de l’épidémie qui se répand à toute vitesse n’a pas été repérée à temps, et que les stocks de masques sont très insuffisants. Il sait que la France est à la merci de la Chine pour la fourniture des biens nécessaires. Surtout, il ne tient pas à être le « président des 300 000 morts », pour reprendre l’une des estimations sur laquelle a travaillé le conseil scientifique2. Ainsi la France n’a pas échappé à un confinement général qui a coûté et va encore coûter très cher à tous les points de vue. Il doit dès lors préparer les Français à accepter ce qui est encore pour eux impensable. Le 11 mars, l’OMS déclare enfin l’état de pandémie. Le 12, le président annonce les premières mesures. Le 17 mars, 67 millions de Français sont confinés pour deux mois. Un cas d’école sur la manière dont l’« événement » – un « fait » inédit et traumatisant – surgit sur la scène de l’histoire et subvertit nos croyances. Nous y avons réagi selon nos valeurs humanistes et démocratiques.

À l’inverse, le pouvoir communiste chinois renforce sa dictature, cache toujours le chiffre réel de ses morts et n’indique pas l’origine du foyer de contamination – un marché d’animaux sauvages ou le laboratoire P4, vendu par la France et opérationnel en 2018, devenu un laboratoire militaire où sont manipulés des virus. À l’origine d’une pandémie qui a déjà fait au moins 440 000 morts et provoqué un désastre économique mondial, la Chine a manqué à toutes ses obligations internationales.

Ce texte a été rédigé le 26 mai 2020, actualisé et publié le 1er octobre 2020.