François Furet, le présent d'une vérité
24 novembre 2011
Les multiples contributions offrent la possibilité d’envisager de nombreux angles d’approche de l’œuvre de François Furet, sans pour autant avoir l’ambition de l’épuiser. Trois grands thèmes sont dégagés : l’interprétation du communisme, au sens conceptuel, proposée par Furet dans son œuvre majeure, et celle proposée par Ernst Nolte [1] ; la grille de lecture de la Première Guerre mondiale mise en place par François Furet dans le deuxième chapitre du Passé d’une illusion ; et les enjeux proprement philosophiques de la réflexion de l’académicien. Au mentionnera, au passage, l’intervention conclusive de Jean-Pierre Chevènement qui donne sa propre vision de l’œuvre de François Furet mais qui détone quelque peu avec le reste de l’ouvrage. Toutefois, la pluralité des interventions cause une impression de dispersion – probablement due à la diversité intrinsèque de l’œuvre interrogée. Retenons ici un certain nombre de points qui paraissent les plus saillants.
De la guerre dans la réflexion intellectuelle
Le premier mérite de ce colloque, et non des moindres, est de montrer l’importance attachée par François Furet à penser la guerre d’un point de vue libéral, s’inspirant en cela de l’exemple de Raymond Aron [2].L’article de Jean-Vincent Holeindre montre tout d’abord en quoi Furet est un homme capable de penser la « guerre totale » dont parle Ludendorff, celle qui implique totalement les hommes et les moyens de production d’un pays mais aussi toutes ses énergies dans un seul objectif, l’élimination de l’ennemi. Devant l’effacement de la frontière entre guerre et politique, Furet cherche à montrer la possible perversion de la démocratie libérale. Il met ainsi un point d’honneur à « penser la part d’ombre du libéralisme politique et les fragilités de la démocratie en s’appuyant sur l’expérience de la guerre au XXème siècle [3]». La réflexion sur l’aspect fondateur de la guerre montre qu’une pensée libérale est capable d’envisager les parts d’ombres de la nature humaine lorsqu’elles se manifestent notamment au cours du « siècle des excès ». C’est dans le même sens que vont les contributions de Romain Ducoulombier, de Sophie Statius et de Christophe Maillard, consacrée à la haine de soi du bourgeois, thème fort de la pensée furétienne.
De l’inconvénient d’être un individu
Ce thème de la haine de soi du bourgeois, qu’il éprouve parce qu’il est pris entre les injonctions contradictoires de la modernité démocratique (telles que Tocqueville les a mises en évidence dans son ouvrage De la démocratie en Amérique), irrigue l’ouvrage de Furet. Il s’agit d’un facteur explicatif de l’imaginaire démocratique. Le philosophe met en évidence une « morbidité spécifique des passions modernes et démocratiques » qui permet à Furet de penser le retournement de la démocratie contre-elle même [4], idée chère à Marcel Gauchet. Pris entre la « tyrannie douce » de l’égalité et la réalité d’une aisance matérielle, le bourgeois (entendu par Furet au sens d’individu représentatif de la modernité) est frappé du sceau de l’infamie et surtout imprégné d’une mauvaise conscience qui ne cesse de le tourmenter.
De l’expiation de l’homme à celle de François Furet
C’est d’ailleurs en raison de cette « perversion » intrinsèque que le bourgeois doit toujours faire pénitence et acte de repentance. De ce vice originel, surgissent aussi toutes les critiques à l’encontre de François Furet présenté comme l’apôtre d’une réaction libérale et conservatrice. La virulence de la critique à l’encontre de Furet, qui n’est toutefois pas la plus répandue, s’apparente surtout à une « fuite en avant » pour sauver l’idée communiste ou ce qui peut encore l’être. En effet, le livre de Furet, s’il ne désenchante pas le monde, n’en désenchante pas moins l’idée de communisme. Il réhabilite ainsi une vision du politique fondée sur la démocratie libérale. Il ne s’agit d’ailleurs pas pour autant d’un blanc seing concédé à une vision libérale du politique mais d’une réflexion que Pierre Hassner a pu qualifier de « mélancolique » [5] et qui place Furet dans la droite ligne de Tocqueville. L’histoire n’est pas finie, elle n’a donc pas besoin de faire son retour, le communisme est une parenthèse qui a atteint son terme et à laquelle il convient désormais de donner du sens.
De l’interprétation
C’est le dernier point abordé par ce colloque, celui du sens à donner à l’idée de communisme. Les textes d’Ernst Nolte et de Stéphane Courtois remettent en perspective la conception « historico-génétique» du totalitarisme qui est la leur. Nolte considère que le concept de totalitarisme est valide pour analyser les phénomènes que sont le fascisme et le communisme. Toutefois à une explication par les structures (notamment celle de Hannah Arendt), il préfère une explication se fondant sur un rapport dialectique. Dans cette configuration, les deux totalitarismes ne cessent de se « répondre » l’un l’autre. Le communisme, du simple fait de son antériorité (octobre 1917), apparaît comme la matrice de la « guerre civile européenne ». Au fil des interventions, se dessine l’image d’un François Furet attachant avant tout une grande importance à la nuance et qui rappelle avec une grande justesse qu’une simple succession chronologique est un peu courte pour permettre de parler de causalité. Ce qui est alors en jeu pour ce dernier, c’est l’essence même des deux idées, communiste et fasciste. La pensée de François Furet est donc toujours stimulante et c’est peut-être la grande force de ce colloque que de nous rappeler sa richesse et son foisonnement. En effet, le livre de François Furet ouvre des pistes, dans les domaines de la littérature, de la philosophie politique, de l’anthropologie. Pour conclure, il semble de bon aloi de se placer sous les auspices d’un autre grand penseur du XXe siècle, Claude Lefort, qui dans son livre, La Complication [6], illustre, par son empathie critique, la démarche à laquelle nous invite le colloque, une critique ouverte et généreuse du livre de François Furet.
Pertinax
[1] Ce qui donne d’ailleurs lieu à un très pertinent commentaire de leurs échanges publiés sous le titre Fascisme et communisme aux éditions Plon en 1998.
[2] Raymond Aron, Les Guerres en chaîne, Paris, Gallimard, 1951. ; ou encore Ibid., Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962.
[3] Jean-Vincent Holeindre, « François Furet et la guerre au XXe siècle », dans Pierre Statius et Christophe Maillard (dir.), François Furet. Révolution française, Grande Guerre, communisme, Paris, Cerf, 2011, p. 189.
[4] Pierre Statius, « François Furet, lecteur de Tocqueville », dans Pierre Statius et Christophe Maillard (dir.), François Furet. Révolution française, Grande Guerre, communisme, Paris, Cerf, 2011, p. 208-209.
[5] Pierre Hassner, « François Furet et le libéralisme mélancolique », dans François Furet, Penser le XXe, Paris, Robert Laffont, p. 8-23.
[6] Claude Lefort, La Complication, Paris, Fayard, 1999.
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