Les GAFAM contre l’Internet : une économie politique du numérique.
03 septembre 2018
« Dans notre univers économique globalisé et dérégulé, quelques startups autrefois sympathiques ont donné naissance à des multinationales oligopolistiques qui régissent le cœur informationnel de nos sociétés : les GAFAM. Sous le prisme de l’économie politique, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft ne sont pas examinés comme des réussites exceptionnelles, mais comme les produits emblématiques d’un ordre néolibéral qu’ils contribuent eux-mêmes à forger, et qui s’inscrit résolument contre le projet originel de l’internet ». Nikos Smyrnaios, maître de conférences et auteur de nombreux articles portant sur les stratégies des acteurs de l’internet, se penche sur l’histoire d’une appropriation : celle d’entreprises qui se sont emparées, par un phénomène de marchandisation, d’un bien public qui devait initialement être au service de l’émancipation collective.
L’internet : un enjeu de pouvoir.
« Depuis une dizaine d’années, nous observons la montée en puissances des technologies numériques en réseau qui peuplent notre quotidien : sociabilité ordinaire, travail divertissement, éducation ; l’ensemble de nos activités impliquant une action communicationnelle – c’est-à-dire la quasi-totalité de notre vie sociale – est peu à peu colonisépar des dispositifs numériques ». Notre vie personnelle, professionnelle, notre expression publique sont parties prenantes d’une économie globalisée et dérégulée : pour Nikos Smyrnaios, elles ne nous appartiennent plus. De l’utopie démocratiqueet participative, nous sommes passé à un stade de compétition, entre les institutions, les entreprises, les groupes sociaux, et mêmes les individus. Les vainqueurs absolus de cette bataille, ce sont les GAFAM, ces acteurs de l’oligopole dont le pouvoir repose non seulement sur leur rente financière, mais aussi sur les droits de propriété intellectuelle et industrielle, qui s’étendent et se renforcent jour après jour. Dès lors, il est possible d’émettre l’hypothèse que l’internet est en train d’être privatisé,« clôturé », tant les ressources intellectuelles sont concentrées aux mains d’une poignée d’acteurs. Mais internet demeure le système nerveux d’un monde nouveau, le cœur d’une géopolitiquemondiale, un vecteur d’émancipation et d’information pour de nombreux mouvements politiques, « du printemps arabeaux mouvements Occupy, de Pegida et les djihadistes aux Indignados européens »,le spectre des revendications est immense.
Privatisation de l’internet et concentration oligopolistique : les autoroutes de l’information mènent à la privatisation de l’internet.
« Si la période qui s’étend entre la fin des années 1960 au début des années 90 voit la montée en puissance de l’informatique connectée, celle-ci a essentiellement lieu dans un cadre non-marchand, portée par des acteurs publics et une logique de biens communs. Ce rapport de force entre informatique connectée marchande et non marchande commencera à s’inverser à partir du milieu des années 1990 » : unemarchandisationqui va de paire avec un recul de l’investissement des pouvoirs publics dans une ère de la « culture startup »,bulle spéculativede la nouvelle économie. Derrière son apparence atomisée et multipolaires, cette nouvelle économie plantait le décor et préparait le terrain pour l’avènement de l’oligopole Internet. Du projet de Bill Clinton présenté comme les « autoroutes de l’information » lors de sa campagne de 2012, on est rapidement passé d’un programme d’inspiration « New Deal » – via la mise en place de grandes installations publiques – à une dérégulation décomplexée. Avec l’apparition de divers réseaux informatiques (ARPANET,puis NSFNet, FidoNet, Usenet et d’autres réseaux privés), Internet, cet espace libre de toute exploitation commerciale, commençait à attirer l’attention des médias, et par la même occasion, celle des industriels et des investisseurs.
Les conditions d’émergence de l’oligopole de l’internet.
« Le processus de marchandisation de l’internet (…) a ouvert la voie à l’émergence d’entreprises oligopolistiques qui contrôlent désormais une grande partie des services et outils mis à la disposition du grand public. Ces acteurs bénéficient des conditions favorables qui leur ont permis de se développer et de s’enrichir massivement ». Ces conditions trouvent également un environnement favorable dans la convergence de plusieurs facteurs, liés non seulement aux traits économiques de l’internet, mais aussi à l’état général d’une économie marquée par une financiarisation et une dérégulation déjà avancée. Par ailleurs, internet ne véhicule que de l’information numérique : la non-rivalité des biens numériques représente une rupture majeure, par rapport aux médias et aux supports antérieurs. La numérisation a également permis le stockage, le traitement et la diffusion massive de contenus, le tout pour des coûts relativement faibles. Internet est également porté par des externalités positives : ces caractéristiques économiques qui permettent au réseau, d’avoir un impact positif sur d’autres agents, sans que cet impact ne soit pris en compte dans un calcul initial. C’est la raison pour laquelle les acteurs oligopolistiquesde l’internet ont tout intérêt à maintenir cet écosystème des sites et des services gratuits, qui continueront à générer de nouvelles externalités positives pour leurs propres services.
La collecte et l’exploitation des données en ligne.
« Le développement de l’industrie publicitaire sur l’internet et le perfectionnement des technologies de collecte et d’exploitation des données numérique, a conduit à une sophistication croissante des dispositifs de traçage dont le contournement devient quasi-impossible dès lors qu’on utilise internet ». Au delà des « cookies »,des dispositifs de traçage collectent nos données, toujours plus ciblés, toujours plus présents : ils réduisent à néant nos chances de les contourner, de nous en affranchir. Le marché des données personnellesse nourrit de la récolte de l’ensemble de ces dispositifs de traçage. Comme le souligne Nikos Smyrnaios, il participe à la construction d’un nouvel espace « où de gigantesques quantités d’information sur les profils et les habitudes des internautes sont échangées et vendues de manières permanente par des entreprises spécialisées ». Depuis le scandale Cambridge Analytica, il est plus évident que jamais que les données personnelles constituent un enjeu politique. Une prise de conscience, qui affecte les internautes dans leurs habitudes, et qui inquiète même Facebook, tant les utilisateurs sont de moins en moins enclin à partager des expériences personnelles et originales sur leurs profils. Il s’agit donc d’un enjeu de souverainetéautant que de liberté, qui reste pour l’heure sans issue : d’où viendra la régulation qui définira les limites et posera enfin les règles ? Des citoyens, des Etats, du marché ? Mais Internet ne peut être pensé en dehors du contexte qui l’a vu naître, des influences historiques ou sociales qui orientent son évolution. « Il apparaît donc évident que les alternatives technologiques seules ne pourront en rien modifier la trajectoire de l’internet et du numérique en général, si elles ne se lient pas à des questions plus larges comme celle de la place du travail dans la société future, celle des inégalités sociales et économiques et, en dernier ressort, celle de la démocratie », conclut Nikos Smyrnaios.
Farid Gueham
Pour aller plus loin :
– « Les GAFAM concentrent 70% des investissements des géants d’internet du cloud dans le monde », usinenouvelle.com
– « Le colonialisme culturel numérique »,rfi.fr
– « L’Internet et la démocratie numérique », Philippe Ségur, Sarah Périé-Frey, presse universitaire de perpignan
– « Géopolitique d’internet : qui gouverne le monde ? », contrepoints.org
– « Par où la prochaine crise financière ? »,franceculture.fr
– Diaporama, « les GAFAM, notre oligopole quotidien », Smyrnaois Nikos, Université de Toulouse
– « Les communs à l’heure du numérique : comment créer de la valeur pour l’intérêt général », Ghislain Delabie, medium.com
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