Politique monétaire : il faut cesser l'argent facile

Jean-Baptiste Wautier | 11 avril 2023

Jean-Baptiste Wautier, investisseur en Private Equity, est l’auteur du dĂ©cryptage « Politique monĂ©taire : il faut cesser l’argent facile », publiĂ© par la Fondation pour l’innovation politique.

 

Introduction 

L’exposĂ© de ce dĂ©cryptage porte sur la mise en perspective de la politique monĂ©taire des pays dĂ©veloppĂ©s, c’est-Ă -dire principalement des pays du G7, ou de ceux du monde occidental. Le propos vise Ă  montrer Ă  quel point cette politique monĂ©taire, au cours des 10 derniĂšres annĂ©es, a Ă©tĂ© d’un laxisme et d’une exubĂ©rance sans prĂ©cĂ©dent, crĂ©ant ainsi de rĂ©els risques d’un retournement de cycle Ă©conomique extrĂȘmement brutal, voire d’une dĂ©pression. Nous vivons depuis l’aprĂšs-crise financiĂšre de 2008 une situation inĂ©dite, qu’il s’agisse de la politique monĂ©taire de la Fed, ou qu’il s’agisse, dans une moindre mesure, de celle de la Banque centrale europĂ©enne, de la Banque du Japon et des banques centrales de la plupart des grands pays dĂ©veloppĂ©s. Durant cette pĂ©riode, on pouvait saisir çà et lĂ , des alertes sur le fait que des États empruntaient Ă  taux zĂ©ro, ou Ă  0,10 %, Ă  0,20 %, c’est-Ă -dire pour presque rien. L’argent Ă©tait quasiment devenu gratuit. Durant cette pĂ©riode, il ne s’agissait pas de gĂ©rer la crise financiĂšre ou de gĂ©rer la crise sanitaire provoquĂ©e par le Covid, ce que l’on pourrait admettre dans des cas exceptionnels d’une durĂ©e d’un an ou deux, mĂȘme si ce n’est sans doute pas trĂšs sain, pour gĂ©rer des crises. Mais pendant plus d’une dĂ©cennie, cela a Ă©videmment des consĂ©quences dramatiques sur le comportement des agents Ă©conomiques et sur les niveaux d’endettement de l’économie. La brutalitĂ© du dĂ©gonflement des bulles technologiques ou des cryptomonnaies ainsi que la chute soudaine des banques SVB ou Credit Suisse – cette derniĂšre Ă©tant une banque dite systĂ©mique et existant depuis plus d’un siĂšcle – sont autant de signes prĂ©curseurs quant Ă  la possible ampleur du cycle Ă  venir.

Nous nous sommes installĂ©s de maniĂšre inconsĂ©quente dans ce systĂšme et nous parvenons toujours Ă  justifier l’injustifiable, en trouvant de bonnes raisons. Dans les annĂ©es 2000, au moment de la bulle Internet, on disait que finalement la trĂ©sorerie et les cash flows n’avaient plus aucune importance, on a justifiĂ© des valorisations absurdes et cela s’est terminĂ© en un Ă©clatement de bulle et en rĂ©cession. D’une autre maniĂšre, Ă  l’appui de cet environnement d’argent gratuit, la « Modern Monetary Theory » affirme que l’on n’avait plus besoin d’orthodoxie, plus aucun sujet de limite de niveau d’endettement : puisque l’argent est gratuit, ce qui compte finalement c’est la prospĂ©ritĂ©, le dĂ©veloppement. Nous sommes donc allĂ©s trĂšs loin dans la justification de choix qui auraient dĂ» heurter le bon sens. C’est ainsi que nous avons eu une stimulation monĂ©taire sans prĂ©cĂ©dent, Ă  la limite de l’irrationnel. En prenant un peu de recul, toutes ces thĂ©ories dĂ©fendant les taux zĂ©ro et plus largement la thĂ©orie monĂ©taire moderne ne sont pas sĂ©rieuses. Elles ont alimentĂ© une dĂ©mesure aux consĂ©quences inquiĂ©tantes, effrayantes mĂȘme.

Certes, les taux zĂ©ro peuvent ĂȘtre des mesures temporaires. Mais nous n’avons eu de cesse, durant ces derniĂšres annĂ©es, de rĂ©pondre aux diffĂ©rentes crises par la planche Ă  billets. Nous ne pouvons pas ĂȘtre dans un systĂšme Ă©conomique digne de ce nom si la prise de risque en capital n’est pas rĂ©munĂ©rĂ©e. Cela n’a aucun sens Ă©conomique. Il est donc urgent d’ajuster notre focale et de ne pas laisser croire que la situation se rĂ©soudra par quelques mesures incrĂ©mentales et modestes. Il faut savoir que si l’inflation s’installe durablement, les taux devront remonter fortement, les mĂ©nages, les entreprises, l’économie dans son ensemble s’appauvriront. Les budgets des gouvernements devront ĂȘtre rĂ©duits, car le poids de la dette deviendra trop important. Il en ira de mĂȘme pour les collectivitĂ©s locales et les entreprises. Tout le monde va s’appauvrir.

I. Une situation de surendettement sans prĂ©cĂ©dent dans l’histoire

Une politique monétaire débridée

La situation prĂ©sente de surendettement est le rĂ©sultat d’une politique monĂ©taire dĂ©bridĂ©e durant la derniĂšre dĂ©cennie. Pour comprendre comment on en est arrivĂ© Ă  ce point, il convient d’examiner certains indicateurs macro-Ă©conomiques sur de longues pĂ©riodes. Le premier bon indicateur, ce sont les taux d’intĂ©rĂȘt fixĂ©s par les banques centrales dans les diffĂ©rents pays, avec comme rĂ©fĂ©rent principal les États-Unis, qui Ă  la fois possĂšdent la monnaie mondiale de rĂ©fĂ©rence, reprĂ©sentent le quart du PIB global et enfin disposent de statistiques sur des sĂ©ries longues qui sont relativement homogĂšnes.

Taux d’intĂ©rĂȘt effectifs des fonds fĂ©dĂ©raux (en %)

Source :

Banque centrale américaine

Le graphique ci-dessus provient de la Banque Centrale amĂ©ricaine. Il montre le taux de base de la RĂ©serve fĂ©dĂ©rale amĂ©ricaine (Fed) : en remontant Ă  l’aprĂšs-Seconde Guerre mondiale, on observe une pĂ©riode de hausse des taux entre les annĂ©es 1970 et les annĂ©es 1980, qui culmine Ă  20 %, ce qui correspond exactement Ă  la lutte contre l’inflation que l’on a dĂ» mener au cours de ces annĂ©es-lĂ , par suite, en grande partie, des deux chocs Ă©nergĂ©tiques. On voit Ă©galement que depuis 2000 et encore plus depuis 2010 les taux sont descendus Ă  zĂ©ro ou devenus quasiment nĂ©gatifs. Ils sont « nĂ©gatifs » parce que ce graphique montre les taux nominaux de rĂ©fĂ©rence aux États-Unis, qu’il faudrait corriger de l’inflation pour obtenir les taux rĂ©els pour chacune de ces annĂ©es. Or depuis 2010 l’inflation n’est pas nulle. Ces taux zĂ©ro voire nĂ©gatifs ont donc Ă©tĂ© pratiquĂ©s sur une trĂšs longue pĂ©riode, depuis 2010. Ils sont certes nĂ©s durant l’aprĂšs-crise financiĂšre des subprimes en 2008 qui provoqua la plus grande financiĂšre de l’aprĂšs-guerre, mais ils ont ensuite perdurĂ© pendant prĂšs de 13 annĂ©es.

Cette situation est sans prĂ©cĂ©dent dans l’histoire, comme le graphique ci-dessus le dĂ©montre. Si l’on essayait en effet de montrer les taux rĂ©els sur cette mĂȘme pĂ©riode, on verrait que ces derniers sont toujours restĂ©s positifs, y compris dans la fin des annĂ©es 1970, puisque, quand la Fed a montĂ© ses taux Ă  20 %, l’inflation Ă©tait entre 12 et 15 %. On Ă©tait donc bien Ă  des taux rĂ©els positifs, mĂȘme pendant ces pĂ©riodes de crise inflationniste.

L’effet catastrophique du Quantitative Easing (QE)

En considĂ©rant que des circonstances exceptionnelles justifient des mesures exceptionnelles, au moment de la faillite de Lehman Brothers, on a inventĂ© aux États-Unis le fameux Quantitative Easing (QE) – programme de rachat de dette par les banques centrales elles-mĂȘmes – d’abord sous la forme du Troubled Asset Relief Program (TARP), soit un « Programme d’aide aux actifs en difficultĂ© ».

qui Ă©tait la rĂ©ponse amĂ©ricaine a la crise des subprimes : pour sauver le systĂšme bancaire, la Banque Centrale devait racheter elle-mĂȘme des crĂ©ances afin d’assurer la liquiditĂ© en dernier ressort et donc la pĂ©rennitĂ© d’un systĂšme bancaire d’oĂč la confiance avait disparu. Tous, AmĂ©ricains, EuropĂ©ens, ont emboĂźtĂ© le pas, pour sauver le systĂšme, car Ă  l’Ă©poque on redoutait un risque de faillite gĂ©nĂ©ralisĂ©e des banques et donc l’effondrement de l’Ă©conomie. Ce risque pouvait justifier ces mesures exceptionnelles, mais ces derniĂšres Ă©taient censĂ©es n’ĂȘtre que temporaires. Leur usage devait se limiter Ă  la pĂ©riode de crise. Or, on a continuĂ© d’utiliser jusqu’à aujourd’hui le Quantitative Easing, créé en 2009. Nous en avons fait un usage constant, et mĂȘme accĂ©lĂ©rĂ© lors de la crise du Covid. Non contentes d’avoir des taux zĂ©ro voire nĂ©gatifs sur longue pĂ©riode qui ont encouragĂ© le gonflement de l’endettement, les Banques Centrales se sont mises, par leur politique de Quantitative Easing, Ă  acheter des crĂ©ances et Ă  les conserver, amplifiant encore la crĂ©ation monĂ©taire.

Pour prendre conscience du caractĂšre exceptionnel de cette crĂ©ation monĂ©taire, on peut examiner les donnĂ©es Ă©mises par la Fed elle-mĂȘme (graphique 2).

Bilan de la réserve fédérale, 1914-2020 (en millions de dollars)

Source :

Center for Financial Stability

Ces donnĂ©es montrent que de la PremiĂšre Guerre mondiale Ă  2010 le bilan de la Fed passe environ de 0 Ă  1 trillion de dollars. Jusqu’en 2009, la tendance est relativement modĂ©rĂ©e : elle correspondait essentiellement aux nĂ©cessaires dĂ©calages entre crĂ©ation et destruction monĂ©taires, ainsi qu’à la progression du PIB amĂ©ricain. En 2009, lorsque l’outil du Quantitative Easing est inventĂ© pour faire face Ă  la crise financiĂšre, le bilan de la Banque Centrale amĂ©ricaine passe alors de 1 trillion Ă  5 trillions entre 2009 et 2018, selon une progression sans aucun prĂ©cĂ©dent dans l’histoire. Sur les graphiques, on constate la suite de la sĂ©quence : on y voit la pĂ©riode de 2009 Ă  2018, puis celle de 2020 Ă  2021, qui prĂ©sente Ă©galement une progression encore plus importante, passant de 4 Ă  9 trillions en une annĂ©e environ. Ces donnĂ©es Ă©manant de la Fed, indiquent qu’elle a pu constater elle-mĂȘme son passage d’un bilan de 4 Ă  9 trillions en moins d’un an, sachant qu’elle Ă©tait passĂ©e de 0 Ă  4 en presque cent ans (de 1914 Ă  2020). Ces graphiques donnent une image de la situation actuelle. On y voit une dĂ©mesure d’autant plus grave qu’elle a eu lieu dans un contexte dĂ©jĂ  fortement laxiste sur le plan monĂ©taire du fait de taux quasi nuls pratiquĂ©s depuis une dizaine d’annĂ©es.

Le Quantitative Tightening

Les banques centrales savent parfaitement qu’elles sont la cause de cette dĂ©rive et que leur politique n’est ni raisonnable ni soutenable. Par consĂ©quent, le Quantitative Tightening a commencĂ©, les banques centrales ayant obligation de rĂ©duire leur bilan et d’augmenter les taux. Cela signifie qu’elles retirent des liquiditĂ©s. Or, personne ne sait ce que cela produira. De la mĂȘme maniĂšre que nous ne savons pas exactement ce que le Quantitative Easing a produit, mĂȘme s’il est Ă©vident qu’une politique de taux zĂ©ro a des consĂ©quences inflationnistes – c’est la base des thĂ©ories monĂ©taires. De mĂȘme, nous ne savons pas exactement ce que le retrait de ces liquiditĂ©s engendrera en termes d’ampleur et d’échĂ©ance.

Le Quantitative Tightening n’a commencĂ© que depuis 6 mois et n’a rĂ©duit le bilan de la Fed que d’un demi-trillion, soit 500 milliards. Or, nous sentons dĂ©jĂ  de grandes tensions sur les marchĂ©s. AccĂ©lĂ©rer la rĂ©duction du bilan ne peut pas avoir un effet bĂ©nĂ©fique. Ce qui est certain, c’est que nous n’avons plus l’effet de boost de liquiditĂ©s que l’on a eu durant ces dix derniĂšres annĂ©es, et plus encore ces deux derniĂšres annĂ©es.

En rĂ©sumĂ©, nous avons eu une stimulation monĂ©taire sans prĂ©cĂ©dent, Ă  la limite de l’irrationnel quand on observe les tendances dĂ©crites par ces courbes. En effet, nous n’avons eu de cesse, durant les derniĂšres annĂ©es, de rĂ©pondre aux diffĂ©rentes crises par la planche Ă  billets. Que ce soit pour la crise financiĂšre ou pour la crise Ă©conomique lors de la pandĂ©mie.

Cette crise Ă©conomique a bel et bien Ă©tĂ© créée par les gouvernements, puisque ce n’est pas le virus lui-mĂȘme mais les confinements, dĂ©cidĂ©s par les dirigeants qui ont provoquĂ© la crise Ă©conomique durant cette mĂȘme pĂ©riode.

Une politique d’excĂšs simultanĂ©e dans tous les pays dĂ©veloppĂ©s

Le facteur aggravant consiste en ce que toutes les Ă©conomies dĂ©veloppĂ©es ont agi de la mĂȘme maniĂšre et en mĂȘme temps. C’est assez rare dans l’histoire car les crises Ă©conomiques mondiales sont peu frĂ©quentes et en gĂ©nĂ©ral, elles ne touchent de plein fouet qu’une rĂ©gion du monde. Dans ce cas particulier, les banques centrales des pays reprĂ©sentant environ 50 % du PIB mondial, ont adoptĂ© la mĂȘme politique au mĂȘme moment : la Fed, la Banque Centrale EuropĂ©enne, la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre, de la Suisse, du Canada, etc. Cette synchronicitĂ© dans l’excĂšs a accru le risque. Nous n’avons plus d’effets contracycliques, Ă  l’occasion desquels certaines Ă©conomies vont mieux pendant que d’autres vont mal, et qui permet de ne pas avoir de crises aussi prononcĂ©es.

Le graphique ci-dessous a Ă©tĂ© Ă©laborĂ© par Bloomberg (donnĂ©es publiques). On peut observer que les États-Unis, l’Europe, le Japon, le Canada et le Royaume-Uni ont fait la mĂȘme chose au mĂȘme moment, en particulier en adoptant cette fameuse rĂ©ponse budgĂ©taire au Covid, dont les volumes sont considĂ©rables.

L’envolĂ©e des achats

Les banques centrales ont renforcĂ© leurs achats d’actifs pour soutenir l’action des gouvernements contre la pandĂ©mie

Source :

Données compilées par Bloomberg

Note : Les figures représentent des valeurs converties en USD à partir des monnaies locales

Concernant l’aspect de cette synchronicitĂ©, sur le fait que tout le monde a commis les mĂȘmes erreurs au mĂȘme moment, il existe des discours affirmant que le monde se dĂ©globalise, que l’interdĂ©pendance recule, etc. Or, lorsque l’on regarde la courbe rĂ©alisĂ©e par une Ă©quipe du Centre d’Ă©tudes prospectives et d’informations internationales (CEPII), il apparaĂźt que le montant des Ă©changes en proportion du PIB mondial ne montre pas du tout de tendance Ă  la dĂ©globalisation. Tout au plus, nous passerons de 25 % Ă  24 % du PIB mondial. La tendance reste celle de l’interdĂ©pendance. Si la dĂ©globalisation a lieu un jour, elle prendra des dizaines d’annĂ©es, car cela nĂ©cessiterait de relocaliser de nombreux outils de production. Cette hypothĂšse paraĂźt trĂšs improbable. En rĂ©alitĂ©, nous n’avons jamais Ă©tĂ© aussi interdĂ©pendants ni aussi globalisĂ©s (voir graphique 4). Nous ne pouvons donc pas avoir aux États-Unis une crise qui ne contaminerait pas l’Europe, et inversement.

La rĂ©cente extension de la globalisation est sans prĂ©cĂ©dent, et ne s’est pas inversĂ©e

Commerce mondial des marchandises en pourcentage du PIB (en %)

Source :

Michel Fouquin et Jules Hugot, Centre d’Ă©tudes prospectives et d’informations internationales, 2016 ; donnĂ©es de « Our world in data »

La dette en pourcentage du PIB : un indicateur des effets
de cette politique monétaire laxiste

Une fois tout cela Ă©tabli, sur des bases factuelles, il demeure la question des effets de cette politique monĂ©taire. Le premier point est d’essayer de se raccrocher Ă  un indicateur objectif.

Il existe une tendance intellectuelle pour justifier toutes ces dĂ©cisions de politique monĂ©taire et pour prĂ©tendre qu’elles Ă©taient maĂźtrisĂ©es, que ces dĂ©cisions Ă©taient nĂ©cessaires pour la gestion de la crise, mais qu’en dehors de cette crise, la politique monĂ©taire Ă©tait raisonnable. Il existe un indicateur difficile Ă  contester : la dette en pourcentage du PIB. Cet indicateur macroĂ©conomique de long terme est le plus fiable. Il provient de donnĂ©es publiques homogĂšnes Ă©tablies sur de longues pĂ©riodes, en l’occurrence, celles du FMI dont la pertinence n’est pas discutable.

Le grand pic de la dette

La pandĂ©mie amĂšne les gouvernements Ă  un niveau historique d’endettement

Source :

International Monetary Fund Fiscal Monitor, octobre 2020

Note : Les économies avancées et les marchés émergents forment respectivement un échantillon de 25 et 27 pays.

Ce graphique montre un pic post-Seconde Guerre mondiale Ă  124 % du PIB, ce que l’on peut comprendre. On y distingue les Ă©conomies avancĂ©es et les marchĂ©s Ă©mergents. Ce sont les mĂȘmes aujourd’hui : le monde occidental avec le Japon et la Chine. Soit les Ă©conomies les plus puissantes. On constate qu’à la suite de la Seconde Guerre mondiale, Ă  la fois sous l’effet de la croissance du PIB et d’excĂ©dents budgĂ©taires, le taux d’endettement augmente, et ce jusque dans les annĂ©es 1970. Ensuite, la pĂ©riode devient complexe, marquĂ©e par l’hyperinflation et la rĂ©cession : les dĂ©ficits budgĂ©taires augmentent pour tenter de relancer les Ă©conomies. On reste pour autant dans l’Ă©tiage de 50 Ă  60 %. Le taux d’endettement monte de 30 Ă  60 %, relativement modĂ©rĂ©ment depuis les annĂ©es 1970 jusqu’à la faillite de Lehman Brothers, en 2008. C’est Ă  ce moment-lĂ  que l’on voit cette mĂȘme courbe folle des douze derniĂšres annĂ©es, l’aprĂšs 2009, passant de 65-70 % Ă  124 %. Cela se rĂ©alise durant une pĂ©riode de politique monĂ©taire trĂšs accommodante dĂ©crite ci-dessus. On a atteint rien de moins que le niveau d’endettement relevĂ© Ă  la suite de la plus importante guerre dans l’histoire de l’humanitĂ©.

L’argent bon marchĂ© est Ă  l’origine des bulles spĂ©culatives

Il est difficile de ne pas voir le lien entre l’exubĂ©rance de la politique monĂ©taire et l’endettement. Nous sommes arrivĂ©s Ă  un niveau dont il faudra bien descendre. Ce sera difficile car nous sommes montĂ©s trĂšs vite et trĂšs haut. Accessoirement, cela a créé des bulles spĂ©culatives dans de nombreux domaines, notamment Internet, l’immobilier et certains marchĂ©s financiers. C’est ainsi que l’on s’est endettĂ© en France Ă  moins de 1 % sur 25 ou 30 ans, et parfois Ă  un taux de 0,60 ou 0,70 %, alors que l’inflation Ă©tait Ă  1,5 ou 2 %. Or Ă  partir du moment oĂč un mĂ©nage, quels que soient ses moyens, peut s’endetter grĂące Ă  des taux artificiellement bas, il contractera une dette trop importante pour lui. Si un mĂ©nage dispose d’un budget de 2 000 € par mois pour rembourser un prĂȘt immobilier, il n’aura pas les mĂȘmes moyens financiers selon qu’il contracte un emprunt Ă  4 % ou Ă  1 %. Nombreux sont ceux qui ont fait des acquisitions tout Ă  coup avec une capacitĂ© d’endettement accrue. C’est alors que les prix de l’immobilier ont augmentĂ©. Des bulles ont Ă©tĂ© créées : l’argent est devenu artificiellement accessible et les acheteurs pouvaient emprunter beaucoup plus qu’ils n’auraient dĂ», payant ainsi encore plus cher les maisons qu’ils dĂ©siraient.

Le systĂšme est analogue s’agissant des marchĂ©s financiers, car une partie des opĂ©rations est financĂ©e par emprunt. Les valeurs Internet, les valeurs du digital en sont un exemple. Nous avons commencĂ© Ă  voir cette bulle se dĂ©gonfler dans ce domaine. En gĂ©nĂ©ral, ces sociĂ©tĂ©s ne sont pas profitables. Elles ont donc constamment besoin de lever des capitaux. Or, lĂ  encore, ces sociĂ©tĂ©s sont parvenues Ă  lever des capitaux, devenus quasiment gratuits, qu’elles n’auraient pas pu lever en temps normal. La rĂ©munĂ©ration du risque n’était pas correcte. Placer trop d’argent dans le systĂšme crĂ©e immanquablement de nombreuses bulles. C’est ce qui engendre de l’inflation.

Un autre exemple est celui du marchĂ© immobilier amĂ©ricain, car il reprĂ©sente la plus grosse classe mondiale d’actifs, plus grosse que celle des actions et obligations. C’est le plus gros stock d’investissement. Aux États-Unis, pour mĂ©moire, il reprĂ©sente entre 2 et 3 fois le PIB amĂ©ricain. Or, en trois ans, entre 2019 et 2022, l’immobilier amĂ©ricain a augmentĂ© de 45 %. Les donnĂ©es prĂ©sentĂ©es dans le New York Times par Schiller un Ă©conomiste amĂ©ricain sont fiables. Elles n’ont pas Ă©tĂ© rĂ©futĂ©es.

Une politique monétaire fatalement inflationniste

Excessivement accommodante, cette politique monĂ©taire a engendrĂ© une crĂ©ation de monnaie trop importante, que ce soit pour les mĂ©nages, les entreprises ou les États. Elle a favorisĂ© des achats multiples et souvent inutiles. En plus de crĂ©er des bulles spĂ©culatives et un surendettement des agents, dans une Ă©conomie qui croĂźt Ă  raison de 2,3 ou 4 %, cette politique monĂ©taire a eu un effet Ă©videmment inflationniste.

Bien entendu, d’autres facteurs y ont contribuĂ© : le confinement, les problĂšmes de supply-chains, la guerre en Ukraine avec le renchĂ©rissement des matiĂšres premiĂšres, etc. Bien entendu. Mais, d’une part, tout cela est aussi connu. Lorsque l’on dĂ©cide des sanctions contre la Russie, qui se trouve ĂȘtre le premier exportateur de matiĂšres premiĂšres (un tiers, semble-t-il, des matiĂšres premiĂšres), on ne peut prĂ©tendre dĂ©couvrir les consĂ©quences Ă©conomiques. Surtout, une politique monĂ©taire aussi exubĂ©rante ne peut qu’alimenter les tendances inflationnistes. Christine Lagarde, dans une interview d’octobre 2022, disait sa surprise, affirmant : « l’inflation est sortie de nulle part » 1. On s’étonnera de cet Ă©tonnement. DĂ©sormais, ce dĂ©bat n’a plus d’importance : l’inflation est bel et bien installĂ©e et elle l’est sur le plan global.

La leçon des années 1970

La question sĂ©rieuse est maintenant de savoir dans quelle proportion l’inflation va croĂźtre et pour combien de temps. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il est utile de revenir sur les annĂ©es 1970. Par un effet de gĂ©nĂ©ration la plupart d’entre nous n’avaient pas eu jusqu’à prĂ©sent l’expĂ©rience de ce type d’inflation. Or, contrairement Ă  ce que l’on peut lire souvent, l’inflation des annĂ©es 1970 ressemble Ă©trangement Ă  la pĂ©riode dans laquelle nous semblons ĂȘtre entrĂ©s comme le montre le cas amĂ©ricain, que prĂ©sente le graphique suivant.

Inflation mesurĂ©e par l’indice des prix Ă  la consommation

Source :

Banque Centrale américaine

Ce graphique de la Banque Centrale amĂ©ricaine montre la pĂ©riode de Great Inflation, en gris, qui a commencĂ© entre la fin des annĂ©es 1960 et le dĂ©but des annĂ©es 1970. Puis, elle s’est accĂ©lĂ©rĂ©e avec les chocs pĂ©troliers. De façon trĂšs intĂ©ressante, lorsque l’on est rentrĂ© dans cette pĂ©riode inflationniste, on n’y est pas rentrĂ© Ă  10 ou 15 % directement, mais Ă  5 %, puis on est redescendu Ă  4 %, puis remontĂ© Ă  5 % de nouveau, Ă  6 %, jusqu’à 12 %, puis retombĂ© Ă  5 %, puis remontĂ© Ă  15 % en 1979, lors du second choc pĂ©trolier.

On voit ainsi que :

a) Les niveaux d’inflation d’aujourd’hui sont les mĂȘmes qu’alors, contrairement Ă  ce que l’on pourrait penser. Nous avons l’impression qu’il s’agissait alors d’hyperinflation, mais ce n’était pas le cas. Nous sommes passĂ©s du 5 %, 6 %, 7 % Ă  10 %, 15 %, en fluctuant ainsi durant une dizaine d’annĂ©es, avant de parvenir Ă  maintenir l’inflation sous contrĂŽle.

b) L’évolution de l’inflation n’est ni linĂ©aire ni rapide, certaines choses sont diffĂ©rentes, mais le phĂ©nomĂšne est relativement similaire. L’histoire semble donc se rĂ©pĂ©ter. On voit que cette inflation a durĂ©, pendant une quinzaine d’annĂ©es, et qu’elle n’a pas connu une Ă©volution linĂ©aire mais irrĂ©guliĂšre. Ces deux constats sont importants. L’inflation que nous vivons actuellement se situe entre 5 % et 10 %. Le pic Ă  15 % ne paraĂźt pas impossible. Au Royaume-Uni, on est dĂ©jĂ  Ă  12 % environ et en zone euro, autour de 10 %. Cela montre les aspects instables de la situation qui doivent nous mettre en garde contre l’affirmation selon laquelle une inflation Ă  7,2 % est une bonne surprise en comparaison de l’estimation faite Ă  7,3 %. Cette diffĂ©rence, d’une part, ne reprĂ©sente mĂȘme pas la marge d’erreur et d’autre part, l’histoire nous a montrĂ© que l’inflation oscille.

c) Le dernier enseignement que l’on peut tirer de ce graphique Ă  propos de cette pĂ©riode est que l’inflation s’est effondrĂ©e au dĂ©but des annĂ©es 1980.

Si l’on se rapporte au graphique 1, reprĂ©sentant les taux directeurs de la Fed sur cette pĂ©riode, on peut voir qu’à la suite du changement de directeur de la Banque centrale, l’inflation baisse. En effet, Paul Volker a fait ce que tout directeur de banque centrale aurait dĂ» faire en voyant une inflation Ă  15 % : il a dĂ©cidĂ© une hausse brutale des taux directeurs pour les amener Ă  20 %. Sa dĂ©cision Ă©tait d’une logique implacable : pour mettre fin Ă  l’inflation, il fallait monter les taux d’intĂ©rĂȘt rĂ©els et les rendre largement positifs. Ainsi, si l’inflation est Ă  15 %, placer les taux directeurs Ă  20 % permet d’obtenir des taux rĂ©els Ă  5 %. Cela a fonctionnĂ©, mais en mettant un coup d’arrĂȘt Ă  l’économie. Au passage, si la politique monĂ©taire permet de lutter contre l’inflation, il paraĂźt dĂ©licat d’affirmer que, dans l’autre sens, elle n’y aurait pas contribuĂ©.

L’inflation a atteint 10,6 % dans la zone euro

Source :

Eurostat

Royaume-Uni : indice des prix Ă  la consommation, variation sur 12 mois (en %)

Source :

Office for National Statistics

II. L’inflation aujourd’hui

La mesure de l’inflation et les effets de latence

De nos jours, l’inflation est autour de 10 %. Or il y a toujours un effet de dĂ©calage entre l’inflation et les taux d’intĂ©rĂȘt (ce qui est probablement en train de se passer). Le graphique suivant montre cet effet de dĂ©calage entre la courbe de l’inflation en bleu et la courbe des taux directeurs de la Fed en noir, et ce Ă  partir des annĂ©es 1970. On voit bien cette hausse des taux, trĂšs violente, Ă  20 % et l’inflation Ă  15 %.

Blame the lag : chaque prĂ©sident de la Fed depuis les annĂ©es 1970 a augmentĂ© les taux jusqu’au moment de la rĂ©cession, puis les a fait descendre trĂšs bas

La rĂ©ponse de la FED Ă  l’inflation (en %)

Source :

Federal Reserve Board, Federal Reserve Bank of Atlanta

On constate que l’inflation redescend, mais on constate aussi que les banques centrales sont toujours en retard. Elles anticipent un certain niveau d’inflation et de chĂŽmage, ces anticipations s’avĂšrent trop optimistes et elles rĂ©agissent par consĂ©quent avec retard. On court toujours derriĂšre l’inflation. Elle souffre de biais multiples. PremiĂšrement, elle est mal mesurĂ©e. Par exemple, en France, la part du logement dans l’indice Insee ne correspond pas Ă  la vraie dĂ©pense de logement des mĂ©nages. Ainsi, quand les dĂ©penses de logements explosent, comme elles le font aujourd’hui et continueront Ă  le faire, cela a tendance Ă  sous-estimer la mesure de l’inflation. L’autre biais est qu’on observe des moyennes. Or, l’inflation ne touche pas de la mĂȘme maniĂšre les diffĂ©rentes classes sociales. Enfin, il existe un dĂ©calage de plusieurs mois entre le moment oĂč les agents Ă©conomiques augmentent leurs prix et les salaires et le moment oĂč ces augmentations se retrouvent dans l’inflation telle qu’elle est mesurĂ©e.

Indice de la consommation aux États-Unis, variation par rapport Ă  l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente (en %)

Source :

Labor Department

Note : La courbe des « dĂ©penses essentielles » exclut les prix des denrĂ©es alimentaires et de l’énergie.

Aux États-Unis, l’inflation fait l’objet de diffĂ©rentes dĂ©finitions, en fonction de l’intĂ©gration ou non des prix de l’alimentation et de l’énergie. Ces diffĂ©rences de dĂ©finitions pourraient ĂȘtre problĂ©matiques, puisque dans les faits l’énergie et l’alimentaire font partie des dĂ©penses primaires de tout un chacun. Certains justifient ces exclusions en arguant que les hausses de prix dans ces secteurs sont temporaires. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. Ce n’est donc pas une maniĂšre satisfaisante de considĂ©rer les choses. Cette courbe, qu’elle intĂšgre ou non la dĂ©finition « overall » (dĂ©penses globales) ou « core » (dĂ©penses essentielles), montre de toute façon que l’inflation grimpe en flĂšche, comme elle l’avait fait dans les annĂ©es 1970.

En France, on affirme que tout est pour le mieux, que notre inflation n’est que de 6 % et on ne cesse d’offrir des chĂšques pour telle ou telle consommation. La France n’est pas isolĂ©e du monde et ne se retrouvera pas dans une situation oĂč elle serait la seule Ă  avoir une inflation maĂźtrisĂ©e et maĂźtrisable tandis que le reste du monde connaĂźtrait une inflation Ă  deux chiffres.

Ce ne sont que des dĂ©calages dans le temps, des effets de latences liĂ©s Ă  ce qui a Ă©tĂ© accompli sur le secteur de l’énergie, mais qui n’est pas soutenable. C’est aussi liĂ© Ă  la façon dont l’Insee mesure l’inflation.

La zone euro, composĂ©e de nombreux pays, prĂ©sente cependant la mĂȘme tendance : une inflation Ă  10 %. Et mĂȘme si l’on exclut l’énergie et l’alimentaire, bien que cela soit dĂ©pourvu de sens, la tendance est identique. L’inflation est durablement installĂ©e contrairement Ă  ce que l’on entend souvent. On veut se dire « elle s’est stabilisĂ©e, on reste Ă  6 % en France, stabilisĂ©e Ă  10 ou 12 % au Royaume-Uni, etc. ». On prĂ©tend Ă©galement que la remontĂ©e des taux, le ralentissement de l’économie et la crise Ă©nergĂ©tique sont en passe de se calmer, et que tout rentrera bientĂŽt dans l’ordre.

Comme le montre l’inflation des annĂ©es 1970, elle n’est pas linĂ©aire. Elle ne descend pas et ne monte pas uniformĂ©ment. Elle reste insaisissable et « pervasive » selon le terme anglais ; elle s’instille dans l’économie et ne disparaĂźt pas aisĂ©ment, malheureusement. Il serait facile de rĂ©torquer que le pire n’est jamais certain et que l’on devrait parvenir Ă  rĂ©aliser un soft-landing de l’économie. Or au niveau des agents Ă©conomiques eux-mĂȘmes, l’inflation n’est nullement en train de disparaĂźtre. Elle se maintient, voire s’accĂ©lĂšre dans certains secteurs. On peut l’observer, tout d’abord, au travers des prix Ă  la production : ils reprĂ©sentent une mesure de l’inflation pour les entreprises manufacturiĂšres. Le cas de l’Allemagne, par exemple, offre une sĂ©rie longue avec des donnĂ©es publiques. Mais la tendance est Ă  peu prĂšs partout la mĂȘme. Ici, les prix se sont envolĂ©s, avec une hausse non pas de 10 ou de 12 %, mais de 30 %. Cela ne veut pas nĂ©cessairement dire que l’inflation sur les biens de consommation sera aussi de 30 %, mais cela dit l’ampleur de l’impact de l’inflation sur la structure des coĂ»ts de l’entreprise.

Les prix de la production allemande augmentent Ă  un rythme record

Variation annuelle en % des prix des produits industriels

Source :

Destatis, Refinitiv

Ce graphique montre une Ă©volution annuelle avec un pic de 30 %, et on a le sentiment que cela s’est stabilisĂ©. Mais si tel est bien le cas, cela signifie que cette inflation de 30 % restera environ Ă  ce niveau. Si l’on Ă©tait Ă  100 points avant et que l’on est Ă  130 points maintenant, et si l’inflation s’est stabilisĂ©e, alors elle restera Ă  130, et donc ne redescendra pas Ă  100. VoilĂ  pourquoi ce renchĂ©rissement des coĂ»ts des entreprises devrait se traduire, s’il est stable, par une hausse des prix des biens de consommation. Les entreprises devront rĂ©percuter les hausses subies sur les produits qu’ils vendent. En effet, ce n’est pas comme si leurs prix de production Ă©taient montĂ©s puis redescendus tout aussi vite.

Par ailleurs, l’effet de latence que nous avons Ă©voquĂ© continue, ici encore, Ă  jouer. Entre le moment oĂč l’augmentation des prix est dĂ©cidĂ©e et le moment oĂč ces prix seront payĂ©s par le consommateur, il peut se passer quelque temps. Enfin, il existe ce que l’on peut appeler « l’effet annĂ©e pleine » : quand les prix Ă  la production explosent sur 3 mois, de 100 Ă  130 points, entre septembre et dĂ©cembre, les entreprises n’ont pas besoin de rĂ©percuter ces hausses de prix sur toute l’annĂ©e, car elles n’auront affectĂ© leurs rĂ©sultats que sur 3 mois. Elles en ont rĂ©percutĂ© une petite part sur 2022, et pourront en Ă©taler la rĂ©percussion sur l’ensemble de l’annĂ©e 2023. C’est pour cette raison que l’inflation prĂ©sente cette caractĂ©ristique relativement insaisissable.

L’alerte donnĂ©e par la grande distribution

Aujourd’hui, tous les gĂ©ants de la grande distribution tirent la sonnette d’alarme 2, anticipant les consĂ©quences pour les consommateurs. Par exemple, actuellement, nous avons en France des nĂ©gociations annuelles entre les grands distributeurs, Carrefour, Leclerc, etc., et les grands groupes tels Danone, NestlĂ©, etc. Quand les fournisseurs disent vouloir rĂ©aliser +20 % sur un produit, une nĂ©gociation a lieu. S’ils tombent d’accord sur une augmentation de 12 % par exemple, ces tarifs ne seront appliquĂ©s que deux ou trois mois plus tard, et ce sera mesurĂ© encore au-delĂ  de deux ou trois mois dans le meilleur des cas. Pour discerner une tendance rĂ©elle, il est prĂ©fĂ©rable d’avoir des donnĂ©es sur au moins 6 mois, notamment afin d’écarter les anomalies de mesures. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, il s’écoule entre 6 mois et 1 an entre le moment oĂč les agents Ă©conomiques ont des comportements inflationnistes et le moment oĂč cet effet est mesurĂ©. Or, ce n’est qu’à partir de cette mesure que les gouvernements et les banques centrales peuvent agir car elles ne peuvent dĂ©cider des changements de politiques Ă©conomiques et monĂ©taires que sur la base de donnĂ©es observĂ©es et de tendances clairement Ă©tablies. C’est lĂ  un point crucial qu’il faut garder Ă  l’esprit.

Pour revenir sur un point incontestable, la tendance inflationniste actuelle demeure Ă  ce jour Ă©tablie. MĂȘme les plus prudents, par exemple Nielsen, prĂ©voient que les produits alimentaires seront encore trĂšs nettement inflationnistes au moins sur le premier semestre 2023 3.

Ils dĂ©crivent une rĂ©alitĂ© Ă©conomique : entre le moment du renchĂ©rissement brutal du prix de l’énergie, des matiĂšres premiĂšres, mais aussi du coĂ»t du travail dans certaines catĂ©gories, et le moment oĂč ce renchĂ©rissement se traduit dans l’indice d’inflation, il se passe beaucoup de temps.

Nous vivons donc dans l’illusion que cela disparaĂźtra aussi rapidement que cela est venu. Malheureusement, il y a peu de chance qu’il en soit ainsi. Une fois que l’inflation s’est diffusĂ©e dans le systĂšme, elle met du temps avant de se calmer. Nous avons donc le sentiment de commettre les mĂȘmes erreurs que dans les annĂ©es 1970 : on oublie les effets de latence, les effets d’annĂ©e pleine, le caractĂšre non linĂ©aire de l’inflation. Ainsi, on laisse l’inflation s’installer, on s’imagine qu’elle se termine alors qu’il n’en est rien. Et en effet, la rĂ©alitĂ© du terrain, la rĂ©alitĂ© Ă©conomique est qu’aucun acteur Ă©conomique ne voit de ralentissement Ă  trĂšs court terme. Les boulangers, les teinturiers et autres entreprises usant d’importantes quantitĂ©s d’énergie sont confrontĂ©es Ă  des risques de faillite, quand elles n’ont pas dĂ©jĂ  succombĂ©. Les infirmiĂšres anglaises ont fait leur premiĂšre grĂšve depuis cent ans. MalgrĂ© cela, on commet les mĂȘmes erreurs. On s’imagine que cela va bien passer, mais ce n’est pas le cas pour l’heure.

Les effets de la boucle salaires-prix

Si l’inflation s’installe, ce qui est vraisemblable, et que l’on entre dans un systĂšme contractuel, par exemple avec une Ă©chelle de salaire mobile, ou que ce soit Ă  l’occasion de nĂ©gociations, le risque est trĂšs Ă©levĂ© que nous soyons contraints d’augmenter les salaires, en particulier dans nos dĂ©mocraties occidentales. Nous commençons Ă  le voir un peu partout. Au Royaume-Uni d’abord, mais aussi aux États-Unis et en Allemagne. Dans la graphique suivant, produit par le syndicat allemand IG Metall, on peut observer la courbe des salaires sur une longue pĂ©riode en Allemagne, dans les secteurs de la mĂ©tallurgie et de l’électricitĂ©.

Accords salariaux pour les industries allemandes de la mĂ©tallurgie et de l’électricitĂ© (en %)

Source :

IG Metall, Banque mondiale, FMI

Notes

4.

Alan Hill, « Real wages continue to fall », currencytransfer, 16 novembre 2022.

+ -

On voit l’ampleur du mouvement rĂ©cent. Bien que la hausse comprenne les bonus et s’étale sur deux ans, elle bĂ©nĂ©ficie tout de mĂȘme Ă  4 millions de personnes en Allemagne. Il ne s’agit pas d’une mesure concernant une petite entreprise. De plus, il s’agit sans doute d’une hausse de salaire d’environ 10 % par an si l’on inclut les 5 % de base par an et les 3 000 euros de bonus qui sont pour ainsi dire « garantis ». Ces 5 % et ces 3 000 euros reprĂ©sentent donc environ 10 % en tout pour les deux annĂ©es Ă  venir. Les entreprises sont parvenues Ă  limiter ces accords Ă  2 ans en affirmant que de nouvelles nĂ©gociations auraient lieu si l’inflation devait se poursuivre. Les partenaires sociaux allemands sont pourtant connus pour ĂȘtre relativement « responsables » dans leurs nĂ©gociations. Or, 10 % est Ă  peu prĂšs le taux d’inflation de la zone euro, comme nous l’avons montrĂ©. Cela se fait dans une branche importante, reprĂ©sentant 4 millions de salariĂ©s. On voit donc bien que l’inflation est en train de s’installer. Les entreprises qui vont devoir payer 10 % plus cher les salaires de 2023 et en 2024 elles ne pourront pas tout absorber dans leurs marges. Elles rĂ©percuteront donc leurs coĂ»ts sur les produits vendus. A cet Ă©gard, la Banque Centrale europĂ©enne s’est inquiĂ©tĂ©e de l’accord allemand dans la mĂ©tallurgie qui pourrait entraĂźner un effet de boucle salaire-prix qui empĂȘche la maĂźtrise de l’inflation.

Tout cela vient appuyer l’idĂ©e que nous vivons un Ă©vĂšnement similaire Ă  celui des annĂ©es 1970 : une fois que l’inflation a commencĂ© Ă  s’installer, elle ne disparaĂźt pas rapidement, mĂȘme si elle peut ĂȘtre endiguĂ©e avec une saine politique monĂ©taire.

Au Royaume-Uni, pour ces mĂȘmes raisons, Rishi Sunak, le nouveau Premier ministre, a adjurĂ© les entreprises de modĂ©rer la hausse des salaires 4. Quand les coĂ»ts des services ou de la production augmentent, les charges des entreprises augmentent, et ces derniĂšres rĂ©percutent ces hausses sur les prix des biens qu’ils vendent. Par consĂ©quent, l’inflation reste Ă©levĂ©e et on perd Ă  nouveau du pouvoir d’achat, on exige de nouveau des hausses de salaires, et ainsi de suite. On n’en sort jamais. Dans ce contexte, la grĂšve des infirmiĂšres au Royaume-Uni illustre bien le processus, avec une demande d’augmentation de 20 % des salaires 5. De plus en plus de professions l’envisagent sĂ©rieusement.

Les anticipations des banques centrales : toujours un temps de retard

Les Banques Centrales, quant Ă  elles, un peu comme lors des annĂ©es 1970, sont peut-ĂȘtre dans le dĂ©ni vis-Ă -vis de l’inflation ou bien ont un train de retard. Le graphique suivant, montre les anticipations de taux de la Banque Centrale.

Hausse des taux anticipés par la Fed (en %)

Les responsables de la Fed ont revu à la hausse leurs estimations quant à leur politique d’augmentation des taux

Source :

Federal Reserve

Note : Les projections des taux directeurs reflĂštent un positionnement de la Fed sur des moyennes.

Ce graphique montre les taux anticipĂ©s par la Fed entre septembre 2021 et septembre 2022 pour l’annĂ©e 2023. Ainsi, en 2021, la Fed prĂ©voyait que les taux directeurs de 2023 seraient Ă  1,5 %. En mars 2022, elle prĂ©voyait que les taux directeurs de 2023 seraient Ă  3 %. En trois mois, ces anticipations ont donc Ă©tĂ© multipliĂ©es par deux. En juin 2022, Ă  nouveau trois mois plus tard, on passe de 3 Ă  3,75 %, presque 4 %. Puis, en septembre 2022 : 4,5 %. Aujourd’hui, selon la communication de la Banque Centrale, nous devrions ĂȘtre au-dessus de 5 % 6. Certains banquiers centraux Ă©voquent mĂȘme de plus en plus un taux de 6 %.

Ainsi, sur un an, et de maniĂšre rĂ©guliĂšre tous les trois mois, on est passĂ© d’une anticipation de 1,5 % Ă  5 %. Donc, on peut penser que changer sa perspective de 1,5 % Ă  5 % en 9 Ă  12 mois dĂ©montre que le phĂ©nomĂšne est mal compris et mal anticipĂ©. Que les banques n’ont pas une bonne mesure du phĂ©nomĂšne d’inflation, ou que les communications sont trĂšs politiques et ont pour but de ne pas effrayer. Quoi qu’il en soit, leurs capacitĂ©s Ă  faire « atterrir » l’économie doucement paraissent limitĂ©es. La situation est similaire Ă  celle des annĂ©es 1970. C’est malheureusement trĂšs cohĂ©rent avec les effets de retard, de latence typique de l’inflation. Et malheureusement, on n’a pas beaucoup appris des erreurs passĂ©es.

Le risque d’une remontĂ©e brutale des taux directeurs

Les outils principaux de contrĂŽle de l’inflation sont les outils monĂ©taires. Il n’y a sur ce point aucun dĂ©bat, tous les banquiers centraux le savent : la seule façon de combattre l’inflation, c’est en modifiant les taux directeurs. En restant sur un constat trĂšs factuel, il faut admettre que les taux d’intĂ©rĂȘt constituent le premier outil de lutte contre l’inflation. Si les taux d’intĂ©rĂȘt jouent dans un sens, ils jouent aussi dans l’autre. Friedman Ă©tait persuadĂ© que l’inflation ne procĂ©dait que de la politique monĂ©taire. Friedman est aujourd’hui dĂ©criĂ©, car on pense qu’il a nourri les « Reaganomics » et le libĂ©ralisme thatchĂ©rien. Cela est en partie vrai, mais cela ne signifie pas que sa thĂ©orie monĂ©taire est fausse. On n’a jamais dĂ©montrĂ© cette thĂšse dans un sens comme dans un autre. Mais du point de vue du sens commun, on voit bien que cela y contribue nĂ©cessairement.

Sur le fond, mĂȘme si les taux sont amenĂ©s Ă  un niveau Ă©levĂ©, par exemple Ă  5 %, si l’inflation est Ă  8 % ou 10 %, les taux rĂ©els demeurent nĂ©gatifs. Ils sont mĂȘme trĂšs nĂ©gatifs : -3 %, -4 %. Tout comme dans les annĂ©es 1970 jusqu’à l’arrivĂ©e de Volker qui a amenĂ© les taux Ă  20 %. Mais si les taux ont Ă©tĂ© relevĂ©s, il ne l’ont pas Ă©tĂ© suffisamment rapidement pour endiguer l’inflation. Pour agir efficacement aujourd’hui, et ne plus devoir courir derriĂšre l’inflation, il faudrait qu’elle baisse trĂšs vite, trĂšs en dessous de 5 %, ce qui paraĂźt improbable vu ce qui a Ă©tĂ© dit prĂ©cĂ©demment. Aujourd’hui, nous sommes toujours en taux nĂ©gatifs et nous le serons encore dans 3 et 6 mois Ă  ce rythme. Il est probable que cette courbe continue de monter jusqu’à ce qu’il soit dĂ©cidĂ© que les taux directeurs doivent ĂȘtre relevĂ©s au-dessus du taux d’inflation, 3 ou 4 points au-dessus pour espĂ©rer la contrer. Donc en thĂ©orie des taux proches de 10 %…

Nous ne sommes qu’au dĂ©but des restrictions monĂ©taires. L’économie a trop de leviers, il va falloir abaisser le niveau gĂ©nĂ©ral d’endettement. Cela implique une certaine austĂ©ritĂ© sur le plan fiscal, de la part de l’État, mais aussi une austĂ©ritĂ© de la part des mĂ©nages. Les entreprises elles-mĂȘmes ne peuvent pas investir autant qu’auparavant. Le drame est que les consommateurs souffrent dĂ©jĂ , et que leur pouvoir d’achat se dĂ©tĂ©riore trĂšs vite, alors que nous ne sommes qu’au dĂ©but de ce grand bouleversement.

Le Royaume-Uni, miroir de l’Europe

Pour comprendre ce scĂ©nario, il faut regarder le Royaume-Uni, et il y a deux raisons. D’une part ce pays fait partie des grandes Ă©conomies, d’autre part, il est celui qui souffre le plus actuellement car son Ă©conomie est plus flexible et monĂ©tarisĂ©e : lorsque ce genre de phĂ©nomĂšne de contraction de pouvoir d’achat se produit, l’État ne fait pas grand-chose pour les citoyens et le systĂšme se purge rapidement, mais dans la douleur. C’est donc un excellent laboratoire permettant d’examiner ce qui peut se passer dans le reste de l’Europe.

Il s’agit d’une spirale d’appauvrissement et de destruction de pouvoir d’achat. Les stabilisateurs automatiques au Royaume-Uni sont faibles en comparaison de ceux de la France qui est le pays le plus favorable Ă  cet Ă©gard. MĂȘme par rapport Ă  la moyenne des pays de l’OCDE, le Royaume-Uni prĂ©sente une Ă©conomie trĂšs libĂ©rale, le systĂšme de santĂ© publique (NHS) n’est pas excellent, le chĂŽmage est mal indemnisĂ©, etc. Cela fournit une lecture assez crue, mais prĂ©monitoire de ce que nous devrions vivre.

Il existe une Ă©tude d’un grand distributeur anglais, Asda, le pendant anglais d’Auchan en France. L’étude est assez impressionnante. Elle montre en effet que le revenu disponible aprĂšs dĂ©penses contraintes (logement, Ă©nergie, alimentation essentiellement) s’est massivement contractĂ©, voire a complĂštement disparu pour prĂšs de 60 % de la population. C’est ce que montre le graphique « Nothing left », ci-dessous.

Il ne reste rien

Le revenu discrĂ©tionnaire du deuxiĂšme quintile des salariĂ©s a chutĂ© depuis le dĂ©but de l’annĂ©e au Royaume-Uni

Source :

Asda Income Tracker, Center for Economics and Business Research

Note : Le revenu discrĂ©tionnaire est le montant de l’argent disponible dans un foyer aprĂšs soustraction des impĂŽts et des dĂ©penses essentielles.

On voit ici le revenu du deuxiĂšme quintile le plus faible de la population britannique, qui dispose en moyenne, par semaine, de 35 Ă  40 livres. Le pic de 50 livres de revenu que l’on observe correspond Ă  l’argent « gratuit » distribuĂ© durant le Covid. On constate qu’en 6 mois, les bĂ©nĂ©ficiaires sont passĂ©s d’une moyenne de 35/40 livres et d’un pic Ă  50 livres Ă  2 livres.

Revenus les plus bas

L’inflation a frappĂ© de maniĂšre disproportionnĂ©e la pouvoir d’achat des familles les plus pauvres au Royaume-Uni (en %)

Source :

Asda Income Tracker, Cebr

On peut voir, par ailleurs dans le graphique ci-dessus, la rĂ©partition pour tous les quintiles : le cinquiĂšme est le plus aisĂ©, pour lui tout va bien ; le quatriĂšme a perdu en moyenne -11 % de pouvoir d’achat, ce qui est encore supportable ; le troisiĂšme quintile accuse une baisse de -28 % ; le deuxiĂšme a quasiment tout perdu, quant au premier quintile, son revenu a Ă©tĂ© divisĂ© par deux. Cela reprĂ©sente la pĂ©riode janvier – septembre 2022. Le point fondamental Ă  retenir est que sur les trois quintiles les plus modestes, c’est-Ă -dire les 3/5 de la population britannique, l’impact est considĂ©rable. C’est ainsi que l’inflation touche diffĂ©remment les diverses classes sociales. En effet, sur une dĂ©pense de 100 livres, un mĂ©nage modeste allouera environ 50 % pour son logement, 20 % pour son Ă©nergie et son alimentation, soit 70 % pour ces trois postes de dĂ©penses ; en revanche, un mĂ©nage aisĂ© n’allouera que 30 ou 40 % de son revenu Ă  ces trois postes de dĂ©penses. VoilĂ  pourquoi une inflation de 15 % affectera davantage le mĂ©nage modeste que le mĂ©nage aisĂ©. Pour cette raison, il est dangereux d’examiner l’inflation Ă  l’aune d’indices trop moyennĂ©s, car ces derniers ne reprĂ©sentent pas suffisamment bien les diffĂ©rentes maniĂšres dont elle affecte les diffĂ©rentes classes sociales. Et nous n’en sommes qu’au dĂ©but. Le coĂ»t de l’énergie n’a en effet commencĂ© Ă  s’envoler qu’aprĂšs l’étĂ©. Les taux ne sont pas encore Ă  leur pic, la plupart des mĂ©nages n’ont pas encore eu Ă  renouveler leurs prĂȘts immobiliers, les gens ne se sont pas encore refinancĂ©s et n’ont pas encore eu besoin d’effectuer de nouvelles locations et autres dĂ©penses apparentĂ©es. Il en va de mĂȘme pour l’alimentation, les prix continueront d’augmenter. Nous n’en sommes absolument pas au pincement le plus important du pouvoir d’achat, et les effets sont dĂ©jĂ  Ă©normes sur les consommateurs. Sans mĂȘme parler de l’aspect patrimonial. Quand l’essentiel de l’épargne d’une population rĂ©side dans le logement et que l’immobilier perd 20 ou 30 %, ou bien quand on dĂ©tient un portefeuille boursier d’actions ou de cryptomonnaies et que les cours s’effondrent et perdent 20, 30, ou 40 %, la destruction du patrimoine s’ajoute Ă  la destruction du pouvoir d’achat. Ces effets sont majeurs, nous ne pouvons pas les nĂ©gliger.

Ce qui s’est passĂ© au Royaume-Uni se passera ailleurs, avec peut-ĂȘtre une temporalitĂ© quelque peu diffĂ©rente, avec une ampleur diffĂ©rente, mais toujours est-il que les stabilisateurs automatiques auront les mĂȘmes problĂšmes que les mĂ©nages : le coĂ»t de la dette sera plus Ă©levĂ© pour tous. Ce phĂ©nomĂšne est en train d’arriver dans les autres Ă©conomies. De façon intĂ©ressante, aux États-Unis, on ne le perçoit pas encore, car, notamment, on ne veut pas le voir. En effet, le niveau de consommation des AmĂ©ricains se maintient. C’est pourquoi certains estiment qu’ils pourraient parvenir Ă  s’en sortir moyennant une petite, une brĂšve rĂ©cession. Toutefois, la consommation s’est maintenue pour deux raisons assez simples. La premiĂšre est que l’on a distribuĂ© Ă©normĂ©ment d’argent qui n’est pas encore complĂštement dĂ©pensĂ©. Des milliers de milliards ont Ă©tĂ© distribuĂ©s sous la forme de chĂšques par le gouvernement de Trump. C’est donc ce qui a Ă©tĂ© mis en place, globalement, durant l’annĂ©e 2022 pour compenser les pertes de pouvoir d’achat. Par ailleurs, comme les Britanniques, les AmĂ©ricains, ne commencent pas par diminuer leur consommation lorsque l’époque est plus dure, mais au contraire, contractent davantage de crĂ©dit. L’économie amĂ©ricaine fonctionne ainsi.

L’encours des cartes de crĂ©dit est Ă  la hausse (en milliards de dollars)

Source :

Banque fédérale de New York

Ce graphique issu de la Fed montre l’encours de cartes de crĂ©dit. Nous sommes revenus Ă  un plus haut niveau historique de maniĂšre trĂšs rapide durant l’annĂ©e 2022. Cela illustre ce qui est en train de se passer : l’épargne et la sur-Ă©pargne rĂ©alisĂ©es pendant le Covid fondent comme neige au soleil ; quand il n’y en a plus, on commence par contracter un crĂ©dit pour maintenir son niveau de vie, et puis tĂŽt ou tard, cette façon d’agir en s’endettant toujours plus doit s’arrĂȘter.

D’autres indicateurs vont dans le mĂȘme sens. Ils sont eux aussi annonciateurs de grandes dĂ©pressions. Par exemple, l’étude de la Banque mondiale sur l’amĂ©lioration des conditions de vie dans le monde montre que nous avons eu des dĂ©cennies de progression des conditions de vie dans le monde. Cependant, en 2022, cette progression s’est arrĂȘtĂ©e 7. Ce changement de tendance est dramatique et ne prĂ©sage bien entendu rien de bon.

Certaines alertes doivent retenir notre attention. Par exemple, prĂšs de 40 % des petites entreprises amĂ©ricaines ont affirmĂ© ne plus pouvoir payer leur loyer 8. Cette proportion peut paraĂźtre invraisemblable mais c’est une rĂ©alitĂ©, en ce moment, aux États-Unis, oĂč tout avait Ă©tĂ© mis en oeuvre pour adoucir les circonstances grĂące aux outils monĂ©taires et aux crĂ©dits.

On note Ă©galement l’incapacitĂ© grandissante des mĂ©nages Ă  payer leurs factures d’énergie. Au Royaume-Uni, la situation est frappante, mais elle commence Ă©galement Ă  l’ĂȘtre en France et dans le reste de l’Europe. De plus, toutes les banques alimentaires affirment ne jamais avoir vĂ©cu cette situation, jamais elles n’avaient vu autant de demandeurs, et surtout des demandeurs parmi la population active. Il faut donc en convenir, tous les signes sont lĂ . Nous ne pouvons pas dire combien de temps cela durera et Ă  quel point ce sera une catastrophe Ă©conomique, mais nous savons dĂ©jĂ  que cela sera dur et que cela a dĂ©jĂ  commencĂ©.

Un tsunami de besoins

Presque 1,3 million de colis d’urgence alimentaire ont Ă©tĂ© distribuĂ©s au Royaume-Uni

Source :

Trussel Trust

Note : Les chiffres montrent, pour chaque année, le nombre de colis distribués à travers le Royaume-Uni entre avril et septembre.

Contraction brutale

Le Royaume-Uni est en proie à la plus forte baisse du niveau de vie jamais enregistrée

Source :

Office for Budget Responsibility

Note : Prévisions à partir de 2022-2023

Ce graphique montre les standards de vie aux Royaume-Uni. On constate aujourd’hui une rĂ©duction sans prĂ©cĂ©dent du pouvoir d’achat (la pĂ©riode de projection est hypothĂ©tique, en revanche, la pĂ©riode grisĂ©e est avĂ©rĂ©e, elle correspond Ă  la plus grosse contraction de pouvoir d’achat et de conditions de vie depuis que cet indice est mesurĂ©).

Il est donc dĂ©jĂ  bien Ă©tabli que les consommateurs sont fragilisĂ©s. On le voit trĂšs clairement au Royaume-Uni, on commence Ă  le voir dans d’autres pays, mĂȘme aux États-Unis. Mais les taux vont continuer de remonter et ce, dans le monde entier, Ă  un rythme sans prĂ©cĂ©dent, dans une Ă©conomie au pic de son endettement, avec des niveaux qui vont devenir insoutenables quand les taux seront Ă  5 % voire plus.

Le pire de l’inflation n’ayant pas encore Ă©tĂ© absorbĂ©, le pire de la contraction du pouvoir d’achat est Ă  venir. À ce jour, l’inflation se situe autour de 8 Ă  10 %, en fonction des zones, et l’on parle de taux entre 4 et 5 %. Par consĂ©quent, la probabilitĂ© est faible pour que les courbes se croisent. Tout cela nous pousse Ă  croire qu’il faudra aller au-dessus de 5 % voire 6%, et que ce fameux « dot plot » continue de se dĂ©placer comme il l’a fait dans les annĂ©es 1970.

La contraction des prix de l’immobilier et la montĂ©e en flĂšche des taux d’emprunt en SuĂšde

Un autre moyen de voir Ă  quel point nous sommes rentrĂ©s dans cette pĂ©riode de probable dĂ©pression est d’examiner les marchĂ©s immobiliers. Bien entendu, il existe des latences entre les diffĂ©rents pays, car certains s’endettent Ă  des taux fixes, les autres Ă  des taux variables, et sur des durĂ©es plus ou moins longues. Il existe des cycles. Par exemple, en France, nous avons tendance Ă  nous endetter sur 15 ou 20 ans Ă  taux fixes. Lorsque les taux remontent, nous ne sommes pas impactĂ©s immĂ©diatement, car il existe un Ă©norme stock Ă  taux fixe. Les banques sont affectĂ©es, mais les emprunteurs ne le sont pas nĂ©cessairement.

À l’inverse, certains pays prĂ©sentent une grande part de taux variables et les emprunteurs sont alors affectĂ©s immĂ©diatement. C’est notamment le cas en SuĂšde, au Canada et en Nouvelle-ZĂ©lande. Ces pays-lĂ  nous donnent donc des signes avant-coureurs de ce qui risque de se passer sur l’ensemble des marchĂ©s immobiliers.

Une chute rapide

Les prix du logement en SuÚde sont dans le pire marasme depuis le début des années 1990

Source :

Statistics Sweden, Valueguard

Comme nous le voyons sur ce graphique « Rapid Downturn », s’agissant de la SuĂšde qui prĂ©sente une part importante de taux variables, et par consĂ©quent des marchĂ©s bien plus rĂ©actifs qu’en France ou en Allemagne, tous les cycles sont illustrĂ©s : le cycle immobilier de 1991, la courbe de 2008 des subprimes, 2017 prĂ©sentant une petite correction et enfin 2022 (la courbe en jaune). Il apparaĂźt que le rythme actuel de contraction des prix immobiliers est considĂ©rable : sur une base 100, au bout de 8 mois, on est dĂ©jĂ  Ă  -15 %. On constate que cette pente est la plus rapide que l’on ait jamais vue. Tous ces signes prĂ©curseurs montrent Ă  quel point nous sommes dans une contraction trĂšs forte, violente et rapide. Un autre exemple significatif est celui des mĂ©nages amĂ©ricains accĂ©dant Ă  un emprunt pour acheter un bien immobilier. Il y a deux courbes : celle des taux auxquels les mĂ©nages empruntent (mortgage rates, sur 30 ans) et celle des taux directeurs de la Fed (en bleu clair). On voit que cette remontĂ©e est trĂšs violente. Nous Ă©tions descendus, en moyenne, autour de 3 %. Et nous passons Ă  7 %, en moins d’un an. Cette courbe qui suit celle des taux directeurs est trĂšs importante car elle conditionne directement le marchĂ© immobilier.

Évolution des taux d’emprunt des mĂ©nages amĂ©ricains

Source :

Freddie Mac, Federal Reserve

Ainsi, le mĂ©nage moyen amĂ©ricain qui passe d’un taux de 3 % Ă  un taux de 7 % gagne Ă  peu prĂšs toujours la mĂȘme chose, et la quantitĂ© de biens immobiliers n’a pas radicalement changĂ©. Donc, cela va faire chuter le prix de l’immobilier (comme on commence Ă  le voir en SuĂšde), et/ou cela va provoquer une contraction considĂ©rable du pouvoir d’achat, notamment parce qu’en 6 ou 9 mois, les coĂ»ts de l’emprunt doublent. Personne ne peut supporter cela.

Lorsque les banques centrales remontent leurs taux, tous les autres taux suivent. Ce mouvement est donc d’une grande violence et sans prĂ©cĂ©dent. Il se produit dans toutes les Ă©conomies dĂ©veloppĂ©es en mĂȘme temps.

La bulle immobiliĂšre est plus importante que jamais

Prix des logements ajustĂ©s sur l’inflation

Source :

Reventure Consulting (indice Case Shiller)

Notes

9.

On appelle « Minsky » le moment de bascule oĂč la spĂ©culation atteint un niveau insoutenable, entraĂźnant un effondrement rapide du marchĂ©. C’est le moment oĂč les attentes des investisseurs s’ajustent soudainement, provoquant des ventes d’actifs en catastrophe, une réévaluation gĂ©nĂ©ralisĂ©e du risque et donc des coĂ»ts d’emprunt plus Ă©levĂ©s. En d’autres mots, c’est le moment oĂč les bulles financiĂšres Ă©clatent. Sur le sujet, voir Caroline Brouillette, « Le « moment Minsky » de Chrystia Freeland », L’actualitĂ©, 12 juillet 2022.

+ -

À la lecture de ce graphique, on peut saisir l’ampleur du phĂ©nomĂšne. L’envolĂ©e folle des prix de l’immobilier amĂ©ricain a eu lieu en trĂšs peu de temps. Or, dĂ©jĂ  auparavant, la hausse de 2006 Ă©tait elle aussi une bulle spĂ©culative. Nous voyons l’ampleur de correction des cycles, ici en 2006. Il est probable que nous ayons une pente similaire, voire pire, en 2022. Cela aura un impact considĂ©rable sur l’économie, et non seulement sur les emprunteurs, mais aussi sur les prĂȘteurs, les marchĂ©s financiers, etc. Les rĂ©centes chutes de banques telles que la SVP ou le Credit Suisse sont Ă  ce titre trĂšs rĂ©vĂ©latrices de l’ampleur et de la rapiditĂ© que peut prendre un dĂ©gonflement de bulle lorsque l’endettement contractĂ© est trop important, et la remontĂ©e des taux se fait de maniĂšre brutale et continue. Nous ne sommes pas dans un simple ralentissement des Ă©conomies mais bel et bien dans un moment Minsky 9.

Conclusion

Un jour, il sera temps de dire si cette folie monĂ©taire a provoquĂ© ou non l’inflation que nous commençons Ă  subir. Mais il est impĂ©ratif qu’elle cesse. Cela n’est contestĂ© par personne. Or il faut prendre conscience de la sĂ©vĂ©ritĂ© de la situation et des risques de grande dĂ©pression que nous courons. Une grande dĂ©pression qui viendrait s’ajouter Ă  l’ensemble des facteurs de dĂ©litement de nos sociĂ©tĂ©s (rĂ©gression des modĂšles dĂ©mocratiques, perte de confiance) serait particuliĂšrement dangereuse. Il faut regarder la situation en face, ĂȘtre rĂ©actif et ne pas simplement constater un effondrement de l’économie. Il est urgent de cesser de dĂ©verser de l’argent facile, de multiplier les petits chĂšques, de bricoler des « boucliers », etc. D’une part, tout cela est inflationniste et, d’autre part, nous n’en avons plus les moyens. Le gouvernement a en effet dĂ» revoir Ă  la baisse ses engagements : le coĂ»t de la dette française est en train de remonter. Cette Ă©volution problĂ©matique est inĂ©luctable. Elle concerne tous les États, mais d’autant plus qu’ils sont plus endettĂ©s et plus dĂ©pendants de l’emprunt. L’inflation est le pire des flĂ©aux Ă©conomiques pour tout le monde. Pour la rĂ©duire, nous n’avons qu’un seul outil : les taux directeurs, et nous savons ce que cela va provoquer. Nous devons prendre acte de la situation et de sa sĂ©vĂ©ritĂ© pour mieux agir en consĂ©quence, et si possible radicalement. Ce sera, d’une part, le moment de refonder nos institutions Ă©conomiques car, comme le disait Churchill, « il ne faut jamais gĂącher une crise, c’est toujours une opportunitĂ© de renaĂźtre, de refonder, de reconstruire ». C’est sans doute l’opportunitĂ© de se dire que cet outil monĂ©taire ne doit plus ĂȘtre rĂ©employĂ© comme il l’a Ă©tĂ© jusqu’ici. C’est aussi sans doute l’occasion de corriger les inĂ©galitĂ©s de crĂ©ation de richesse et d’évolution de pouvoir d’achat qui n’ont que trop perdurĂ© au cours des derniĂšres dĂ©cennies. L’étude des quintiles de Asda est Ă©clairante. L’image que renvoient les trĂšs grandes fortunes Ă  une population qui ne parvient plus Ă  subvenir Ă  ses besoins essentiels est destructrice socialement.

Par ailleurs, une rĂ©flexion sur les monnaies devrait Ă©galement ĂȘtre menĂ©e. Nous ne sommes plus dans un systĂšme reposant sur le dollar comme unique monnaie internationale. Il existe une solution internationale Ă  trouver. Aucun pays ne pourra agir seul, mĂȘme les États-Unis. Une refonte du modĂšle occidental est nĂ©cessaire. Nous devons prendre acte de la situation, nous prĂ©parer Ă  la duretĂ© de la crise Ă  venir, protĂ©ger les plus faibles et tenter de tempĂ©rer la rĂ©action sociale et politique, qui ne manquera pas de se produire, comme Ă  chaque fois au dĂ©triment des plus modestes. Ce qui est en jeu est sans doute l’accĂ©lĂ©ration d’un processus de dĂ©litement. Si l’économie ne permet plus le progrĂšs Ă©conomique et social de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, le modĂšle dĂ©mocratique occidental sera remis en question.

 

Télécharger le PDF ici.

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.