Les gauches antisémites (1)
De Proudhon à la révolution bolcheviqueIntroduction
Naissance d’une idéologie antisémite révolutionnaire (1830-1870)
La finance, voilà l’ennemi !
Marx antisémite ?
Proudhon : l’antisémitisme sous l’anarchie
Au temps de la gauche réactionnaire (1870-1898)
Un antisémitisme revisité : antichristianisme et racialisme
Un antisémitisme instrumentalisé : contre la République bourgeoise
Marginalisation de l’antisémitisme de gauche ? (1898-1914)
La lente clarification dreyfusarde
L’exportation vers la nouvelle droite révolutionnaire
La survie de l’antisémitisme dans le syndicalisme révolutionnaire
Le choc de la révolution bolchevique
Les répercussions de 1917
Staline et les Juifs : théorie et pratique
Conclusion
Résumé
Il est courant de penser que l’antisémitisme est étranger aux traditions politiques de gauche. Celles-ci aiment à rappeler leur enracinement dans l’universalisme des Lumières, l’acte émancipateur de la Révolution française, le combat socialiste égalitaire du long XIXe siècle et la mobilisation dreyfusarde. Le rapport à l’antisémitisme serait ici un non-sujet. L’obsession « antisioniste » de l’extrême gauche contemporaine appelle pourtant à une exploration de longue durée de l’histoire des gauches où peuvent être repérées nombre de distorsions entre la dure réalité des positions exprimées et les principes moraux invoqués.
Loin d’un antisémitisme « à gauche », qui serait circonstanciel et marginal, une histoire intégrale des idées révèle la présence d’un « antisémitisme de gauche » mêlant anticapitalisme, athéisme et racialisme dans une synthèse redoutable présent dans les courants majeurs de la gauche historique, et notamment dans sa composante socialiste révolutionnaire.
Bernard Bruneteau,
Professeur émérite en science politique à l’université Rennes 1.
Stéphane Courtois,
Directeur de recherche honoraire au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Radiographie de l'antisémitisme en France - Edition 2024

Radiographie de l’antisémitisme en France - édition 2022

Radiographie de l’antisémitisme en France - édition 2019

Violence antisémite en Europe 2005-2015

Mémoires à venir

Fondapol - Des idées pour la Cité - L'aventure d'un think tank

Retour sur l’alliance soviéto-nazie, 70 ans après

1939, l'alliance soviéto-nazie : aux origines de la fracture européenne

Sortir du communisme, changer d’époque

Source :
Alphonse Toussenel, écrivain phalanstérien, l’Esprit des bêtes
Introduction
Valérie Toranian, « Gérard Filoche : l’inconscient antisémite d’une certaine gauche… », Revue des deux mondes, 20 novembre 2017, pp. 28-41 [en ligne].
Camilla Brenni et al., « Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche », Vacarme, n° 86, 2019/1, pp. 36-46 [en ligne].
L’ancien Premier ministre Gabriel Attal cité sur France 24 : « La France a enregistré “366 faits antisémites” au premier trimestre 2024, annonce Gabriel Attal », France 24, 6 mai 2024 [en ligne].
Robert Hirsch, La gauche et les Juifs, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2022.
Arié Alimi et Vincent Lemire, « L’antisémitisme de gauche connaît une résurgence incontestable et il est instrumentalisé pour décrédibiliser le Nouveau Front populaire », Le Monde, 20 juin 2024 [en ligne].
Tétanisé sans doute par la présence embarrassante de cet antisémitisme, Jacques Julliard ne lui consacre pas une seule ligne dans sa somme, par ailleurs si précieuse, Les Gauches françaises, 1762-2012. Histoire et politique, Flammarion, 2012.
Michel Winock, « La gauche et les Juifs », L’Histoire, n° 34, mai 1981, pp. 13-25 [en ligne].
Michel Dreyfus, L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, 2009.
Paul Bénichou, « Sur quelques sources françaises de l’antisémitisme moderne », Commentaire, n° 1, 1978, pp. 67-79.
Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, Paris, Seuil, 1978, p. 177-214.
Marc Crapez, La Gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race, Paris, Berg International, 1996 ; Marc Crapez, L’antisémitisme de gauche au XIXe siècle, Paris, Berg International, 2002.
Pierre-André Taguieff, « La gauche et la haine des Juifs. Sur les origines révolutionnaires de la judéophobie des Modernes », Revue politique et parlementaire, 17 juillet 2024 [en ligne].
En novembre 2017, l’ex-trotskiste Gérard Filoche, membre du Bureau national du Parti socialiste, retweetait sans émotion un montage photo déjà diffusé sur le site d’extrême droite d’Alain Soral. On y voyait Emmanuel Macron portant un brassard à l’effigie du dollar, dominé par un globe terrestre et encadré par des drapeaux américain et israélien avec en arrière-plan Patrick Drahi, Jacob Rothschild et Jacques Attali, le tout légendé : « En marche vers le chaos mondial ». L’argent, la finance, les Juifs, le monde, soit le très vieux et très pur message du complot juif mondial, à la fois capitaliste et impérialiste, révélateur d’un vieil inconscient tout droit issu du XIXe siècle1. Outré par la polémique qui s’ensuivit, l’ancien syndicaliste arguait ingénument de sa bonne foi politique : « Qui peut croire une seconde que je suis raciste et antisémite alors que je milite à gauche depuis cinquante-cinq ans ». La gauche l’a en effet toujours affirmé, l’antisémitisme est étranger à sa tradition politique. Et une histoire sainte à son sujet n’omet pas de rappeler son combat universaliste, héritier de la Révolution française émancipatrice des Juifs puis de la mobilisation dreyfusarde face au nationalisme réactionnaire, un combat dont la vertu s’était réanimée avec l’antifascisme des années 1930. L’invocation des mânes du passé n’est pas sans expliquer que la présence d’un antisémitisme à gauche soit restée longtemps un non-sujet2. Et ce en dépit du discours de La France insoumise véhiculant, depuis des années, des stéréotypes et amalgames problématiques, qu’il s’agisse d’accuser Pierre Moscovici de penser « dans la langue de la finance internationale », de stigmatiser les « ukazes arrogants » du CRIF ou de minimiser les actes d’un mouvement terroriste antisémite comme le Hamas. Alors que l’antisionisme de la gauche radicale pose, au minimum, la question de sa responsabilité dans l’explosion des actes antisémites (300% de hausse au premier trimestre 20243), l’euphémisation et la timidité d’analyse semblent l’emporter du côté d’historiens-militants attachés à exonérer cette gauche de tout antisémitisme. Robert Hirsch admet ainsi de simples « erreurs » qui seraient cyniquement instrumentalisées par l’extrême droite, le plus grave à ses yeux4. Quant àVincent Lemire, s’iladmet l’existence d’une opinion problématique, il n’y voit guère de réel antisémitisme dans la mesure où il n’est pas « fondateur, historique et ontologique » (comme celui de l’extrême droite) mais simplement « contextuel, populiste et électoraliste5 ». En bref, ce spécialiste de l’hydrologie jérusalémite, et antisioniste passionné, invente l’antisémitisme modéré, somme toute excusable.
Si la face gauchiste de l’antisémitisme n’a pas trouvé de place dans les différentes Histoire des idées politiques, il existe une littérature historique qui, inventoriant la longue durée de l’histoire de la gauche, suggère que la réalité politique fut loin d’être toujours en accord avec les principes moraux invoqués6. Deux positions sont néanmoins affirmées. L’une est inaugurée par Michel Winock dans un article fondateur de 1981 qui récuse l’idée d’un « antisémitisme de gauche », c’est-à-dire exprimant une idéologie et une théorie politique cohérentes, à l’instar de l’Action française. Pour l’historien, « quels que soient les défaillances et les embarras de la gauche face à la “question juive”, il serait inique de laisser supposer que l’antisémitisme ait été indifféremment de gauche et de droite7 ». Reprise par Michel Dreyfus qui y voit l’histoire d’un paradoxe, la thèse de l’antisémitisme « à gauche » et non pas « de gauche » acquiert pour certains une dimension canonique parce qu’éminemment rassurante8. Une seconde position s’inscrit pourtant en faux en revendiquant au contraire la centralité de l’antisémitisme dans des courants majeurs de la gauche historique, soit un antisémitisme de gauche. Ainsi, en 1978, Paul Bénichou réévalue les sources de gauche oubliées de l’antisémitisme français moderne9, tandis que Zeev Sternhell en fait une composante décisive de la synthèse socialiste-nationale appelée à forger un pré-fascisme10. Plus tard, Marc Crapez a montré dans un travail novateur la gauchisation précoce de la haine des Juifs en faisant la généalogie d’une « gauche réactionnaire » au XIXe siècle11, avant que Pierre-André Taguieff n’y voie l’acte fondateur de la « judéophobie moderne12 ». Ainsi, la gauche décoloniale et antisioniste du XXIe siècle ne ferait que retrouver son vieux fond de préjugés.
La mesure d’une histoire longue nous montre que l’antisémitisme français moderne ne se constitue pas doctrinalement à la fin du XIXe siècle au sein du nationalisme, mais dès son début au sein du socialisme révolutionnaire. Il est structurel et non simplement contextuel, se combinant avec l’anticapitalisme, l’athéisme et le racialisme dans une synthèse culminant au début de la IIIe République. Une idéologie cohérente qui construit une vision globale de la société moderne et qui imprègne sur le siècle tout l’arc de la gauche révolutionnaire et socialiste. S’il y a un antisémitisme « à gauche », il existe aussi un antisémitisme « de gauche » originel, voyant dans les Juifs un obstacle au projet de refondation sociale. S’il décline sous le coup de l’Affaire Dreyfus, il est loin d’avoir disparu en 1914.
Naissance d’une idéologie antisémite révolutionnaire (1830-1870)
Adolphe Crémieux, grand défenseur de l’émancipation des Juifs, est élu en 1842.
Gilbert Roos, Les Juifs de France sous la Monarchie de Juillet, Paris, Honoré Champion, 2007.
Voir Cyril Grange, Une élite parisienne. Les familles de la grande bourgeoisie juive, 1870-1939, Paris, CNRS Editions, 2016.
Paul Bénichou, op. cit.
On relie parfois la naissance de l’antisémitisme moderne à la haine d’une Révolution qui a émancipé les Juifs, le 28 septembre 1791, sous les accents généreux de l’abbé Grégoire et de Stanislas de Clermont-Tonnerre. Mais la théorie contre-révolutionnaire ne s’empare guère du thème antijuif, la critique s’attardant à peine sur la menace potentielle que ferait peser l’acte émancipateur sur la société chrétienne. Hormis un texte tardif de Louis de Bonald dans le Mercure de France de février 1806 (« Sur les Juifs »), la contre-révolution se focalise plutôt sur la « fausse philosophie » des Lumières et la franc-maçonnerie, dont l’abbé Barruel construit la logique complotiste. Le vieil antijudaïsme chrétien n’avait guère de chance de prospérer en tant qu’idéologie conquérante dans la mesure où la thèse du peuple déicide portait de moins en moins dans une société moderne en voie de laïcisation. Si l’antijudaïsme se perpétue, c’est qu’il se régénère sur un autre mode, le thème de l’asservissement social par les Juifs s’adossant à une nouvelle réalité économique, sociale et politique. C’est la révolution industrielle, avec les effets déstructurants de la modernité sur la société, couplée à la visibilité d’un capitalisme financier qui se déploie sous deux régimes « de droite », la Monarchie de Juillet et le Second Empire, qui vont fournir le cadre pour le développement d’une idéologie propre à la gauche, en particulier à un courant socialiste. Ce ne sont guère les saint-simoniens dont la doctrine met à l’honneur l’industrie, le commerce et la banque, et dont le philosémitisme s’accorde à l’ascension de nombreux Juifs dans les secteurs de la nouvelle société. Il faut ici prendre en compte l’adhésion de la communauté juive au régime de Juillet qui poursuit de façon décisive l’œuvre émancipatrice, en étant en cela porteur d’espoir : le catholicisme n’est plus religion d’État, une subvention est accordée au culte israélite, l’humiliant serment more judaico est aboli, l’égalité civique se consolide, des personnalités sont promues13. Ce sont effectivement les années où tout change pour les Juifs de France (47.000 personnes en 1831, 74.000 en 184814). C’est pour cela que Paris acquiert une attraction juridique, économique et intellectuelle sur les hommes d’affaires juifs européens qui vont y constituer des dynasties locales selon un « schéma Rothschild » appelé à se perpétuer sous la IIIe République15. Le cadre de l’hostilité desautres doctrinaires dusocialisme, déjàen rivalité féroce avec les saint-simoniens (« valets des Juifs »), était tout trouvé. Ceux-là n’ont désormais de cesse de dénoncer des régimes qui favorisent de façon éhontée le capitalisme financier dont les nouveaux féodaux corrompent la société. Comme l’écrit avec élégance Paul Bénichou : « La haine des Juifs s’inscrit sur un drapeau d’émancipation16 ». Celui que brandissent Charles Fourier et son disciple Alphonse Toussenel.
La finance, voilà l’ennemi !
Cité dans Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme. De Voltaire à Wagner, Paris, Calmann-Lévy, 1968, p. 382.
a. Les « patriarcaux improductifs » selon Fourier
Si Charles Fourier faisait si aisément sienne la vieille condamnation chrétienne de l’« usure juive », c’est qu’à la différence de Saint-Simon, il vomissait le commerce et la banque. On le remarque dès 1808 dans sa Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. Et c’est en raison de la crainte d’une expansion de ce qu’il qualifie de « lèpre du corps social » que l’ancien voyageur de commerce considère désastreuse l’émancipation civique des Juifs. Une « rétrogradation libérale », pire que « les progrès de l’esprit mercantile » et « les scandales industriels », ce qu’il dénonce dans Le Nouveau Monde industriel et sociétaire de 1829 et la Théorie de l’unité universelle de 1838 :
« À ces vices récents, tous vices de circonstance, ajoutons le plus honteux, l’admission des Juifs au droit de cité. Il ne suffisait donc pas des civilisés pour assurer le règne de la fourberie ; il faut appeler au secours les nations d’usuriers, les patriarcaux improductifs. La nation juive n’est pas civilisée, elle est patriarcale, n’ayant point de souverain et croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion17 ».
Haïssant la nature patriarcale du peuple juif, faisant une lecture péjorative de l’Ancien Testament, Charles Fourier ne fait toutefois pas du Juif l’origine des malheurs du monde. Il est coupable de vouloir accélérer le règne de la marchandise, c’est pourquoi il doit être remis à sa place. Ainsi CharlesFournier inclut-il dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire un train de mesures coercitives : rééducation, travail productif, numerus clausus, surveillance, éloignement des frontières et des ports, etc. Relativement dispersée dans l’œuvre de Fourier, la judéophobie va se systématiser chez ses disciples qui vont en faire un élément central de leur socialisme, où brille le journaliste Alphonse Toussenel, opposant résolu à la monarchie après s’être aperçu que ses ministres « vendaient la France aux Juifs ».
b. Les « rois de l’époque » selon Alphonse Toussenel
Couverture du livre d’Alphonse Toussenel

Zeev Sternhell, op. cit., p. 186.
Alphonse Toussenel, Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, Paris, Marpon et Flammarion Éditeurs, 1888, p. 25.
En 1933, à Montreuil-Bellay, pour le 130e anniversaire de sa naissance, l’orateur du Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) nie l’antisémitisme de Toussenel au motif qu’« il était trop bon et trop juste pour cela ». On peut noter que le Dictionnaire Maitron du mouvement ouvrier n’évoque pas son antisémitisme.
Jean-Philippe Schreiber, « Les Juifs, rois de l’époque d’Alphonse Toussenel, et ses avatars : la spéculation vue comme anti-travail au XIXe siècle », Revue belge de philologie et d’histoire, 2001/79-2, pp. 533-546 [en ligne].
Alphonse Toussenel, op. cit., pp. 47-48.
Alphonse Toussenel a eu les honneurs de la presse « collabo », voir Ceri Crossley, “Anglophobia and Antisemitism: the Case of Alphonse Toussenel”, Modern and Contemporary France, 12-4, 2004, pp. 459-472 [en ligne].
Zeev Sternhell a considéré que la pensée de l’auteur des Juifs, rois de l’époque constituait « un modèle quasi parfait de l’antisémitisme moderne18 ». L’intérêt historique du livre de Toussenel, publié en 1845 à la Librairie de l’École sociétaire, est en effet d’être la matrice intellectuelle d’une des formes de l’anticapitalisme socialiste du XIXe, qui utilise le terme de « juif » pour dénoncer le règne de l’argent, et celui de la spéculation contre le travail, avec toutes les professions qui y sont reliées. « J’appelle, comme le peuple, de ce nom méprisé de juif, tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d’autrui », écrit Toussenel19. Militant socialiste convaincu, idéalisant la Révolution de 1789 (« la plus magnifique explosion de lumière et de justice qui ait jusqu’à ce jour éclaté sur le monde »), collaborateur de Victor Considerant à La Démocratie pacifique, membre en 1848 de la Commission du travail du Luxembourg, c’est bien parce qu’il est socialiste qu’Alphonse Toussenel est antisémite20. Et c’est à son contenu socialiste antisémite que son livre doit sa bonne réception dans les milieux socialistes, connaissant de nombreuses rééditions jusqu’en 1888. Deux dénonciations assurent ce succès. Tout d’abord, celle de la haute finance, nouvelle féodalité associée aux Juifs, censée prospérer rapidement sur fond d’une France décadente où règnent l’impuissance parlementaire et l’inertie du pouvoir. Il s’agit là d’une « pensée antispéculation » essentielle pour comprendre le passage de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme social. La haine contre la spéculation, l’agiotage, le mercantilisme et la ploutocratie se situe à l’intersection de rejets analogues : antisémitisme, antiprotestantisme, xénophobie. « Capital » / « travail », « être antisocial » / « être social », « parasite » / « travailleur » : autant de couples d’opposition qui recoupent le couple antagonique majeur : « bourgeois-banquier » / « peuple », c’est-à-dire « Juif » / « peuple21 ». La seconde dénonciation cible quant à elle le Juif cosmopolite, ennemi des patries. Pour une gauche républicaine et socialiste qui se proclame « patriote » en souvenir de la Révolution et de Valmy, le crime est majeur :
« Le Juif n’est jamais que campé sur le sol qu’il habite. Il ne veut pas s’y attacher par les liens de la propriété, parce qu’il sait que ces liens gêneraient ses allures, l’empêcheraient de courir là où le trafic l’appelle. Ce manteau de la patrie pesait sur ses épaules, et il s’est débarrassé du vêtement incommode. Le trafiquant anglais, américain, hollandais ne tient pas plus au sol que le trafiquant juif22 ».
Les glissements peuvent ainsi facilement s’opérer : du Juif cosmopolite à la finance sans frontière et au capitalisme international dominé par une Angleterre « enjuivée ». L’antisémitisme et l’anglophobie (en attendant l’antiaméricanisme) sont appelés à se chevaucher longtemps au sein d’une fraction du socialisme en ayant leurs racines dans une critique morale du capitalisme23. Pour l’heure, lors des élections de 1849, Toussenel oppose le « parti français » au « parti juif ».
Le titre Les Juifs, rois de l’époque influence en 1846 le socialiste chrétien Pierre Leroux qui le reprend dans un article de la Revue sociale, où il s’en prend à « l’esprit juif », à Rothschild et à l’Angleterre. Il en est de même pour letrès républicain JulesMichelet qui, lamême année, dans Le Peuple, mêle les accents anglophobes et antisémites. Mais d’autres socialistes comme Louis Blanc, Constantin Pecqueur ou Etienne Cabet sont imperméables au récit antisémite de Toussenel, et ce contrairement à Karl Marx.
Marx antisémite ?
Karl Marx, La Question juive, avec une introduction de Robert Mandrou, Paris, U. G. E., coll. « 10 18 », 1968, pp. 13-43.
Le séjour à Paris de Marx se déroule d’octobre 1843 à février 1845, soit entre la mort de Fourier en 1837 et les écrits de Toussenel et Leroux entre 1845-1846.
Léon Poliakov, op. cit. pp. 432-440.
Michel Dreyfus, « Marx antisémite ? », Revue Alarmer, 4 février 2020 [en ligne].
a. À propos de la question juive
« L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister […]. La nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent […]. Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élément antisocial universel […]24 ». Dans ce texte de 1844, Marx a des formulations ambiguës voire choquantes qui ne doivent toutefois pas être détachées de l’argumentaire général. Dans un premier temps, Marx assure que l’émancipation politique réclamée par les Juifs n’est pas l’émancipation véritable car elle ne les déjudaïserait pas nécessairement. Dans un second temps, il critique la société de son époque qu’il dépeint comme juive « jusqu’au tréfonds » pour son asservissement à l’argent. D’où la formule inouïe : « L’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme ». En écrivant ces lignes à Paris, Marx, qui refuse de se reconnaître comme juif, se soumet sans doute à l’idéologie socialiste dominante du fouriérisme qui caricature les pratiques sociales juives25. Ce qu’il veut schématiquement montrer, c’est que les Juifs concentrent le poids de l’aliénation par l’argent en raison de leur histoire. La judéité étant ainsi liée à l’aliénation humaine, leur émancipation ne fait qu’aliéner la société. Aussi seule la disparition des Juifs (de leur « essence pratique ») peut-elle briser le processus d’aliénation. La démonstration peut paraître opaque pour nombre de militants. On comprend qu’embarrassé par ce texte de Marx, le PCF ne le publiera jamais dans ses maisons d’édition.
b. Un procès anachronique ?
Le contenu et le sens d’Á propos de la question juive a occasionné un vif débat. S’attachant au discours, et au prix d’une lecture parfois décontextualisée et littéraliste, nombre d’auteurs ont conclu à l’antisémitisme du jeune Marx : Léon Poliakov26, Robert Misrahi (Marx et la question juive, 1972), Elisabeth de Fontenay (Les Figures juives de Marx, 1973), Jean Ellenstein (Marx, 1981), Bernard Lewis (Sémites et antisémites, 1986), André Sénik (Marx, les Juifs et les droits de l’homme, 2011). Pour d’autres, qui font la part de la réalité humaine et de l’idéal-type ou de la métaphore comme du poids du contexte des années 1840, le futur auteur du Capital ne peut être qualifié comme tel : ainsi Robert Mandrou (dans l’introduction au texte de l’édition 10/18, de 1968), Enzo Traverso (Les Marxistes et la question juive, 1990), Jacques Aron (Karl Marx, antisémite et criminel ? 2005), ou encore Michel Dreyfus27. Que Marx ait été antisémite ou non n’est pas central. Ce qui compte pour l’histoire des idées, c’est que Marx donne des arguments aux antisémites de gauche qui s’appuieront désormais sur ce texte de 1844, comme Augustin Hamon en 1889 dans L’Agonie d’une société. Ou sur Les Luttes de classes en France, l’ouvrage de Marx le plus lu avec le Manifeste, par les militants français, où il parle encore des « Juifs de la Bourse ». Ils peuvent aussi se référer à Engels pour lequel l’antisémitisme était une « variété du socialisme féodal » et, somme toute, un stade préliminaire du véritable socialisme.
Proudhon : l’antisémitisme sous l’anarchie
Cité dans Léon Poliakov, op. cit., p. 386.
Léon Poliakov, op. cit., p. 388
Pierre-Joseph Proudhon, Carnets, Paris, Marcel Rivière & Cie, 1960-74 t. IV, p. 154.
Par exemple, le journal L’Atelier, dans des articles des 7 et 14 décembre 1940, et 3, 11 janvier, 1er février 1941.
Il est significatif que le premier journal antisémite français, l’hebdomadaire L’Anti-Juif lancé le 18 décembre 1881 en se présentant comme « organe de défense sociale», fasse de nombreuses références à Pierre-Joseph Proudhon. Derrière le critique anarchiste de l’État, le chantre du fédéralisme européen et l’authentique socialiste qui imaginait une Banque du peuple en 1849, il y a en effet un homme aux convictions antisémites avérées. Pour l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? les Juifs prospèrent sur fond de décadence générale, en Europe comme en France, rendant « la bourgeoisie, haute et basse, semblables à eux28 ». Dispersées dans son œuvre maîtresse, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, ses diatribes antijuives les plus radicales sont réservées à ses Carnets, non publiés de son vivant, où il laisse libre cours à ses multiples haines contre les Juifs, mais aussi contre les Anglais, le libre-échange, les femmes, et les étrangers. Ainsi, ce passage de 1864 qui fait basculer dans une autre époque:
« Juifs : Faire un article contre cette race, qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l’exception des individus mariés avec des Françaises. Abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l’abolition de ce culte. […] Le Juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer29 ».
On explique cette radicalité par l’influence de Fourier, sa polémique avec Marx (le « ténia du socialisme »), sa proximité avec le monde de l’artisanat préindustriel et anticapitaliste, mais aussi par ses hantises: celle des étrangers qui concurrencent le travail français, et des femmes (« la femme est un diminutif de l’homme30 »). L’héritage proudhonien est certes multiple. Mais on ne s’étonne pas de voir sa face sombre, socialiste antisémite, mobilisée au début de l’Occupation par la presse collaborationniste de gauche31.
Il est patent que la haine du Juif en ces années d’ascension du capitalisme est censée incarner la vertu et la morale. Toussenel écrit qu’il n’a pas pu trouver « de meilleur nom que celui de juif pour désigner ceux que j’ai voulu flétrir ». Ce n’est pas le Juif en tant que tel qui est voué aux gémonies, mais ce qu’ilincarne: lecapitalisme et lerègne delaploutocratie. Ici, Marx ne fait pas exception. Ce faisant, les Juifs corrompent la morale et représentent des formes d’illégitimité inacceptable pour tous ceux qui aspirent àunerefondation socialiste delasociété. En les accusant, l’antisémite ne fait que démasquer la corruption cachée derrière la scène du pouvoir, sa haine incarnant la vertu.
Au temps de la gauche réactionnaire (1870-1898)
Le dernier tiers du XIXe siècle voit s’opérer la convergence de deux courants : l’un violemment antichrétien, matérialiste et athée ; l’autre scientiste et racialiste. Elle est à la base de l’épanouissement d’une « gauche réactionnaire » largement perméable à un antisémitisme redynamisé par l’anthropologie raciale. Pour ce socialisme révolutionnaire où les blanquistes sont nombreux, la république bourgeoise enjuivée est désormais l’ennemi total.
Un antisémitisme revisité : antichristianisme et racialisme
Au moment où un autre socialiste allemand, Eugen Dühring, légitimait l’antisémitisme racial par les sciences naturelles « qui dissipent le brouillard idéologico-confessionnel » et « qui font ressortir dans leurs fraîches couleurs naturelles les propriétés spirituelles et corporelles des peuples ».
Fadiey Lovsky, « L’antisémitisme rationaliste », Revue d’histoire et de philologie religieuse, 1950/30 – 3, pp. 176-199.
Dans sa Bible de l’humanité publiée en 1864, Michelet rend déjà l’Ancien Testament étranger aux « peuples de la lumière » de la « race européenne ». Voir Marc Crapez, La Gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race, op. cit., pp. 137 et 163.
Ernest Gellion-Danglar, Les Sémites et le sémitisme aux points de vue ethnographique, religieux et politique, Paris, Maisonneuve, 1882, p. 6.
Ibid., p. 7.
Marc Crapez, op. cit., p. 80 et 139.
L’importance de cette séquence historique réside dans le glissement de la religion à la race et du métonyme « Juif » au Juif réel, « scientifiquement » racialisé en tant que « Sémite », qui donne sens au terme « antisémitisme » officialisé en 1879 par le journaliste socialiste allemand Wilhelm Marr32. Cette synthèse idéologique va se révéler explosive en France. Au sein de la tradition républicaine et socialiste, il existe un courant matérialiste, athée et scientiste héritier de l’antijudaïsme rationaliste inspiré par Voltaire de la fin du XVIIIe siècle33. Cet athéisme va être un terrain propice à l’historicisme racial qui évoque désormais une « race sémitique » matrice du christianisme en l’opposant aux « Aryens ». La perméabilité à l’anthropologie raciale du temps est manifeste dès 1866, au journal La Libre-Pensée, où un Christ sémite, issu d’une « race inférieure », sectatrice d’une religion barbare, est opposé à la « race vraiment apte à la civilisation » des Aryens, qui ont inspiré le « génie grec », cet « athéisme divinisé34 ». Ce discours est commun à toute la galaxie blanquiste déjà fortement influencée par Toussenel, et au sein de laquelle peuvent être remarqués Ernest Gellion-Danglar, Albert Regnard et Gustave Tridon. Le premier, qui a écrit pas moins de quinze articles dans la Pensée nouvelle sur le « virus sémite », est l’auteur en 1882 d’un ouvrage à fort impact dans ces milieux : Les Sémites et le sémitisme. L’approche racialiste s’y révèle ouvertement :
« Il est bien évident, et il suffit de parcourir l’histoire pour s’en convaincre, que le rameau aryen ou indo-européen a seul produit les grandes civilisations et possède seul la notion de la justice et la conception du beau. Les civilisations sémitiques, si éclatantes qu’elles paraissent, ne sont que de vaines images, des parodies plus ou moins grossières, des décors de carton peint, que certaines gens ont la complaisance de prendre pour des œuvres de marbre et de bronze35 ».
La conclusion dece glissement racialiste est sans appel: la société doit se « purifier du sémitisme qui a infecté tous ses organes et jusqu’à sa moelle36 ». L’ancien communard Albert Regnard, auteur en 1890 d’Aryens et Sémites, célèbre quant à lui dans son journal La Révolution les « trois grandes époques du monde aryen » (l’Antiquité, la Renaissance, la Révolution française), sans manquer de faire le procès des«faux socialistes» qui «ont également oublié l’idée derace et de patrie37 ».
Caricature d’Albert Regnard (1836-1903) par Henri Demare (1846-1888) parue dans Les Hommes d’Aujourd’hui, n°204

Copyright :
Crédit Photo : Stefano Bianchetti / Bridgeman Images
Gustave Tridon, Du Molochisme juif : études critiques et philosophiques, Bruxelles, Edouard Maheu Imprimeur-Éditeur, 1884, pp. 43-44.
Quant à Gustave Tridon, bras droit d’Auguste Blanqui, membre de la commission militaire de la Commune, et honoré pour Du molochisme juif – écrit en 1867 mais publié en 1884, treize années après sa mort – il voit dans l’athéisme l’accomplissement de la civilisation occidentale et dans « les Sémites » :
« l’ombre dans le tableau de la civilisation, le mauvais génie de la terre. Tous leurs cadeaux sont des pestes. Combattre l’esprit et les idées sémitiques est la tâche de la race indo-aryenne. [Car] le Sémite présente quelque chose de raide, de dur, de concentré. Un mur semble s’interposer entre lui et les autres nations, au point de vue moral toutefois, car il ne s’est jamais fait faute d’entrer en contact avec les Gentils dans le but de les exploiter38 ».
Couverture du livre de Gustave Tridon Du molochisme juif : études critiques et philosophiques

Edmond Picard, Synthèse de l’antisémitisme, Paris, Albert Savine, 1892, pp. 119 et 123. Pour Picard, « la cause, la vraie cause [de l’antisémitisme], est dans l’antipathie de race, et dans le danger, confusément perçu, de la domination d’une race sur une autre » (p. 56). Voir Laetitia Guerlain, « Refonder le droit sur la race : la philosophie juridique d’Edmond Picard », Droit et Société, 2021/3, n° 109, p. 571-581 [en ligne].
Un seul mot d’ordre doit donc être tiré : celui que propose de l’autre côté de la frontière le professeur de droit racialiste Edmond Picard, membre du Parti ouvrier belge (POB) et sénateur socialiste de la province du Hainaut, chroniqueur hebdomadaire au Peuple, inlassable porteur de lois sociales au Parlement :
« Mettons à l’ordre du jour du droit et du socialisme, qui désormais n’est plus un épouvantail, mais un vaste institut de science où se rencontrent et travaillent les esprits avides de justice de toutes les classes : l’antisémitisme. […] S’il est vrai, comme l’a dit Benoit Malon dans une belle formule, que le socialisme est l’aboutissement synthétique de toutes les activités progressives de l’humanité présente, c’est à lui, c’est à ses jurisconsultes, à ses légistes, à ses hommes d’État, à ses savants de se charger du péril juif en se débarrassant une fois pour toutes des hésitations d’un faux libéralisme qui a accueilli et défendu le Juif par antipathie pour le catholicisme39 ». Déjà instrument de combat contre le capitalisme, l’antisémitisme devient pleinement révolutionnaire en symbolisant la lutte contre les valeurs de la démocratie libérale et de la société bourgeoise.
Un antisémitisme instrumentalisé : contre la République bourgeoise
Marc Crapez, op. cit., p. 65.
La « République des Jules » désigne une période de la Troisième République en France, au cours de laquelle des personnalités politiques au nom de Jules ont eu une influence particulière comme les présidents Jules Grevy (1879-1887), Jules Ferry (1883-1885), et le président du Conseil des ministres Jules Simon (1876-1877).
Cité dans Zeev Sternhell, op. cit., p. 189.
Zeev Sternhell, op. cit., p. 200.
Cité dans Marc Crapez, op. cit., p. 200.
Cité dans Zeev Sternhell, op. cit., p. 192.
a. Le néo-hébertisme contre « les rois de la République »
La mouvance «néo-hébertiste», qui se revendique comme le parti intemporel de la Révolution, celui de la pureté révolutionnaire, est apparue sous le Second Empire et la Commune avant de constituer une sensibilité sous la IIIe République. Elle valorise hautement la mémoire des sans-culottes avec leur idéal de démocratie directe et leur égalitarisme, se défiant du parlementarisme et de ses discours lénifiants, repérant la vérité dans l’instinct populaire infaillible qui sait cibler les « gros » et les « cosmopolites de l’or », ces « tripoteurs aux mains crochues » et au « nez crochu » que conspue régulièrement le Père Duchesne des années 1880-1890. Tridon, qui a publié Les Hébertistes en s’attachant à construire un mythe mobilisateur, voit ainsi « la plèbe [porter] dans ses entrailles comme un dépôt sacré40 ». Cette célébration du peuple « sentinelle » va permettre de faire la synthèse idéologique entre l’anticapitalisme, l’antilibéralisme et l’antiparlementarisme. C’est une machine de guerre contre la république démocratique et bourgeoise des « Jules41 » qui ménage au même moment une place à une élite sociale juive. Le couplage du rejet de la représentation parlementaire avec l’antisémitisme avait été formulé par Blanqui lui-même qui, sous la Deuxième République, considérait que « le suffrage universel [était] l’intronisation définitive des Rothschild, l’avènement des Juifs 42 ». La presse communarde peuplée de blanquistes, Le Drapeau rouge en tête, avait embrayé en stigmatisant les « Juifs cosmopolites ». Avant que dans son premier numéro du 18 décembre 1881, l’hebdomadaire socialiste L’Anti-Juif ne dénonce « la féodalité mercantile » qui « s’est installée au cœur de nos institutions (…) appuyant de ses deux pieds sur la gorge de la République et du Peuple ». Mais la notoriété en la matière est acquise par Auguste Chirac, déjà auteur en 1876 de La Haute Banque et les révolutions où il s’en prenait aux « princes d’Abraham » et aux « ducs d’Isaac ». Avec son livre de 1883, Les Rois de la République : histoire des juiveries, il s’attaque simultanément à « la juiverie » selon « la formule de Moïse », la « juiverie » selon « la formule de Jésus » et à la « juiverie des jésuites ». Ainsi présenté à des militants ouvriers, l’antisémitisme devient, écrit Zeev Sternhell, « un aspect de la grande lutte du bien contre le mal, des Lumières contre la réaction, de la raison contre l’obscurantisme43 ». La légitimation pleine et entière ne tarde plus.
b. La Revue socialiste ou l’antisémitisme légitimé
La Revue socialiste de Benoît Malon, inaugurée en 1885, entendait dégager le socialisme de toutes ses querelles d’école et de sectes. Mais Malon se révèle vite faussement neutre. Il a intégré sans vergogne l’antisémitisme historique (Aryens/Sémites) et il ouvre un large espace aux blanquistes antisémites. Il offre ainsi à Auguste Chirac une série de six articles sur l’agiotage de 1885 à 1887. Il a accueilli l’auteur des Rois de la République car, dit-il, « la presse judaïsée comprit le danger et fit la conspiration du silence (…) Appelé par nous, il apporta à La Revue socialiste ses magnifiques études44 ». L’autre ténor blanquiste, Regnard, rédigea une série de sept articles sur « Aryens et Sémites » entre 1887 et 1890 où est réitérée l’idée d’une « excellence de la race aryenne » qui « seule est en mesure de préparer et d’accomplir l’achèvement suprême de la rénovation sociale45 ».
Première page de l’article « Aryens et Sémites » dans La Revue socialiste (1890)

Zeev Sternhell, op. cit., p. 196.
Jacques Julliard, Les Gauches françaises, 1762-2012. Histoire et politique, Paris, Flammarion, coll.
« Champs histoire », 2012, p. 386.
Mermeix, Les Antisémites en France : notice sur un fait contemporain, Paris, E. Dentu éditeur, 1892, p. 42.
Cité dans Marc Crapez, op. cit., p. 202.
Augustin Hamon, L’ Agonie d’une société. Histoire d’aujourd’hui, Paris, Albert Savine Editeur, 1889, Introduction, p. I-VI. Son second livre de 1891 co-écrit avec Georges Bachot, Ministère et Mélinite. Étude sociologique, Albert Savine Éditeur, développe encore la thématique du complot juif. Ce socialiste breton, animateur dans les années 1930 de la revue La Charrue rouge, saura retraduire cette obsession en enquête sociale sur les « financiers » dans son livre, Les Maîtres de la France, à une époque où il mêle philosoviétisme enthousiaste et antifascisme.
Dans un article du Courrier de l’Est du 20 octobre 1889, cité dans Zeev Sternhell, op. cit., p. 203.
Laurent Joly, « Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la Troisième République », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/3, n° 54-3, pp. 63-90 [en ligne].
Auteur en 1934 de La Mafia judéo-maçonnique, il écrit dans Au Pilori sous l’Occupation et dirige un « Comité de vigilance nationale pour la solution radicale de la question juive ».
Si l’on ajoute que la revue fait le panégyrique de Gustave Tridon et recense avec complaisance La France juive de Drumont, en y voyant un livre qui mérite « d’être discuté et par la multiplicité des questions qu’il soulève et par la brutale franchise des appréciations46 », un lecteur peut penser que l’antisémitisme est l’une des voies possibles du socialisme français. Cette légitimation sous un angle social et anticapitaliste de l’antisémitisme prépare ainsi le ralliement d’une fraction de la gauche au boulangisme, qui s’épanouit depuis 1886, et que l’ancien rédacteur blanquiste à Drapeau rouge sous la Commune, Lucien Pemjean, (Cent ans après, 1789-1889) et l’anarcho-socialiste Augustin Hamon (L’Agonie d’une société) perçoivent démocratiquement.
c. De la Commune au boulangisme
Le mouvement boulangiste, d’aussi courte durée fût-il, de 1887 à l’automne 1889, a suscité nombre d’interprétations. On peut y voir une crise essentiellement politique autour du mot d’ordre de « révision », où convergent radicaux et conservateurs unis temporairement contre la « République absolue ». On peut y repérer un dégoût profond pour le parlementarisme bourgeois avec l’émergence d’une « droite révolutionnaire » atypique. On peut enfin le résumer par sa dimension protestataire, démagogique et hétéroclite en faisant lepremier « populisme nationaliste ». L’une des dimensions intéressantes de cet épisode politique reste le ralliement d’une fraction socialiste se définissant comme patriote, antilibérale et antiparlementaire, soit un boulangisme de gauche, cherchant à utiliser le général Boulanger et son mouvement dans une perspective révolutionnaire de régénération de la République, fidèle à l’idéal de 1793 et à celui de la Commune. Jacques Julliard écrit que « le boulangisme fut moins un refus de la République qu’un refus de sa confiscation47 ». Par les Juifs, dirent nombre de ces boulangistes de gauche. Si Boulanger et Déroulède ne firent pas de l’antisémitisme un thème majeur de leurs campagnes, il reste que nombre de ces socialistes, souvent blanquistes et anciens communards, entendent ne pas négliger la puissance mobilisatrice du sentiment antijuif contre l’ordre républicain établi. Comme l’écrit l’ex-député boulangiste Mermeix (de son vrai nom Gabriel Terrail) en 1892, dans les couches profondes du boulangisme, « le socialisme, c’était la guerre aux Juifs48 ». Ancien commandant d’un bataillon communard, célèbre pour son Appel aux Communeux de 1874, l’ultra blanquiste Ernest Granger soutient l’antisémitisme économique parce qu’il présente la solution sociale sous une forme « incomplète mais merveilleusement accessible aux masses dépouillées qui voient les effets beaucoup mieux qu’elles ne comprennent les causes49 ». Passé par la Bourse du travail de Nantes, proche de Fernand Pelloutier, futur membre du comité directeur de La Revue socialiste, Augustin Hamon exprime très bien en cette année 1889 ce populisme antisémite qui récuse la République bourgeoise de Ferry et son affairisme :
« Dans ce milieu bourgeois, le Juif s’est alors introduit, flattant les uns, insultant les autres, se servant de quelques-uns et volant tout le monde. Parti de rien, il arrive à tout dominer. Il a corrompu avec rapidité cette classe qui ne demandait qu’à l’être, parce que l’absence de moralité lui procurait de sérieux bénéfices. […] Nous pensons que le mouvement politique boulangiste qui a envahi notre pays est un indice certain de l’écœurement du peuple et de l’approche d’une rénovation sociale, en un mot de l’enfantement d’une nouvelle organisation. Nous entendons dans la mesure de nos moyens, porter un coup de plus aux financiers, aux possédants, aux exploiteurs juifs ou judaïsants50 ».
Donc un programme qui semble ne pas être contradictoire avec l’humanisme laïc que revendique ce père de la psychologie sociale. Ainsi, l’on comprend pourquoi le bouillant homme-symbole de la Commune et directeur de L’Intransigeant, Henri Rochefort, voit dans la victoire de l’union des gauches républicaines aux élections législatives de l’automne 1889, « le triomphe de la juiverie51 ». Le socialiste Francis Laur, élu boulangiste à Saint-Denis sur un programme antijuif et fils adoptif de George Sand (elle-même peu amène sur la « puissance juive »), se spécialise tout au long de son mandat dans la dénonciation de l’ « emprise juive sur l’économie nationale52 ». Lucien Pemjean, rallié au boulangisme par haine du régime parlementaire, ancien anarchiste athéiste et auteur de La Revanche de la raison, épouse, quant à lui, les thèses de Drumont53. Ce « social-chauvinisme » évoqué par Marc Crapez, dont une troupe importante se fond dans le camp antidreyfusard, devient progressivement perméable aux thèses national-populistes avec l’intégration parlementaire de la forme républicaine, par une majorité de socialistes, dans ce qui va constituer la synthèse jauressienne. La clarification idéologique est alors proche.
Marginalisation de l’antisémitisme de gauche ? (1898-1914)
L’Affaire Dreyfus est considérée, àjuste titre, comme lemoment où la gauche socialiste, bousculée par la mobilisation des intellectuels et fédérée par Jean Jaurès, opère un aggiornamento idéologique en marginalisant sa fraction antisémite. Si le socialisme majoritaire se blanchit au regard de ses errements antérieurs, c’est loin d’être le cas pour la gauche radicale du syndicalisme révolutionnaire tout à sa guerre contre le « dreyfusisme au pouvoir ».
La lente clarification dreyfusarde
Gilles Candar, « Jules Guesde, le combat manqué », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 11, 1993, p. 50-55.
Fondateur du Parti ouvrier à Montpellier, candidat malheureux aux élections municipales de 1888 et 1892, Vacher de Lapouge écrit dans la presse locale et dispense des cours de droit et d’économie politique à la Bourse du travail. Voir Pierre-André Taguieff, « Racisme aryaniste, socialisme et eugénisme chez Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) », Revue d’histoire de la Shoah, n° 183, 2005/2, p. 69-134 ; et Zeev Sternhell, op. cit., pp. 164-171.
Cité dans Gilles Candar, op. cit.
Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Fayard, 2014 ; Jean-Numa Ducange, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2024.
Gilles Candar, « Jaurès et l’antisémitisme », dans Gilles Manceron et Emmanuel Naquet (dir.), Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2009, pp. 385-392.
Ibid.
a. Le combat manqué des guesdistes
Il faut réfuter l’idée selon laquelle Jules Guesde était antisémite. Son choix personnel est clair au moment où s’amorce le combat pour la révision du procès de Dreyfus. « La lettre de Zola […] c’est le plus grand acte révolutionnaire du siècle ». Il est vrai que le Parti ouvrier français (POF) n’avait pas ménagé ses attaques depuis le début de l’Affaire contre le cléricalisme et le militarisme, voyant dans la condamnation d’un officier un signe prometteur du déclin du sens national bourgeois. Le vrai traître restait le Capital. Mais du côté des fédérations du POF, les choses sont moins nettes. Alors que dans le Nord, les militants sont plutôt favorables à la révision, il n’en va pas de même dans le bastion du Midi où l’on s’en tient à la chose jugée, La République sociale de Narbonne accusant «les youtres de la Finance et de la politique» de vouloir innocenter un coupable54. Il est vrai que les militants languedociens peuvent être influencés par la présence en leurs rangs de l’idéologue darwino-raciste Georges Vacher de Lapouge, auteur de L’Aryen. Son rôle social, et qui professe alors son cours libre de science politique àl’université deMontpellier en étant attentif à«souder l’histoire à la biologie55 ». C’est sur ce fond de trouble militant et de judéophobie latente que s’opère le retrait guesdiste du combat dreyfusard, signalé par le Manifeste du 24 juillet 1898 qui déclare que « la place n’est ni d’un côté, ni de l’autre des factions militaires aux prises » et que « les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bagarre56 ». Seule compte en effet la lutte de classe et pour Jules Guesde c’est une façon d’opérer un clivage avec Jaurès et les socialistes réformistes. L’anti-antisémitisme ne faisait en effet pas le poids à côté de la sauvegarde de la pureté socialiste du parti.
b. La position tardive de Jaurès
Le député de Carmaux est une véritable statue du Commandeur dans la mémoire du socialisme français, et les quelques propos antisémites qu’il a pu tenir embarrassent toujours ses pieux biographes. Gilles Candar et Vincent Duclert évoquent des « raisons stratégiques regrettables », lorsque Jean Numa-Ducange reconnaît des « préjugés » vite abandonnés57. Certes, dans son article de La Dépêche du 2 juin 1892 sur « la question juive », il affirme avec force qu’« il n’y a qu’une seule race : l’humanité », et il fustigera souvent les « faux socialistes », véritables « charlatans de la réaction et du boulangisme58 ». Il n’empêche qu’il a parlé auparavant de « la banque cosmopolite [qui] livre aux frelons juifs le miel des abeilles françaises ». Et en 1895, au retour d’un voyage en Algérie où il a assisté au congrès du parti socialiste local, il avoue comprendre la mobilisation antisémite contre les Juifs émancipés par le décret Crémieux et qui « accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique », croyant y déceler « un véritable esprit révolutionnaire ». Encore, le 7 juin 1898, dans le si commenté discours de Tivoli, le préjugé affleure toujours lorsqu’il laisse entendre que « la race juive, concentrée, passionnée, subtile […] manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion », soulignant quand même que c’est le mécanisme qu’il faut briser et non la race. On peut rappeler qu’avant l’Affaire, Jaurès a entretenu des rapports cordiaux avec des antisémites patentés comme Drumont ou Rochefort et qu’il a cru au tout début à la culpabilité de Dreyfus59. C’est à l’écoute de militants et amis que Jaurès découvre la réalité sociale du prolétariat juif, élément essentiel dans le tournant de décembre 1898 et son engagement désormais plein et entier dans le combat dreyfusard. Jaurès, qui a compris que les ennemis des républicains modérés sont aussi les ennemis des socialistes, offre désormais à la République bourgeoise attaquée « l’énergie socialiste » au moment où Guesde confirme son retrait.
L’exportation vers la nouvelle droite révolutionnaire
Contraint d’avouer être l’auteur des faux accusant Dreyfus, Henry avait été incarcéré au fort du Mont Valérien le 10 septembre 1898 et retrouvé mort le lendemain matin dans sa cellule, la gorge ouverte de deux coups de rasoir. Ce titre de « Monument Henry » avait été ironiquement donné par les dreyfusards, cette souscription ne visant pas l’érection d’une statue mais une aide à la veuve du lieutenant-colonel, souhaitant poursuivre Joseph Reinach en cassation.
Raphaël Viau, Vingt ans d’antisémitisme, 1889-1909, Paris, Fasquelle, 1910, p. 1.
Cité dans Marc Crapez, « Le socialisme moins la gauche. Anticapitalisme, antisémitisme, national-populisme », Mots, n° 55, juin 1998, p. 85.
Mermeix, Les Antisémites en France, op. cit., pp. 69-70.
Cité dans Marc Crapez, op. cit., p. 87.
Marc Crapez, La gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race, op. cit., pp. 226-227.
Jacques Julliard, « Elie Halévy, le témoin engagé », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 17, 1999, pp. 27-44.
Simon Epstein, Un paradoxe. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Paris, Albin Michel, 2008, p. 336.
Le délestage socialiste de son antisémitisme le plus voyant accompagne la migration de la religion patriotique vers la droite nationaliste au moment où une partie de la gauche évolue vers le pacifisme. Le contexte économique et social de la première mondialisation qui nourrit un clivage entre gagnants et perdants a aussi ses effets. C’est à « la fin d’un monde » que certains assistent, pour reprendre le titre d’un livre de Drumont. Le socle sociologique du national-populisme en est tout trouvé : la petite bourgeoisie, le monde de l’artisanat, une France périphérique que dévoile la liste des souscripteurs antidreyfusards (le « monument Henry60 »), et qui n’est pas sans rappeler celle déjà valorisée par Proudhon.
a. Drumont comme passeur
Dans ses mémoires d’antisémite repenti, Raphaël Viau, qui fut journaliste dix ans à La Libre parole de Drumont, a évoqué l’impact intellectuel de La France juive. Celui qui professait alors des « idées républicaines teintées d’un vague socialisme idéaliste » avoue un effet radical : « Je lus, en une semaine, les deux gros volumes que comporte cet ouvrage. Un peu de fièvre aidant, quand j’eus terminé cette lecture, j’étais antisémite61 ». L’effet de brouillage de son contenu est manifeste. Dans son livre, Drumont se revendique de Toussenel, salue Proudhon, parle avec déférence de la Commune, valorise l’antisémitisme blanquiste en le synthétisant avec l’antijudaïsme traditionnel dans une perspective contre-révolutionnaire qui lui est propre. Marc Crapez parle très justement d’une « nouvelle forme de contre-révolution laïcisée, républicanisée et attentive au socialisme62 ». Dans sa notice de 1892 sur Les Antisémites, Mermeix en a rendu compte de façon très imagée :
« Celui qui vient d’entendre M. Drumont et qui n’en sait pas plus long s’en va en pensant : “ces antisémites sont tout de même de bons socialistes qui défendent les petits contre les gros et de bons patriotes qui veulent empêcher les juifs allemands de conquérir la France”. Il n’en faut pas davantage pour gagner des électeurs dans ce peuple de Paris si patriote et si droit63 ».
Il faut prendre conscience de cette interpénétration qui fonctionne un moment entre les socialistes et Drumont dont le journal, La Libre Parole, est géré par un ex-communard, l’ouvrier-bijoutier Jean-Emile Millot, auteur en 1889 d’un appel Aux prolétaires de France qui s’en prenait aux « gros capitalistes juifs de la haute banque ». Le journal fait assaut d’anticapitalisme, s’émeut des ouvriers tués à Fourmies, soutient Jaurès et les mineurs de Carmaux. De fait, La Revue socialiste accepte sans trop de réserves les principales thèses de La France juive. Le journal de Jules Vallès, Le Cri du peuple, accueille son auteur dans ses pages en novembre 1888. Autre socialiste rallié au boulangisme, Clovis Hughes, qui vient de La Libre-Pensée, écrit désormais sans complexe dans La Libre Parole. Pour cet ancien défenseur de la Commune de Marseille, les partisans de Drumont « ont rendu un grand service à la cause de la Révolution sociale, parce qu’en créant des antisémites, ils ont créé des socialistes dans un milieu religieux64 ». Et s’il célèbre avec entrain en 1892 l’alliance franco-russe contre l’Allemagne et les Juifs, il rallie in extremis le dreyfusisme sept ans plus tard65.
b. Le blanchiment idéologique de la gauche
La mémoire de gauche tend à oublier et faire oublier que nombre d’opposants à l’antisémitisme étaient d’abord des conservateurs libéraux, parmi eux, Léonce Reynaud (La France n’est pas juive, en 1886), Louis Bernard (L’Antisémitisme démasqué, en 1894), Elie Halévy qui note, au temps de l’Affaire, que « rarement bras de mer a séparé deux civilisations si différentes66 », ou encore Anatole Leroy-Beaulieu, auteur d’Israël chez les nations (1893) avant de déconstruire Les Doctrines de haine (1902), comme l’antisémitisme, l’antiprotestantisme et l’anticléricalisme. Le ralliement tardif et décisif des jauressiens au camp dreyfusard, couplé à la victoire électorale de 1898, vont permettre d’associer socialisme et anti- antisémitisme et de forger le lien structurel si rentable « extrême droite » et antisémitisme. Deux ouvrages complémentaires parus en 1898 sont révélateurs de cette vision occultante des dérives antisémites antérieures : Socialisme et antisémitisme, la plaquette pédagogique d’Adolphe Tabarant qui établit l’incompatibilité structurelle et Antisémitisme et réaction de Paul Cordier qui affirme au contraire l’affinité. Ce lien sera réactivé comme il se doit par l’antifascisme du XXe siècle. Simon Epstein a utilement déconstruit à cet égard la théorie des deux France qui oppose la France antidreyfusienne, collaborationniste et d’extrême droite à la France dreyfusienne, résistante et de gauche républicaine, avec le corollaire si rassurant : la collaboration antisémite de droite est naturelle, celle de la gauche n’est que déviante. On est « scrupuleux à l’extrême dans le décompte des collabos de gauche mais emphatique et globalisateur dans le repérage des collabos de droite67 ». Le rapport de la gauche à l’antisémitisme emprunte toujours les mêmes voies aujourd’hui.
La survie de l’antisémitisme dans le syndicalisme révolutionnaire
Fondateur en 1925 de La Révolution prolétarienne avec Pierre Monatte, anticolonialiste et antifasciste dans les années 1930, Robert Louzon sera à partir des années 1950 et jusqu’à sa mort en 1976 passionnément antisioniste et proarabe.
Edmund Silberner, “Anti-jewish Trends in French Revolutionary Syndicalism”, Jewish Social Studies, XV, juillet-octobre 1953, pp. 195-202.
Zeev Sternhell, op. cit., p. 214.
Urbain Gohier finira sa carrière antisémite à L’Ami du peuple de François Coty dans les années 1930 et au journal collaborationniste La France au travail où il ne cesse de critiquer la modération du Commissariat aux questions juives.
Zeev Sternhell, op. cit., p. 327.
a. L’extrême gauche contre le « dreyfusisme au pouvoir »
Jeune ingénieur dreyfusard, membre de la CGT, collaborant à L’Avant-Garde et au Mouvement socialiste, Robert Louzon brûle dès 1906 ce qu’il a adoré en voyant « la faillite du dreyfusisme ou le triomphe du parti juif », le « sémitisme » n’étant à ses yeux que l’« émanation du pouvoir de la bourgeoisie68 ». C’est en effet dans le syndicalisme révolutionnaire des années 1900 que se réfugie l’ultime forme de l’antisémitisme de gauche69. Pour la gauche radicale qui rejette la parlementarisation du socialisme jauressien et ses compromis avec la « démocratie bourgeoise », l’antisémitisme reste « un élément fondamental de la révolte contre le consensus libéral70 ». C’est ce qu’illustre les publications du pamphlétaire antimilitariste et ex-dreyfusard Urbain Gohier, qui accable Jaurès dans son Histoire d’une trahison (1903) avant d’alerter sur La Terreur juive (1905) où il fustige l’alliance de « la tribu de Levi » et de « l’armée de Condé », républicanisme et sémitisme se confondant à ses yeux dans Leur République (1906)71. On retrouve également cette critique chez Gustave Hervé dans La Guerre sociale, qui voit L’Humanité fondée par l’or juif et la main des Rothschild derrière les briseurs de grève72, ou encore certaines caricatures sans équivoque de L’Assiette au beurre :
Caricature de L’Assiette au beurre, un hebdomadaire satirique de sensibilité anarchiste, intitulée « Le capitalisme » (juin 1907)

Source :
Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES G-Z-337.
Shlomo Sand, « Sorel, les Juifs et l’antisémitisme », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 1984/2, pp. 7-36.
Dans une correspondance d’août 1918, Sorel évoque négativement le rôle des Juifs : « Lénine semble être aussi incorruptible que Robespierre et, chose étonnante, il a pu se maintenir au milieu de Juifs qui ne doivent pas tous être très purs ». Voir Michel Cochet, « Georges Sorel : une confirmation de ses thèses », La Pensée, n° 390, 2017/2, pp. 36-49 [en ligne].
b. L’évolution antisémite de Georges Sorel
Ancien dreyfusard, Sorel prend ses distances à partir de 1902 avec son ancienne famille en commençant à amalgamer « Juifs » et « Jauressistes ». Déjà repérable dans sa correspondance, cette rupture s’expose dans son livre Les Illusions du progrès véritable marqueur de son hostilité, la démocratie devenant chez lui l’incarnation de tous les maux du monde moderne73. En 1909, un an après ses Réflexions sur la violence, sa brochure, La Révolution dreyfusienne, signe son divorce définitif. On va bientôt constater de nombreux articles où il voue aux gémonies les « intellectuels juifs », ceux qu’il qualifie de « messianiques », l’antisémitisme étant ici la forme la plus extrême de son anti-intellectualisme. Son éloge de l’Action Française après 1911 se fait donc largement sur la base d’une critique commune de la démocratie libérale ouverte aux Juifs. Avec en point d’orgue son plaidoyer de 1919, « Pour Lénine » qui accompagne la réédition de ses Réflexions, où se dévoile une fixation sur les « juifs entrés dans le mouvement révolutionnaire [qui sont] surtout responsables des ordres terroristes reprochés aux bolcheviks74 ». Une fixation qui se confirme deux ans plus tard dans sa recension élogieuse de Quand Israël est roi, l’ouvrage violemment antisémite des frères Tharaud sur la révolution hongroise. Au seuil de la mort, au moment où naissent des régimes nouveaux en Russie et en Italie, le vieux syndicaliste révolutionnaire appelle toujours à la liquidation des « orgueilleuses démocraties libérales ».
Le choc de la révolution bolchevique
Juif originaire d’Alsace, premier secrétaire de la conférence des avocats en 1906, élu député début 1914, décoré de la Croix de guerre et de la Légion d’honneur pour sa conduite au front.
À la veille de 1914, l’antisémitisme est en France un phénomène dont le caractère endogène a été fortement accentué au cours de l’Affaire Dreyfus. Pourtant, l’éclatement de la Première Guerre mondiale rebat les cartes tant la puissance du sentiment patriotique et d’Union sacrée ne distingue plus l’aristocrate, du bourgeois ou du paysan, pas plus que le Breton du Savoyard et du Juif. Des Juifs étrangers s’enrôlent dans l’armée française, honorés d’une plaque aux Invalides : « Au cours de la Grande Guerre 1914-1918, des Juifs d’origine étrangère se sont enrôlés par milliers. En souvenir de ce geste de reconnaissance envers la France et à la mémoire de ceux qui sont tombés, l’Association des anciens volontaires juifs a apposé cette plaque le 10 juillet 1932 ». Ainsi également de Georges Mandel, fidèle de Clemenceau à l’Aurore lors de l’Affaire Dreyfus, devenu son chef de cabinet en 1917. Ou encore de Pierre Masse, nommé en 1917 sous-secrétaire d’État à la guerre, chargé de la justice militaire, où il côtoie le commandant en chef des armées, Philippe Pétain75. Signe du basculement dans un antisémitisme meurtrier sous la pression de l’Occupant, Masse renverra en octobre 1940 sa légion d’honneur à Pétain avant d’être arrêté par les Allemands, déporté et assassiné à Auschwitz en octobre 1942. Quant à Mandel, arrêté par les Allemands, il sera livré à la Milice qui l’assassinera le 7 juillet 1944.
Les répercussions de 1917
Lidia Milaikova (dir.), Le Livre des pogroms. Antichambre d’un génocide : Ukraine, Russie, Biélorussie, 1917-1922, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2010.
Marcel Cachin, Carnets 1917-1920, (dir. Denis Peschanski), CNRS édition, 1993, p. 98.
Le Bund était le grand mouvement socialiste juif sous l’empire tsariste, opposé au sionisme et partisan
de la lutte sociale sur place.
Idem, p. 118.
Idem, p. 123.
Voir Norman Cohn, Histoire d’un mythe. La « conspiration juive » et les protocoles des sages de Sion, Gallimard, (1967) Folio, 2025. Et aussi Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usage d’un faux, 2 t., (1992), éd. augmentée, Fayard, 2004 ; et L’Imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Mille et une nuits, 2006.
Jean-Louis Panné, Boris Souvarine. Le premier désenchanté du communisme, Robert Laffont, 1993.
Alain Greilsammer, Léon Blum, Flammarion, 1996.
Jean Charles, Jacques Girault et alii, Le Congrès de Tours, Éditions sociales, 1980.
Laurent Rucker, Staline, Israël et les Juifs, Presses universitaires de France, 2001, p. 17.
Gérard Bensoussan, « Sionisme », in Georges Labica et Gérard Bensoussan (dir.), op. cit.
Jean-Marc Gayman, « Bund », in Georges Labica et Gérard Bensoussan (dir.), op. cit.
Le premier congrès des Peuples de l’Orient : Bakou, 1-8 sept. 1920 – Compte-rendu sténographique, François Maspero,1971, p.46.
Cheik Saadi, Le Communisme de l’Islam, Société mutuelle d’édition, 1922, p. 42.
Stéphane Courtois, Marc Lazar, en coll. avec Sylvain Boulouque, Histoire du parti communiste français, PUF, 3e éd. augmentée, 2022.
Annie Kriegel, Stéphane Courtois, Eugène Fried, Le grand secret du PCF, Seuil, 1997.
La révolution russe de février 1917 qui renverse le régime autocratique, puis le coup d’État bolchevique d’Octobre vont considérablement modifier le paysage politique en France avec la naissance de la section française de l’Internationale communiste en décembre 1920. Au printemps 1917, la Russie connaît une vague d’antisémitisme – souvent ignorée des historiens – qui trouve de tragiques prolongements lors de la guerre civile qui s’ensuit. Les pogroms sont innombrables et le fait de tous les adversaires qui s’affrontent : Blancs, Armée rouge, Makhnovistes (communistes libertaires), Ukrainiens, Polonais, et Verts (bandes paysannes autonomes)76. Dès lors, l’antisémitisme de gauche – mais aussi de droite et d’extrême droite – va être largement surdéterminé par des interactions étrangères.
Marcel Cachin, l’un des leaders de la SFIO, est envoyé en mission à Saint Pétersbourg à la mi-avril 1917 pour prendre contact avec les socialistes russes. Or, dès le 19 avril, il s’étonne que « dans tous les meetings il y ait autour de la tribune un grand nombre de Juifs qui lisent la Pravda [le journal des bolcheviks] et sont à grands cris pour l’Internationale et pour la paix immédiate77 ». Un peu plus tard, il rencontre son ami Georges Plekhanov, le fondateur historique du socialisme marxiste en Russie, qui se plaint : « Le Bund est l’organe d’un nationalisme juif qui n’a plus de raison d’être, puisque les Juifs sont libres ; ils doivent se fondre dans le parti russe lui-même […]78 ».
Le 26 avril, Cachin écrit : « […] il est apparent que ce sont les Juifs qui sont à la tête partout des comités d’ouvriers et qui les entraînent. […] les Juifs ne se contentent pas de mettre la main sur les organismes ouvriers, mais à Moscou, sur 18 commissariats de police, 14 actuellement sont dirigés par des Juifs et ils ont pris ainsi partout, indiscrètement, une place hors de proportion avec leur nombre et leur influence ; d’ailleurs, ils sont nettement suspects de germanophilie, et, après ces premiers moments de griserie révolutionnaire, ils paieront cher cette indiscrétion79 ». Et de conclure : « Plus que jamais, j’acquiers la conviction que ce sont les Juifs qui mènent cette révolution et ce pays avec une grande intelligence, ténacité, de l’indiscrétion et un sens internationaliste, non national80 ».
Ainsi, ce vieux militant socialiste en arrive-t-il presque à formuler, en aparté, l’idée d’un « judéo-bolchevisme » qui sera l’un des thèmes de propagande favoris des extrêmes droites européennes, en particulier des nazis.
Ce thème s’appuie sur la présence des plus proches de Lénine, masqués derrière leur pseudonyme de clandestinité : Grigori Zinoviev alias Ovseï-Gerchen Aronovitch Radomyslski-Apfelbaum ; Lev Kamenev alias Rosenfeld ; beau-frère de Trotski alias Lev Davidovitch Bronstein ; Karl Radek alias Karol Sobelsohn, etc. Cette présence remarquée des Juifs dans la révolution russe n’est guère significative, ceux-ci ne constituant pas plus de 5% des cadres du Parti bolchevique, mais elle a suffi pour que les « Blancs », au cours de la guerre civile, créent le mythe du « judéo-bolchevisme » – associé au judéo-maçonnisme –, sur la base d’un célèbre faux, Les Protocoles des sages de Sion, publié en 1903 en Russie par la police politique du tsar81. Ce pamphlet, qui prétend que les Juifs ont établi un plan de conquête du monde, est un texte de référence de tous les antisémites, jusqu’à Hitler qui l’évoque dans Mein Kampf, et encore aux milieux arabes antisémites aujourd’hui.
De même, lors du congrès de naissance du Parti communiste français (PC-SFIC, dit PCF) à Tours, qui vota aux deux tiers l’adhésion à la IIIe Internationale de Lénine – ou Komintern –, les débats furent dominés par plusieurs ténors d’origine juive. Sur la gauche, le jeune Boris Souvarine – alias Lifschitz –, leader du Comité de la IIIe Internationale et pro-bolchevique inconditionnel, alors emprisonné à la Santé82 ; à l’autre bord, Léon Blum qui, dans un discours historique, explique toutes les raisons de son antibolchevisme et maintient une SFIO indépendante83. Mais deux autres intervenants jouent un rôle décisif : la dirigeante socialiste allemande et juive, Clara Zetkin, ralliée aux bolcheviks, qui intervient de manière spectaculaire ; et Zinoviev, devenu président du Komintern, qui adresse au congrès un télégramme comminatoire. Mais la présence des Juifs au sein de la SFIO à Tours demeure très marginale puisque sur 431 délégués et militants recensés par les historiens, seuls 26 peuvent être considérés comme d’origine juive – en particulier alsacienne –, même si, comme Français et comme socialistes marxistes, ils ne se revendiquaient ni du judaïsme, ni de leur judéité84.
De leur côté, les Juifs de Russie étaient confrontés « aux bouleversements engendrés par l’entrée dans la modernité politique, économique et sociale […] et à la persistance de la discrimination dont ils sont victimes, au développement d’un antisémitisme meurtrier dans l’Empire russe, mais aussi face à la poussée des sentiments antisémites au pays des Lumières avec l’Affaire Dreyfus85 ». Leur réponse à cette situation fut triple et quasi simultanée. En 1897 Théodore Herzl créa le mouvement sioniste, affirmant l’existence d’un peuple juif non susceptible de se fondre dans des peuples d’accueil, ce qui exigeait la création d’un État spécifique basé sur le territoire de Palestine. En réaction, apparut la même année le Bund, l’Union générale des travailleurs juifs, grande organisation ouvrière d’obédience marxiste qui, loin d’un certain antijudaïsme catholique en Pologne ou orthodoxe en Russie, et de l’antisémitisme pogromiste du régime tsariste, s’opposa radicalement au mouvement sioniste. En effet, dès 1849 Friedrich Engels, l’alter ego de Marx, reprochait aux Juifs de s’accrocher à « un nationalisme absurde » parce qu’ils n’étaient qu’un « débris de peuple ». Le Bund, fut bientôt rattaché au Parti ouvrier social-démocrate de Russie, créé en 1898, auquel appartenait Lénine qui avait une position plus contradictoire : s’il condamnait sans appel la haine des Juifs pratiquée par le régime tsariste, et s’il lui arrivait d’évoquer « la nation juive », il estimait cependant que « les Juifs ont cessé d’exister en tant que nation » parce qu’ils n’avaient ni territoire, ni langue commune. Ce qui l’incitait à combattre avec virulence les sionistes : « Absolument inconsistante au point de vue scientifique, l’idée d’un peuple juif spécial est, par sa portée politique, réactionnaire. [Elle] contredit les intérêts du prolétariat juif en créant chez lui un état d’esprit hostile à l’assimilation, l’état d’esprit du “ghetto”86 ». Mais il s’opposait avec la même virulence au Bund : les Juifs ne devaient pas revendiquer une autonomie culturelle nationale au sein du mouvement révolutionnaire mais au contraire se fondre parmi tous les prolétaires87.
Par ailleurs, le Komintern initia un rapprochement avec les populations musulmanes, sur fond de « lutte contre l’impérialisme mondial ». Lors du congrès de Bakou, « premier congrès des peuples de l’Orient » qui, du 31 août au 8 septembre 1920, réunit 2850 délégués dont la moitié de communistes, Zinoviev appela à une guerre sainte – ce qui suscita l’enthousiasme des délégués –, contre l’impérialisme anglais en premier lieu88. D’ailleurs, le modèle soviétique séduisait dans le milieu de l’Islam. Ainsi à Paris en 1922, l’exégète Cheik Saadi publia Le Communisme de l’Islam et proclama : « L’Islamisme n’est pas seulement la traduction imagée du communisme, mais il est le communisme même », poursuivant : « Le seul régime social, capable de restaurer l’unité du monde musulman, se trouve dans l’application du régime du communisme intégral. Et ce communisme intégral est aussi ordonné par le Coran ». La dictature de Mahomet avec ses serviteurs est assimilée aux commissaires du peuple de la dictature bolchévique89. Il y a là les prémices du ralliement de marxistes-léninistes arabes et européens à l’islam qui interviendra à la fin du XXe siècle.
Les polémiques doctrinales venues de Russie n’intéressent guère le jeune PC-SFIC qui, dès 1921, se voit imposer par Moscou un processus de bolchevisation – la mise aux normes du parti bolchevique –, puis après 1924 de stalinisation – la sélection des dirigeants soumis à Staline90. Le parti est ballotté au gré des violentes querelles de succession à la tête du Parti bolchevique après la mort de Lénine en 1924. Les dirigeants d’origine juive Zinoviev, Kamenev, Radek, Trotski sont peu à peu marginalisés. En 1930 le Komintern nomme en France un représentant permanent et clandestin, Eugen Fried, un Juif slovaque qui va devenir le mentor de la direction du PCF, et ce jusqu’à son assassinat par les nazis à Bruxelles en 194391. Maurice Thorez est alors coopté secrétaire général du parti, entouré de Jacques Duclos et Benoît Frachon. Mais la « question juive » ne se pose pas : tous ces militants ne jurent que par la lutte des classes et la « ligne générale » imposée par Staline.
Staline et les Juifs : théorie et pratique
Joseph Staline, « Le Marxisme et la question nationale », in Œuvres, t. 2, 1907-1913, Nouveau Bureau d’édition, 1976, pp. 247-308.
Idem, p. 256.
Idem, p. 279.
Joseph Staline, op. cit., p. 306
Natalia Vovsi-Mikhoels, Mon Père Solomon Mikhoels, Éditions Noir sur Blanc, 1990.
Arkadi Vaksberg, Staline et les Juifs, Préf. de S. Courtois, Robert Laffont, 2003, p. 9.
Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev. Le père de la révolution tiers-mondiste, Fayard, 1986.
En 1913, à la demande de Lénine, Staline a publié une brochure consacrée à la nation qu’il définit par quatre critères : communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique. L’absence d’un seul élément suffit à annuler l’idée de nation, ce qui concerne les Juifs qui n’ont pas de territoire propre et ce qui disqualifie le Bund qui, au sein du mouvement socialiste russe, réclame « l’autonomie nationale culturelle », y compris la reconnaissance du yiddish et le droit à la célébration du sabbat92. Et de critiquer celui qui « confond évidemment la nation, catégorie historique, avec la tribu, catégorie ethnographique93 ».Or, pour les bolcheviks, il n’est pas question de « substituer au principe de la lutte des classes le “principe de la nationalité”, ce qui est bourgeois94 ».
Pour Staline, « la nation juive cesse d’exister. […] Les Juifs s’assimilent ». Au Bund qui se veut l’unique représentant des ouvriers juifs, Staline oppose « l’organisation basée sur l’internationalisme. Grouper sur place les ouvriers de toutes les nationalités de Russie en collectivités uniques et cohérentes, grouper ces collectivités en un parti unique, telle est la tâche95 ». Et de conclure : « Pas de milieu : les principes triomphent, mais ne se “concilient” pas ».
Quand Staline s’empare du pouvoir en 1929, les communautés juives de Russie ont déjà perdu les quelques droits et libertés dont elles disposaient sous le tsar. Toutes leurs entreprises, en particulier dans l’artisanat et le commerce, ont été confisquées, leurs organisations politiques (Bund, Poale Zion), syndicales et d’assistance sont interdites, tout comme les publications et l’enseignement en hébreu et la pratique de leur religion. Pour faire illusion, Staline affiche à ses côtés plusieurs juifs : le membre du bureau politique Lazar Kaganovitch – dont il fait fusiller le frère ! –, Lev Mekhlis qui fut son secrétaire personnel, et l’écrivain à tout faire Ilya Ehrenbourg. Mais il ne peut éviter la question juive, tant en interne qu’à l’international.
Dans l’URSS des années 1920, le pouvoir est confronté à une population d’environ 3 millions de Juifs à forte identité culturelle yiddishophone, disposant de son quotidien Einigkeit et incarnée par le célèbre théâtre juif conduit par l’acteur-metteur en scène Solomon Mikhoels96. Le 12 janvier 1931, Staline déclare à l’Agence télégraphique juive que les communistes sont « les ennemis farouches et irréductibles de l’antisémitisme, forme extrême du cannibalisme97 ». Et en 1934, confronté à la prise du pouvoir par Hitler, il crée dans l’Extrême Orient soviétique une minuscule « région autonome juive », le Birobidjan, promue « État national juif » en 1936, une sorte de « Palestine soviétique » qui est un échec faute de candidats. A contrario, il impose, début 1933, à tous les citadins un passeport intérieur dont la case n° 5 indique impérativement l’origine ethnique : en l’occurrence « juif ». Et le 15 janvier 1937, la Pravda publie un éditorial à la gloire du « grand peuple russe » qui signe le virage de Staline vers un national-bolchevisme. Parallèlement, il met rapidement fin au rapprochement avec l’islam ; dès 1928, Mirsaid Sultan-Galiev, principal responsable de la question musulmane au sein du Parti bolchevique, est arrêté et condamné pour déviation panislamique et panturque, et fusillé en 1940, tandis que des centaines de mosquées sont fermées à partir de 193098.
Cependant, sur le plan international, Staline active le Komintern qui s’intéresse à la Palestine sous contrôle britannique et y crée un parti communiste comprenant des Juifs et des Arabes. Mais en août 1929, de violentes émeutes éclatent entre sionistes et Arabes encouragés par le Grand Mufti de Jérusalem – Haj Amin al-Husseini, un leader islamiste, nationaliste arabe et antisémite fanatique, qui, de janvier 1941 à 1945, nouera une alliance avec Hitler. Le Komintern opte alors pour le soutien des Arabes en conflit avec les mandataires britanniques. Staline est pris dans une contradiction : d’un côté, en dépit de la doxa marxiste et léniniste qui affirme la non-existence d’une nation juive, il est contraint, dans une URSS alors multinationale, d’admettre un ersatz de nation juive ; de l’autre, il n’hésite pas à jouer en Palestine la carte antijuive. Ces palinodies staliniennes se répèteront lors de la création de l’État d’Israël en 1948.
Ces évolutions moscovites pèsent peu sur un PCF alors complètement tourné vers le monde ouvrier français et qui mène une stricte politique « de classe », inaugurée en 1928 par le VIe congrès du Komintern et sa ligne « classe contre classe », qui stigmatise tous les socialistes – en particulier ceux de la SFIO – sous l’appellation « social-fascistes ». Mais soudain, la prise de pouvoir par Hitler et les nazis va rebattre une nouvelle fois les cartes de l’attitude des gauches à l’égard de la question juive et de l’antisémitisme.
Conclusion
Georges-Elia Sarfati, « Le nouvel antisémitisme et les rythmes de l’information », in Joëlle Allouche-Benayoun et al., L’ Antisémitisme contemporain en France. Rémanences ou émergences ?, Paris, Hermann, 2022, pp. 275-296. Voir son livre, L’antisionisme. Israël/Palestine : aux miroirs d’Occident, Paris, Berg International, 2003.
Eva Illouz, Le 8-Octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », n° 60, 2024, p. 14.
Ainsi la gauche socialiste libertaire et révolutionnaire est-elle pionnière dans l’avènement historique de l’antisémitisme sous sa forme moderne. Celui-ci a d’abord émergé à l’ombre du fouriérisme lorsque le « Juif » était le métonyme d’une haute finance vilipendée comme visage hideux de la modernité capitaliste. Il s’est ensuite cristallisé au sein de la mouvance blanquiste en une idéologie syncrétique faite d’anticapitalisme, d’athéisme et de racialisme. Il a enfin acquis une disposition révolutionnaire chez des néo-hébertistes et autres boulangistes de gauche tout à leur haine d’un régime libéral et bourgeois. Et il s’est mué parfois en doxa facile en métastasant le cœur même du dispositif socialiste, qu’il s’agisse de l’espace « transcourant » de La Revue socialiste, de certaines fédérations guesdistes ou de parlementaires. Si sous le coup de l’Affaire Dreyfus, la synthèse jauressienne opère une clarification salutaire en marginalisant ceux que le député de Carmaux qualifie de « faux socialistes », l’antisémitisme survit dans l’argumentaire de ceux qui vomissent la « République dreyfusienne », les syndicalistes révolutionnaires en premier lieu. La mémoire officielle de la gauche, comme une part de l’historiographie qui lui est attachée, ont insisté sur le tournant jauressien pour différencier les socialistes antisémites du « vrai » socialisme. Mais l’injonction normative est un jugement a posteriori. Il apparaît vain de nier que le courant socialiste antisémite et antilibéral s’est intégré tout au long du siècle au projet révolutionnaire de refondation sociale, conforté pour certains par la lecture littérale du Marx de 1844. L’antisémitisme socialiste du XIXe siècle n’était pas une falsification du socialisme, il en était un des aboutissements possibles.
En cela l’antisémitisme de gauche est une strate idéologique et mémorielle de cette famille politique. Ce qui pose ainsi la question de l’héritage et de la transmission, par-delà un siècle, d’un « soubassement cognitif » dans une fraction de la gauche. « Les continuités remarquables qui s’observent à travers l’histoire de la judéophobie, écrit Georges-Elia Sarfati, sont l’expression d’une archive dynamique, qui s’offre au remaniement conjoncturel, à partir d’un dispositif relativement stable de thématique99 ». Cette stabilité thématique, qui relie l’époque de Toussenel, Tridon ou Regnard à la nôtre, on peut la trouver dans cette idée que le signe « juif » est un empêchement à la vie par la corruption ou la désagrégation qu’il génère. En 1870, la banque, l’agiotage et la Bourse dominés par les « Sémites » étaient un obstacle à l’existence sociale prolét-aryenne et à tout projet de refondation égalitaire. C’est au nom de l’humanisme émancipateur et de la morale anticapitaliste qu’agit la gauche antisémite du xixe siècle en ciblant ce qu’elle considère comme l’épicentre du mal. Un siècle plus tard, c’est toujours au nom de l’humanisme et désormais de l’antiracisme que l’on s’affirme antisioniste afin de libérer le monde de l’état-major de l’axe du mal. Dans un cas comme dans l’autre, la haine du Juif incarne la vertu100. Cet « antisémitisme vertueux » est ce qui relie le plus sûrement les contemporains de Tridon à ceux de Maurice Thorez, puis à ceux de Jean-Luc Mélenchon.
Aucun commentaire.