Les gauches antisémites (2)
La détermination totalitaireLe choc de la prise de pouvoir par Hitler
La gauche pacifiste sous la réverbération du nazisme
Le PCF et la portée antisémite de l’alliance Hitler-Staline
Vichy, les juifs et l’antisémitisme de la gauche collaborationniste
Les communistes et le choc de l’attaque allemande contre L’URSS
La prise de conscience du génocide des juifs
Staline invente l’amalgame antisémitisme/antisionisme
Résumé
La prise du pouvoir par Hitler en 1933 systématise la dimension racialiste et meurtrière de l’antisémitisme. Cela ne va pas empêcher la gauche pacifiste et les communistes de collaborer, à partir de juin 1940, de manière ponctuelle ou continue, avec l’Occupant nazi. Or, à peine cinq ans après le génocide des Juifs, l’antisémitisme est réactivé sur ses bases traditionnelles – contre Léon Blum –, et selon deux axes inédits. Le premier est celui du négationnisme du génocide, initié par des nostalgiques de la collaboration puis légitimé par Paul Rassinier, un résistant déporté venu du PCF puis de la SFIO, et son livre Le Mensonge d’Ulysse, relayé à partir des années 1960 par l’ultra-gauche.
Le second axe est celui d’un antisémitisme d’État amorcé en 1946 en URSS par Staline, officialisé en 1948 et camouflé sous l’appellation « antisioniste ». Le négationnisme et cet « antisionisme » survivent à Staline. Ces deux nouvelles formes de l’antisémitisme seront reprises par les mondes communistes et arabo-musulmans. Ils constituent aujourd’hui l’une des pièces majeures démontrant la réalité de « l’islamo-gauchisme ».
Bernard Bruneteau,
Professeur émérite en science politique à l’université Rennes 1.
Stéphane Courtois,
Directeur de recherche honoraire au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Les gauches antisémites (1)

Radiographie de l'antisémitisme en France - Edition 2024

Radiographie de l’antisémitisme en France - édition 2022

Radiographie de l’antisémitisme en France - édition 2019

Violence antisémite en Europe 2005-2015

Mémoires à venir

Fondapol - Des idées pour la Cité - L'aventure d'un think tank

Retour sur l’alliance soviéto-nazie, 70 ans après

1939, l'alliance soviéto-nazie : aux origines de la fracture européenne

Sortir du communisme, changer d’époque
Guerre 1939-1945. Meeting du PPF au Magic City, pour la saisie des biens juifs. Paris, décembre 1941.

Le choc de la prise de pouvoir par Hitler
Dans l’Allemagne de la République de Weimar, après la défaite de 1918 et ce que les nationalistes considèrent comme le « diktat » du traité de Versailles, l’antisémitisme est présent mais pas encore dominant. Le ministre des Affaires étrangères, Walter Rathenau, a brillamment négocié en 1922, avec les bolcheviks, les accords de Rapallo qui vont permettre aux Allemands de contourner les clauses de Versailles et de se réarmer clandestinement en URSS jusqu’en 1933. Mais Rathenau, un Juif parfaitement intégré, est attaqué tant par les communistes que par l’extrême droite qui l’assassine le 24 juin 1922 ; un million de personnes assistent à ses funérailles, montrant que l’antisémitisme ne s’est pas encore emparé de cette nation. De son côté, le Parti communiste (PC) allemand, sous contrôle étroit du Komintern, mène un combat permanent contre la république et surtout contre les socialistes. Au début des années 1930, il va jusqu’à s’allier dans la rue avec les nazis pour casser les meetings socialistes. Cette alliance objective se concrétise lors de la grève des transports de Berlin en octobre 1932 et aussi quand, en juin, les nazis ont présenté une motion à la diète de Prusse réclamant la confiscation des biens des Juifs immigrés depuis le 1er août 1914. « Ce qui paraît inconcevable, et qui pourtant s’est produit, c’est que les communistes ont voté pour, et que la motion fasciste a obtenu ainsi la majorité (162 voix racistes, plus 57 communistes totalisant 219 voix sur un total de 422) », explique Angelo Tasca dans Monde du 2 juillet 1932, l’hebdomadaire du philosoviétique Henri Barbusse.
Fin 1933, confronté à l’échec total de sa politique en Allemagne qui a conduit à la destruction violente du PC allemand, et face aux discours de plus en plus antisoviétiques de Hitler, Staline décide d’inaugurer une politique antifasciste. En France, celle-ci prend de l’ampleur à la suite des manifestations parisiennes de l’extrême droite le 6 février et communiste le 9 février 1934. En juin, Thorez reçoit l’ordre impératif d’une alliance avec la SFIO qui l’accepte. Dès lors, Thorez et Duclos vont souvent rencontrer Léon Blum et ses assistants – André Blumel et Georges Boris, tous deux juifs.
Le 19 mai 1935, Blum participe à une puissante manifestation de commémoration de la Commune au mur des Fédérés, où il est vivement acclamé, y compris par les communistes. Son rôle majeur dans l’union des gauches réactive à l’extrême droite une violente campagne antisémite. Ainsi, dans L’Action française royaliste du 9 avril 1935, Charles Maurras écrit que Blum est un « détritus humain à traiter comme tel […], un homme à fusiller, mais dans le dos ». Un discours au caractère performatif : le 13 février 1936, la voiture de Léon Blum croise un cortège de Camelots du roi qui se ruent sur lui au cri de « Blum au poteau » et manquent de le tuer. Hospitalisé, sa photo la tête bandée fait la une des journaux et le 16 février une manifestation de soutien de toutes les gauches réunit 250.000 personnes. En mai, le Front populaire – Radicaux, SFIO, PCF, CGT réunifiée, etc. – emporte les élections et Blum, devenu président du Conseil, s’entretient chaque semaine avec Thorez et Duclos qui soutiennent son gouvernement. Cette bonne entente apparente est vite lézardée par les divergences à propos de la guerre d’Espagne. La lézarde s’élargit en une large fracture avec le choc du premier des grands procès de Moscou qui, en août 1936, vise en priorité Trotski que Staline fera assassiner au Mexique en 1940 ; sur les seize condamnés à morts, douze sont juifs dont les plus proches lieutenants de Lénine avant 1917, Zinoviev et Kamenev, même s’ils ont depuis longtemps rompu avec le judaïsme et leur judéité. Et bientôt, de manière paradoxale, les gauches semblent jouer à front renversé sur la question de l’antisémitisme.
La gauche pacifiste sous la réverbération du nazisme
Christophe Prochasson, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, Seuil, 1993, p. 240-241.
Georges Demartial publie en 1939, La Légende des démocraties pacifiques.
Par exemple, Léon Emery, « Sur l’Allemagne national-socialiste », Feuilles libres, n° 73, 15 février 1939.
Philippe Burrin, La Dérive fasciste : Doriot, Déat, Bergery, 1933-1945, Seuil, 1986, p. 72.
Les Juifs en URSS, Introduction de Mathieu Degheil, Nouvelles Éditions nationales, 1935.
Cité in Emmanuel Naquet, Pour l’Humanité. La Ligue des droits de l’homme, de l’Affaire Dreyfus à la défaite de 1940, Presses universitaires de Rennes, 2014, pp. 558-559.
Ludovic Zoretti, « Un danger réel », Redressement, n° 14, 1er novembre 1939.
Le vieil antimilitariste dreyfusard Urbain Gohier republie en 1938, sous le pseudonyme d’Isaac Blumchen, son pamphlet antisémite de 1913, À nous la France.
Ralph Schor, L’Antisémitisme en France dans l’entre-deux-guerres, Complexe, 2005.
Le Droit de vivre, 11 janvier 1936, cité in Simon Epstein, Un paradoxe français. Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Albin Michel, 2008, p. 371.
Michel Dreyfus, « Le pacifisme, vecteur de l’antisémitisme à gauche dans les années 1930 », Archives juives, 2010/1, vol. 43, pp. 54-65.
Simon Epstein, « Les dreyfusards sous l’Occupation », in Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Presses universitaires de Rennes, 2009, pp. 403-410.
Sur cet engagement, voir Bernard Bruneteau, Les « collabos » de l’Europe nouvelle, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2016, pp. 386-406.
Marcel Déat, Perspectives socialistes, Valois, 1930, pp. 204-208.
On fait alors beaucoup référence au « livre magistral » de Francis Delaisi, La démocratie et les financiers, paru en 1910, et qui mettait en scène la « Confédération générale du capital ».
Ludovic Zoretti, Syndicats, 27 avril 1939, cité in Marc Sadoun, « Les facteurs de la conversion au socialisme collaborateur », Revue française de science politique, vol. 28, n° 3, 1978, p. 478.
Marcel Déat, « Conditions d’un équilibre français », Bulletin d’X-Crise, n° 52, décembre 1938, p. 13.
Georges Soulès, « Le socialisme doit-il réviser sa critique du fascisme ? », Redressement, n° 8, avril 1939.
Marc Dusseaux, « Le fascisme a-t-il donné à l’économie allemande une structure socialiste ? », Redressement n° 10, 21 mai 1939.
Selon les termes de la motion de sa tendance en vue du congrès extraordinaire de Montrouge du 24 décembre 1938. Cité dans la notice « Ludovic Zoretti » du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome XLIII, Paris, Les éditions ouvrières, 1993, p. 426.
« Conditions d’un équilibre français », art. cit.
Avec l’installation du régime nazi s’ouvre un nouveau contexte où des questions inédites se posent à une gauche socialiste qui avait fait du pacifisme l’une de ses valeurs centrales. Les développements de plus en plus agressifs de la politique hitlérienne – sortie de la SDN, remilitarisation de la Rhénanie, réarmement accéléré, Anschluss, crise tchécoslovaque – combinés à la nouvelle politique soviétique – entrée à la SDN, pacte d’assistance franco-soviétique – confortent le choix de l’antifascisme que la stratégie du Front populaire met au cœur de son idéologie et de sa politique. Les militants sont alors confrontés à un dilemme : lutter contre le fascisme et donc l’antisémitisme ou lutter pour la paix en apaisant une Allemagne antisémite. Cela nourrit un clivage entre pacifistes et « bellicistes » au sein des gauches qui se divisent, tant chez les radicaux-socialistes où émerge le frontisme de Gaston Bergery, que chez les socialistes où se multiplient les tendances.
Si les dissidents « néos » socialistes (les néos), avec Marcel Déat, sont hors du parti dès octobre 1933 en se réclamant d’un « socialisme national », de nouvelles tendances fracturent la SFIO au fur et à mesure de la marche à la guerre. À côté d’une courte majorité adhérant à la politique de fermeté de Léon Blum, se développe une forte minorité ultrapacifiste et anticommuniste autour de Paul Faure, la tendance de la revue Redressement étant la plus en pointe, sans oublier celle de la Gauche révolutionnaire. C’est au sein de cette mouvance multiforme dont le pacifisme irradie sur les marges humanistes du socialisme partisan – la militance autour des revues Évolution, La Patrie humaine et Le Semeur – et dans le syndicalisme – l’aile de René Belin au sein de la CGT avec son hebdomadaire Syndicats – que vont réapparaître des formes d’hostilité envers les Juifs, vite qualifiés de fauteurs de guerre. L’antisémitisme affectant la gauche est lié principalement à une logique de pacifisme et d’européisme intégral qui en arrive à banaliser et déradicaliser le nazisme, interprété par certains comme une forme de socialisme soluble dans un « socialisme européen ». Ces attitudes préludent à l’entrée, après 1940, d’une grande partie de cette gauche dans le collaborationnisme, cautionnant gravement, au nom de l’illusion d’une « Europe nouvelle », une politique antisémite meurtrière, au nom d’un pacifisme intégral.
Si lepacifisme originel se voulait d’abord conforme àlaraison, en étant une « science de la paix », à l’époque hitlérienne, le pacifisme et l’européisme qui en découlent, sont au contraire envahis par le caractère « absolu, principiel, métaphysique » du rejet de la guerre, si fort répandu chez les intellectuels socialistes qu’il en affecte leur juste compréhension des tensions internationales1. Au nom d’une croyance en « la patrie humaine», lepacifisme intégral, minoritaire, se voit en situation de marginalisation avec la dynamique de front populaire et l’alliance franco-soviétique, événements que cristallisent douloureusement pour certains l’évolution de Léon Blum vers une attitude de fermeté et un pacifisme de plus en plus relatif. Minoritaires, ces militants vont vivre leur engagement avec une intensité accrue, lui donnant parfois la dimension d’une croyance, voire d’une eschatologie, au fur et à mesure que les conditions de réalisation d’une Europe pacifiée apparaîtront toujours plus compromises, se satisfaisant de l’espoir d’une délivrance finale, quelles qu’en soit la forme et les modalités, à savoir une union européenne intégrant tous les types de régimes, Allemagne nationale-socialiste comprise.
Des revues ont exprimé cette volonté de perpétuer l’aspiration à une unité européenne même après l’installation du régime nazi : Terre d’Europe, Europe d’abord, expressions de la Ligue pour les États-Unis d’Europe, anciennement Union Jeune Europe, fondée à Genève le 1er septembre 1930. Mais aussi Évolution et La Patrie humaine, organes de la Ligue internationale des combattants de la paix, avec en pointe les signatures de Victor Margueritte, Félicien Challaye, Armand Charpentier et Georges Demartial, tout à leur passion de stigmatiser l’esprit de croisade des démocraties belligènes2. Domine ici la vision d’une Allemagne nationale-socialiste qui dupliquerait simplement l’autoritarisme de l’Allemagne d’avant 1914 et qui, animée par une « hantise revancharde » compréhensible, ne s’attacherait qu’au seul démantèlement du traité de Versailles et à l’égalité des droits de tous les peuples européens, vainqueurs et vaincus. Si « faire la paix, c’est faire l’Europe », la justice rendue à l’égard des droits de l’Allemagne désarmerait idéologiquement le nazisme. Mais la gauche pacifiste va peu à peu évoluer vers un cadre interprétatif encore plus rassurant, qui présente l’Allemagne sous les traits séducteurs d’une expérience socialisante et communautaire. Feuilles libres, la revue de Léon Emery parrainée par le philosophe Alain, n’évoque-t-elle pas des « éléments remarquables de socialisme pratique »3 ? Cette « réverbération » du nazisme induite par une volonté de paix absolue se trouve en particulier chez ces militants qui ont satisfait leur curiosité en faisant le voyage en Allemagne, comme d’autres le font alors au pays des Soviets4.
Cette vision complaisante du nazisme est à relier à l’anticommunisme absolu qui saisit cette gauche pacifiste devant la volte-face de la politique étrangère de Staline, sa plate-forme antifasciste jugée cynique et « belliciste » et l’accentuation de la terreur d’État culminant avec les procès de Moscou. Ainsi, dès 1935, Pierre Clémenti – venu de la gauche – et Mathieu Degheil – ex-communiste – créent le Parti français national-communiste qui publie Les Juifs en URSS ; s’ouvrant sur la phrase « Les Juifs veulent dominer les peuples du monde entier », ce pamphlet établit sur 64 pages le répertoire de tous les Juifs importants d’URSS5.
Dans l’appel antitotalitaire lancé par Delaisi le 25 janvier 1937 en vue du congrès de la Ligue des droits de l’homme, on s’élève contre la division de l’Europe en deux blocs, souhaitant au contraire « ouvrir avec l’Allemagne une négociation d’ordre économique, puis d’ordre politique, en vue d’apaiser les antagonismes qui menacent la paix de l’Europe6 ». Car, affirme Zoretti à l’orée de la guerre, « n’importe quel régime nous semble préférable au régime révolutionnaire stalinien7 ». Et cela fait comprendre comment pouvait naître, chez des hommes de gauche tentés par l’apaisement, une propension à l’accommodation.
C’est au regard du pacifisme intégral et de cette stratégie d’accommodation avec l’Allemagne nazie que doit se comprendre le développement d’un discours antisémite qui pointe les « Juifs bellicistes ». Celui-ci affecte toute une galaxie de gauche, des néosocialistes à l’aile paul-fauriste de la SFIO et aux syndicalistes proches de René Belin, des frontistes aux multiples officines du militantisme humaniste-pacifiste. Si l’on retrouve comme vecteurs de cet antisémitisme des vétérans de la génération d’Édouard Drumont qui réapparaissent dans ce nouveau contexte – ainsi Urbain Gohier, Lucien Pemjean, Robert Louzon…8 –, on note surtout l’émergence d’une nouvelle génération, née pendant l’Affaire Dreyfus et marquée par la Grande Guerre, développant de nouveaux arguments en rapport avec l’idéal pacifiste d’« apaisement » avec l’Allemagne9. Et c’est logiquement à partir de 1936 que ce discours commence à déferler, d’abord contre « Blum-la-guerre » et ses proches, André Blumel et Jules Moch, ensuite contre les Juifs antifascistes, enfin contre les Juifs en général. Bernard Lecache, président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) peut alors légitimement s’interroger : « Le pacifisme intégral serait-il contre les droits de l’homme ?10 ».
Dès la formation du gouvernement de Front populaire, les partisans de Paul Faure s’indignent ainsi de voir « un peu trop de Juifs dans les ministères », fustigeant « la dictature juive sur le parti » et refusant la « guerre juive » promise par l’antifascisme militant. À l’instar des « néos » qui reprochent à Blum « de pousser à la guerre pour l’URSS et pour la juiverie ». Au moment des accords de Munich en septembre 1938, Ludovic Zoretti accuse sans ménagement la « juiverie belliciste » : « Le peuple de France n’a aucune envie de voir une civilisation anéantie et des millions d’êtres humains sacrifiés pour rendre la vie plus agréable aux cent mille Juifs de la région des Sudètes ». Même écho chez Gaston Bergery qui avoue « comprendre » l’antisémitisme au regard de « la place des Juifs hors de proportion avec leur nombre » et cela devant le spectacle de ces Juifs exilés qui poussent à la guerre pour « venger quelques centaines de milliers de Juifs malheureux ». Le même refrain du « juif belliciste » se retrouve au sein du Centre syndical d’action contre la guerre (CSAG), à la Ligue internationale des combattants de la paix (LICP), à La Patrie humaine qui accueille les bonnes feuilles de Bagatelles pour un massacre de Céline, et au Semeur qui évoque la « coalition souhaitée du judaïsme et du marxisme, de la démocratie sociale et de la finance contre la nation allemande11 ». Si Challaye convient que « le trait le plus déplaisant de l’Allemagne actuelle, c’est son attitude à l’égard des Juifs », il admet « des relations cordiales et confiantes entre la France telle qu’elle est et l’Allemagne telle qu’elle est12 ».
Il faut noter ici deux éléments de continuité avec l’antisémitisme de gauche du XIXe siècle. Tout d’abord, l’accusation de « bellicisme juif » renvoie à l’idée de complot mondial d’une « internationale juive » contre la paix, de la même façon que l’on avait dénoncé plusieurs décennies auparavant la « finance juive » coupable de détruire la paix des sociétés. Ensuite, c’est encore au nom d’un sentiment vertueux – le désir de paix – que l’on mène toujours le combat antisémite, comme hier une lutte semblable se faisait sous le juste drapeau de l’émancipation ouvrière. L’antisémitisme de gauche mute en gardant la même unité structurelle, mais avec une dimension supplémentaire lorsqu’une part de cette gauche pacifiste en arrive à banaliser le nazisme.
Elle en vient à porter une interprétation « socialiste » du régime nazi. La notion de « socialisme européen » est, en effet, au cœur de la pensée des « néos » et de Marcel Déat en particulier, dont l’évolution en la matière précise et synthétise celle de toute une génération de dissidents ou de marginaux du socialisme des années 1930 et 194013. En conflit ouvert avec Léon Blum, l’auteur de Perspectives socialistes a marqué sa différence par une posture « européenne ». Suivant les « techniciens » Barthélemy Montagnon et Charles Spinasse qui l’avaient précédé sur ce terrain, il a très tôt fait de l’unification de l’Europe l’expression d’un authentique socialisme qui saurait dépasser le problème de la révision des traités par la « dévalorisation des frontières », accédant par là-même au statut de solution miracle de tous les problèmes14. Cette référence européenne est l’opérateur intellectuel qui permet d’accentuer définitivement sa différence une fois la rupture consommée avec le parti de Léon Blum qui, pour sa part, fait désormais de l’antifascisme l’objet dominant de sa réflexion interne.
À cela s’ajoute la référence au planisme, si à la mode en ces années. Arrêter le déclin intérieur par le rassemblement national autour d’un plan d’action et arrêter la guerre par un plan de solidarité économique européenne : pour Déat, le socialisme a nécessairement ces deux faces complémentaires. Dans ces années où se noue et triomphe la dynamique de front populaire corrélé à un antifascisme doctrinal, le pont fait entre un « plan français » et un « plan européen » est, pour tous les néosocialistes, une façon de proposer une alternative de « troisième voie » propre à rassembler cette nébuleuse « technicienne » pour laquelle ces plans sont une terre promise. Et la notion de « socialisme européen » se précise encore plus après 1937 et l’échec du Front populaire. Trois constats sont notamment établis. On s’aperçoit d’abord que le changement d’échelle du capitalisme a pu interdire ou subvertir une expérience économique nationale volontariste. Le « trust » apparaît comme vainqueur de l’État, la haute finance comme dominant la nation. Surtout est tirée la conclusion définitive que la contradiction essentielle oppose non pas les classes entre elles, ni mêmes les nations autarciques aux nations libérales, mais tout simplement l’internationalisation de l’économie à l’État-nation. L’heure est donc au « syndicalisme des États », seul remède face à la puissance des « trusts15 ». Zoretti en tire la conclusion en réanimant de vieilles images : « Notre adversaire contre lequel nous luttons depuis que le mouvement ouvrier existe, c’est la ploutocratie, c’est le grand capitalisme financier. […] Tout ce qui tend à réduire la ploutocratie est révolutionnaire. Le fascisme, l’hitlérisme sont des forces révolutionnaires16 ».
Les deux constats précédents confluent ainsi vers un troisième qui s’apparente à une réévaluation « socialiste », déjà notée chez les pacifistes intégraux, de l’expérience nazie en cours. La mise en valeur du caractère anticapitaliste des mesures planistes du IIIe Reich et la perception d’un contrôle des trusts par l’État autorisent chez Déat, la définition de l’Allemagne comme une « forme de socialisme17 » ; chez ses amis de Redressement, l’idée vient que « l’étatisation, sinon la socialisation, de la puissance et du profit capitalistes [ayant] été réalisés […] l’action de la spéculation internationale sur une telle économie est évidemment impossible18 ». Pour cette gauche marginale, les chances de paix ne résident donc plus dans la démocratisation du continent, mais dans une adaptation aux temps nouveaux. « Le dynamisme totalitaire, peut-on lire à Redressement, ne serait pas cause de guerre si ce capitalisme était détruit de par le monde. Les accords avec l’Allemagne ne pourront se réaliser que lorsque les économies des démocraties seront devenues socialistes19 ». L’expérience économique nazie acquérant le statut de « voie » vers le socialisme, l’espace semblait enfin ouvert pour un « plan européen ». Zoretti appelle à un « désarmement général enfin accompli par la collaboration des peuples dans le cadre d’États libérés de la tutelle des trusts et des banques20 ». Et Déat, à « la collaboration, dans un avenir plus ou moins proche, [qui] amènera les nations européennes à se grouper comme des provinces fédérées21 ».
Nous sommes ici au bout du processus qui fait passer du « socialisme national » au « socialisme européen » et des « perspectives socialistes » aux « perspectives européennes ». Pour Déat, l’Europe unie, même avec l’Allemagne nazie, est LE socialisme. Il est loin d’être le seul à le penser.
Le PCF et la portée antisémite de l’alliance Hitler-Staline
A. Vaksberg, Staline et les Juifs, éd. Robert Laffont, 2003, p. 10.
Voir, par exemple, le remarquable témoignage d’Aleksander Watt, cet intellectuel juif polonais, ex-communiste, qui en octobre 1939 fuit la Pologne occidentale où la Gestapo le recherche. Arrêté par le NKVD à Lvov, accusé de « sionisme » et de « trotskisme », il est emprisonné à la Loubianka jusqu’en 1941, tandis que sa femme et son fils sont déportés au Kazakhstan (Mon siècle. Entretiens avec Czeslaw Milosz, Éditions Noir sur Blanc, [1989], 2024).
Voir « Autour de la lettre du 1er octobre 1939 au président Herriot », Communisme, n°1, 1982.
Voir Stéphane Courtois, 1939, l’alliance soviéto-nazie : aux origines de la fracture européenne, Fondation pour l’innovation politique, 2019.
Toutes les citations de L’Humanité sont tirées de la réédition en fac-simile publiée par le PCF : L’Humanité clandestine, 1939-1944, Préf. Jacques Duclos, Éditions sociales/Institut Maurice Thorez, 1975, 2 vol.
Gédéon Haganov, Le Communisme et les « juifs », supplément de Contacts n°9, mai 1951, 31 p
Maurice Thorez, « Blum tel qu’il est », in M. Thorez, Œuvres, t. 19, « Octobre 1939-juillet 1944 », Éditions sociales, mars 1959, p. 28-53.
A ce jour, aucun exemplaire de cette brochure n’a été retrouvé en France par les archivistes ou les historiens.
Voir Stéphane Courtois, « Un été 1940. Les négociations entre le PCF et l’occupant allemand à la lumière des archives de l’Internationale communiste », Communisme, n°32-34, 1992-93, pp. 85-128.
Jean-Pierre Besse, Claude Pennetier, Juin 1940. La Négociation secrète, Éditions de l’Atelier, 2006, pp. 10-13 et 54.
Le 3 mai 1939, Staline fait cerner, à Moscou, le ministère des Affaires étrangères par le NKVD et démet de ses fonctions le ministre Maxime Litvinov – né Meir-Henoch Moïsseïevitch Wallach – qui était depuis des années le défenseur, sur ordre, d’une politique de sécurité collective face à la montée du nazisme. Molotov qui lui succède lance à Litvinov : « Nous sommes ici pour disperser la synagogue. » Une grande partie du personnel, juif en particulier, est purgée, marquant ainsi une nouvelle étape dans des négociations secrètes avec le IIIe Reich, amorcées après que Hitler eut déchiré les accords de Munich en envahissant la Tchécoslovaquie le 15 mars 1939. Ces négociations aboutissent le 23 août à la signature à Moscou d’un pacte qualifié par antiphrase « de non-agression », accompagné de protocoles secrets qui attribuent la partie orientale de la Pologne – l’actuelle Ukraine occidentale – à l’URSS, ainsi qu’une zone d’influence sur les États baltes. Conséquence immédiate, l’Allemagne attaque la Pologne le 1er septembre et l’URSS en fait autant le 17 septembre, déclenchant ainsi la Deuxième Guerre mondiale.
Le 28 septembre, un second pacte, « d’amitié et de délimitation des frontières » entre Hitler et Staline, officialise le dépècement de la Pologne, tandis que le discours antinazi disparaît de toutes les publications soviétiques, et avec lui la dénonciation de l’antisémitisme et de la persécution des Juifs par les nazis. Début 1940, le Reich demande à Staline d’accueillir 350.000 Juifs allemands et 1.800.000 Juifs polonais, ce qu’il refuse. En revanche il livre à Hitler environ un millier de citoyens allemands réfugiés en URSS, souvent communistes, dont la plupart sont juifs ; et les Juifs fuyant la Pologne occupée qui se précipitent à la nouvelle frontière soviétique, victimes de tirs allemands, sont violemment refoulés. De 1939 à 1941, l’URSS intègre comme citoyens soviétiques près de 1.900.000 Juifs de Pologne, des États baltes et de Bessarabie annexés22. Cette indifférence volontaire et ce refus de porter assistance se transforment bientôt en une persécution des Juifs de la Pologne orientale rattachée à la république d’Ukraine, dirigée alors par Nikita Khrouchtchev, dont 275.000 sont déportés au Goulag23. Ces décisions soulignent le peu de cas que Staline, apparu jusque-là comme un fervent antinazi, faisait du sort funeste que Hitler réservait aux Juifs et qui avait été souligné le 9 novembre 1938, lors de la Nuit de Cristal, première grande manifestation homicide contre les Juifs allemands – 70.000 arrestations et déportations en camp de concentration, près de 2.500 assassinats, plus de 250 synagogues détruites.
Cette politique d’alliance avec le Reich a des répercussions jusqu’en France. En effet, obéissant aux ordres du Komintern, la direction du PCF condamne dès la mi-septembre 1939 l’engagement de la France dans la guerre contre l’Allemagne, ce qui entraîne son interdiction par le gouvernement Daladier. Le 1er octobre 1939, une lettre ouverte diffusée par Jacques Duclos proclame que la France étant entrée en guerre pour soutenir la Pologne et que celle-ci est rayée de la carte, l’engagement français est désormais sans objet24 ! Les principaux dirigeants (Duclos, Frachon, Tréand, Ramette) reçoivent l’ordre de disparaître dans la clandestinité, tandis que Thorez déserte de son régiment, passe en Belgique puis est exfiltré en URSS sous faux passeport soviétique, où il va rester jusqu’en novembre 194425.
Dès la deuxième quinzaine d’octobre 1939, le journal L’Humanité devenu clandestin publie un numéro spécial imprimé par Fried et les dirigeants repliés en Belgique26. Titré « À bas la guerre impérialiste ! », y figure un long article signé d’André Marty, dirigeant du Komintern et membre du Bureau politique, alors à Moscou, intitulé « Lettre ouverte à Monsieur Léon Blum, directeur du Populaire ». Blum y est la cible de très nombreuses attaques, accusé d’à peu près toutes les fautes de la politique française depuis 1920. Quelques mois plus tard, le PCF revient à la charge avec un très long article intitulé Renégats et politique d’union sacrée. Léon Blum tel qu’il est, publié en allemand à Stockholm le 16 février 1940, dans la revue du Komintern Die Welt. Cette très violente attaque contre le chef de la SFIO, signée de Maurice Thorez, ne sera pourtant évoquée publiquement qu’en mai 1951, dans la revue Contacts, au travers d’un article intitulé « Le communisme et les “Juifs” », dû à la plume de Gédéon Haganov, pseudonyme de Boris Souvarine27. En mars 1956, la SFIO publie le texte dans son intégralité, ce qui contraint le PCF à le restituer en 195928, non sans préciser les circonstances de sa publication clandestine « pendant la guerre29 ».
L’article s’ouvre sur une longue citation de Romain Rolland qui, au moment de l’Affaire Dreyfus, avait refusé de trancher entre les deux camps et ne se cachait pas d’être antisémite, avant de devenir entre les deux guerres un thuriféraire de Staline :
« C’était un de ces fils de bourgeois enrichis, qui font de la littérature aristocratique et jouent les patriciens de la Troisième République. Il se nommait Lucien Lévy-Cœur. Il avait […] la parole câline, des manières élégantes, des mains fines et molles qui fondaient dans la main. Il affectait toujours une très grande politesse, une courtoisie raffinée. […] Il s’attaquait à tout ce qu’il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire, à toute foi dans les idées, dans les sentiments, dans les grands hommes, dans l’homme. […] Lucien Lévy-Cœur était socialiste. […] Les feuilles socialistes étaient pleines de ces petits bonshommes de lettres, “art pour art”, porteurs d’un dilettantisme décadent ».
Et Thorez de préciser : « L’auteur écrivant en 1908, peignait d’après nature. Il connaissait bien son modèle […] le citoyen Léon Blum. » Après ce portrait opposant d’emblée l’intellectuel efféminé et hypocrite versus le prolétaire musclé et direct de la propagande stalinienne, Thorez précise que Blum appartient à « une famille de la grande bourgeoisie d’affaire » – pourtant quasi ruinée en 1940 –, installée « dans le quartier commerçant du Sentier » – connu alors comme le quartier de la confection juive –, « à deux pas de la Bourse, le temple moderne du Veau d’or ». Lévy-Cœur/Blum « fit carrière dans la “politique” […], l’art faisandé de truquer et de brouiller les cartes pour tromper la classe ouvrière, pour l’abuser à force de mensonge et d’hypocrisie […] ».
Après ce coup de chapeau rituel à la relation entre les Juifs et l’argent, Thorez attaque « le délicat esthète qui écrivit un Essai sur le mariage, qui obtint un certain succès dans la société des salonards et autres profiteurs du régime aux mœurs dissolues, mais qui reste ignoré des prolétaires révolutionnaires », puis qui « se consacra à la critique théâtrale dans les colonnes du Matin, le plus vénal des journaux parisiens […] dont la caisse était alimentée par l’or du tsar ». En réalité l’essai de Blum était une réflexion sur le mariage où il incitait les femmes à vivre, comme les hommes, des expériences préconjugales, avant de s’engager durablement. Cette morale était alors à l’exact opposé du modèle de la famille du prolétaire et de la kolkhozienne, imposé par Staline, même si les mœurs communistes de l’époque – tant soviétiques que du PCF – y correspondaient peu, surtout parmi les dirigeants.
Puis le texte revient sur l’épisode du congrès de Tours où Léon Blum a joué le premier rôle dans la critique des bolcheviks, lors d’un discours resté célèbre mais qui « porte bien la marque de son habituelle mauvaise foi, de sa casuistique fielleuse », un congrès où il « calomniait les travailleurs, insultant leur enthousiasme révolutionnaire », avec son « accusation calomnieuse » d’un parti « de “société secrète” […] obéissant à des “comités occultes et irresponsables” ». Il est pourtant vrai qu’en septembre 1939 l’enthousiasme des travailleurs était au plus bas depuis que le PCF avait obtempéré aux ordres d’un « comité occulte » – le Komintern et à son agent principal en France, Eugen Fried –, se soumettant à la politique stalinienne d’alliance avec le Reich.
Thorez reproche à Blum de ne pas avoir prévu l’arrivée de Hitler au pouvoir : il est « un mauvais prophète » qui « étale une fausse science » et « qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez » … Les épithètes pleuvent : « le sinistre Blum », « le rusé politicien », « démasqué comme agent direct de la bourgeoisie », « regrets hypocrites », « besogne méprisable ». La position de Blum sur la guerre d’Espagne donne lieu à un feu d’artifice d’insultes : « Le traître Blum commet l’un des plus grands crimes de son existence malfaisante. […] Ce Tartuffe immonde essaye de justifier par des phrases sur la paix la condamnation à mort qu’il porte contre des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants espagnols. Il devient hideux d’hypocrisie, jusqu’à donner la nausée à ceux qui doivent parfois l’approcher, non sans répulsion. […] Le cœur froid et sec du répugnant personnage ne peut l’empêcher de veiller avec une rare férocité au maintien rigoureux du blocus ». Et comme si cela ne suffisait pas, Thorez ajoute : « Léon Blum doit être hanté par les spectres de ses innombrables victimes : comme lady Macbeth, il doit voir avec terreur le sang innocent qui tache à jamais ses mains aux doigts longs et crochus. » Chacun peut alors visualiser les abominables caricatures du Juif qui émaillaient la presse antisémite française d’avant 1914 et celle du pire journal antisémite nazi, le Stürmer, en attendant les affiches de l’exposition « Le Juif et la France » organisée à Paris en septembre 1941 par les nazis et leurs collaborateurs français.
Thorez revient sur les graves incidents intervenus à Clichy le 16 mars 1937, lors d’une réunion du parti du colonel de La Roque contestée par des contre-manifestants de gauche, qui s’en prirent à la police venue maintenir l’ordre – 8 morts dont 6 manifestants et 2 policiers, et plus de 500 blessés dont 300 manifestants et 250 policiers –, alors que le ministre de l’Intérieur était le socialiste Marx Dormoy. Prévenu en urgence, Léon Blum se précipita sur les lieux, ainsi décrit par Thorez : « Vers minuit survient en tenue de soirée le président du Conseil. L’assassin des ouvriers de Clichy sort de sa loge de l’Opéra, raide sous l’habit de cérémonie, guindé dans son plastron, ganté de blanc, le chapeau haut de forme à la main, la pelisse sur les épaules ». On verrait presque surgir le Diable de Faust !
Le summum est atteint à propos du soutien de Blum, avec l’ensemble des autres partis, à l’interdiction du PCF, alors que la France honorait dans la difficulté ses engagements envers la Pologne, qui allaient lui coûter une défaite historique, une occupation-pillage de quatre années et plus de six cent mille morts. Thorez attaque au maximum :
« C’est ainsi que même pour une canaille politique de l’envergure de Blum, il n’y a pas de commune mesure entre ce qu’il a pu dire et faire hier et ce qu’il dit et fait aujourd’hui. Abandonnant ses contorsions et ses sifflements de reptile répugnant, Blum donne désormais libre cours à ses instincts féroces de bourgeois exploiteur qui a tremblé un moment pour ses privilèges. […] En bon chien de garde [du capital], il aboie à pleine gueule contre la classe ouvrière, contre l’Union soviétique, contre le communisme. […] le chacal Blum prend la tête de la meute hurlante déchaînée contre l’Union soviétique. […] le gredin se livre à une véritable danse du scalp. […] Blum-la-guerre veut faire croire que la France capitaliste […] n’a pris les armes que pour rester “fidèle” à ses engagements envers la Pologne. […] Quelle puante hypocrisie, quel cynisme odieux de la part du coquin […] cet auxiliaire de la police, le mouchard Blum. […] Dans son délire de belliciste enragé, […] Blum se surpasse lui-même en canaillerie, c’est lorsqu’il s’en prend à l’Union soviétique, au parti bolchevik, à Staline, ce géant de la pensée et de l’action révolutionnaire ».
Conclusion : « Il y a en Blum l’aversion de Millerand pour le socialisme, la cruauté de Piłsudski, la férocité de Mussolini, la lâcheté qui fait des hommes sanguinaires comme Noske et la haine de Trotski envers l’Union soviétique ». Curieusement, le nom de Hitler ne figure pas dans la liste. Il est vrai que pour le moment, celui-ci ne manifestait aucune haine à l’égard de l’Union soviétique, même s’il répondait à tous les autres critères. Dans ces conditions « la classe ouvrière ne peut manquer de clouer ce monstre moral et politique au pilori d’infamie. Elle ne peut manquer de condamner et de rejeter avec horreur et dégoût Blum-le-bourgeois, Blum-la-non-intervention, Blum-la-pause, Blum-l’assassin-de-Clichy, Blum-le-policier, Blum-la-guerre ». En faisant publier ce texte en 1959 dans ses Œuvres, le secrétaire général inamovible du PCF, de 1930 à sa mort en 1964, assumait pleinement cette diatribe. Il est vrai que Léon Blum, interné par les nazis dans l’enceinte du camp de Buchenwald de mars 1943 à avril 1945 avec son épouse, était décédé en 1950 et bien incapable de défendre son honneur.
En reprenant certains des stéréotypes antisémites les plus rituels – la finance juive, le bellicisme juif, l’hypocrisie et le mensonge juifs, etc. –, ce pamphlet n’a pu que favoriser la politique de la direction clandestine du PCF envers l’occupant nazi durant l’été 1940. En effet, dès le 18 juin, celle-ci prend contact à Paris avec les services de la propagande allemande afin de pouvoir republier L’Humanité. Très vite, cette initiative de Jacques Duclos, sur ordre du Komintern, se transforme en une négociation politique avec Otto Abetz, l’ambassadeur d’Allemagne en zone occupée et représentant personnel de Hitler30. Afin d’amadouer Abetz, Duclos établit le 20 juin une déclaration d’intention où les « responsables de la défaite » sont stigmatisés, dont à deux reprises « le juif Mandel ». Message reçu : l’un des interlocuteurs nazis conseille à sa hiérarchie : «Il faut gagner les communistes. C’est aujourd’hui possible. Les communistes sont en train de devenir antisémites et antimarxistes31 ». Ces démarches montrent au moins une complète indifférence à la persécution antisémite des nazis, et au pire à la permanence d’un fond antisémite chez les dirigeants communistes.
Si ces démarches, dont Duclos rend compte à Moscou, sont finalement suspendues fin août, elles montrent que, pour le moins, la question de l’antisémitisme ne préoccupait pas le parti. D’ailleurs, commémorant l’anniversaire du pacte germano-soviétique, l’Humanité du 28 août ajoute que « grâce à la politique stalinienne de paix, l’URSS […] a libéré 23 millions d’êtres humains du joug du capital » ; or ce chiffre comprenait les 11 millions de Polonais tombés sous la coupe de Hitler, dont 3 millions de Juifs déjà voués à l’extermination ; c’était un nouvel indice de la profonde incompréhension par la direction communiste du fait que la question juive était, pour les nazis, un des fondements de leur idéologie et un des objectifs de leur guerre, bientôt désigné en langage codé de « solution finale ».
Lorsque fin septembre 1940 l’occupant nazi exige que tous les Juifs de zone occupée soient recensés, obligés de se faire enregistrer dans les commissariats, le PCF ordonne à ses militants juifs d’obtempérer et, un peu plus tard, de se faire apposer le tampon « juif » sur leur carte d’identité, ce qui aggravera pour eux la menace. Datée du 10 septembre 1940, l’Humanité, réagit par un entrefilet intitulé « À bas l’antisémitisme », mais qui ne prend pas la mesure d’une éventuelle persécution raciale, se contentant de répéter la traditionnelle analyse de classe : « L’antisémitisme est une invention des réactionnaires pour empêcher les travailleurs de s’unir contre leurs ennemis de classe, les capitalistes. Tous les travailleurs sans distinction de race doivent s’unir contre tous les capitalistes sans distinction de religion ou de race».
Alors que, le 6 septembre 1940, Maurice de Rothschild est déchu de sa nationalité française, l’Humanité du 3 octobre se félicite : « Des biens appartenant à M. Maurice de Roschlid [sic] ont été confisqués. Très bien.
Mais exproprier un capitaliste parce qu’il est juif et laisser les autres ne résout rien ». Or le même jour le gouvernement de Vichy instaure le statut des Juifs, puis promulgue le lendemain une loi ordonnant l’internement des Juifs étrangers. Ces mesures n’appellent aucun commentaire de l’Humanité qui republie intégralement la lettre ouverte du 1er octobre 1939 exigeant l’arrêt de la guerre contre l’Allemagne. Encore une fois, un pacifisme de circonstance est associé à une neutralité active en faveur de l’Allemagne, et à une indifférence au sort des Juifs, voire à une haine « de classe » à l’égard de leurs représentants politique et économique, Rothschild et Blum.
Le 30 juillet 1940, le maréchal Pétain crée une cour suprême de justice chargée de juger cinq personnalités politiques, dont Léon Blum, arrêté le 15 septembre en dépit de son immunité parlementaire et emprisonné avant de passer en jugement à Riom. Pour le régime de Vichy, il incarne « l’esprit de jouissance » – les congés payés, la semaine de quarante heures, la politique des loisirs –, et porte ainsi la responsabilité morale de la défaite ; en outre, il a voté contre les pleins pouvoirs au maréchal. Et surtout, il incarne LE Juif, désormais défini par le « statut ». Une démarche qui ne pouvait que ravir Hitler qui le fit savoir par la voix d’Otto Abetz : il était essentiel que l’Allemagne soit disculpée de toute velléité belliqueuse … dans la continuité de la lettre ouverte de Duclos du 1er octobre 1939 !
Or début octobre 1940, dans un numéro spécial imprimé en Belgique, l’Humanité rappelle que Marty avait en octobre 1939 « rendu publique une lettre cinglante au fauteur de guerre Blum ». Dans la foulée, le 19 décembre 1940, François Billoux – chef des quarante-quatre députés communistes condamnés par le tribunal militaire de Paris en avril 1940 pour reconstitution de parti interdit – adresse au maréchal Pétain, depuis sa prison, une lettre où il demande à témoigner contre les dirigeants de la IIIe République, apportant ainsi de l’eau au moulin antisémite discriminatoire de Vichy et racialiste de l’occupant. Ainsi pèse jusqu’en France la politique d’alliance de Staline avec Hitler, même si au sein du PCF certains commencent à réagir, comme le philosophe Georges Politzer et le physicien Jacques Solomon, tous d’eux juifs, qui publient à l’automne 1940 la revue clandestine L’Université libre où est dénoncé l’antisémitisme tant du gouvernement de Vichy que de l’occupant. Ils sont d’ailleurs parmi les initiateurs de la manifestation avortée des étudiants communistes et gaullistes à l’Arc de triomphe le 11 novembre 1940.
Après l’entrevue entre Hitler et Pétain à Montoire le 22 octobre 1940, qui officialise la politique de collaboration d’État, le PCF rejette encore dos à dos tous ceux qui veulent entraîner la France dans la guerre, aussi bien du côté allemand – Doriot, Déat et les autres collaborationnistes – qu’anglais – de Gaulle. Et alors que la situation des Juifs, français comme étrangers, s’aggrave chaque jour, l’Humanité ne s’en fait pas l’écho et se contente, le 5 mars 1941, d’un entrefilet intitulé « À bas le racisme » : « La race remplaçant la classe, le sentiment de “l’unité de race” remplaçant la conscience de classe, “l’honneur” d’être de même sang que M. Schneider faisant oublier qu’on est exploité par lui, voilà “l’idéal” que nous proposent les racistes pour faire de vous des esclaves. Les travailleurs, qu’ils soient aryens ou juifs, sont frères et ils ont pour ennemis les capitalistes, qu’ils soient aryens ou juifs ».
Vichy, les juifs et l’antisémitisme de la gauche collaborationniste
S. Epstein, Un Paradoxe français. op. cit., pp. 293-306.
Jean-Paul Brunet, Jacques Doriot, Balland, 1986, pp. 340-351.
Sur les quinze membres de la commission permanente, l’organe le plus élevé du RNP, on trouvait six néos et six SFIO. Voir P. Burrin, op. cit., p. 411.
Pierre Rigoulot, Georges Albertini. Socialiste, collaborateur, gaulliste, Perrin, 2012, p. 70.
Ibid., pp. 106-107.
Marcel Déat, « Civilisation totalitaire », L’Œuvre, 12 janvier 1942.
Marcel Déat, « Une Europe, une Révolution », L’Œuvre, 28 novembre 1941.
P. Burrin, op. cit., p. 413.
P. Rigoulot, op. cit., p. 127. Guy Lemonnier (alias Claude Harmel), pilier de l’Institut d’histoire sociale pendant des décennies, nous a confié lors d’un entretien de septembre 2001 qu’il avait toujours considéré le national- socialisme comme « un authentique socialisme ».
Georges Soulès et André Mahé, La Fin du nihilisme, Sorlot, 1943, pp. 64-65.
Georges Soulès, « Nous voulons rester purs », Révolution nationale, 15 février 1942.
Georges Soulès, « Un chef, un parti, une nation », Révolution nationale, 1er février 1942.
Emmanuel Nadal, « Le versant de l’ombre : jeunesse, montagne et alpinisme chez Marc Augier (Saint-Loup) », Babel, 8/2003, pp. 169-202.
Marc Augier, « Le Juif errant », La Gerbe, 24 octobre 1940.
Cité in S. Epstein, op. cit., p. 182.
Marc Augier, « Nouveau retour de l’URSS », La Gerbe , 3 juin 1943.
La gauche et le centre gauche sont fortement présents à Vichy et 90 parlementaires SFIO (sur 168) ont voté les pleins pouvoirs constituants à Pétain le 10 juillet 1940, l’écrasante majorité étant issue des rangs paul-fauristes. Nombre d’entre eux vont occuper ensuite des postes de responsabilité dans les différents gouvernements de la période. Mais c’est dans les rangs du collaborationnisme parisien dont la gauche et l’extrême gauche pacifistes sont une composante prédominante, que l’on observe les engagements les plus radicaux en faveur de l’Allemagne. Cette histoire de chassés-croisés est souvent absente des mémoires et Simon Epstein a su en décrire les mécanismes d’occultation32.
Le Parti populaire français de l’ex-dirigeant communiste Jacques Doriot, fondé en 1936 et qui rassemble nombre de communistes en rupture, devient sous l’Occupation un parti antisémite obsessionnel et féroce, qui reprend la thématique du judéo-bolchevisme et mène des actions violentes contre les commerces juifs. L’un de ses convertis à l’antisémitisme, Émile Bougère, dirigeant exclu du PCF en 1932, publie une « histoire » du Parti communiste où il dénonce les origines supposées de Boris Souvarine, « un juif d’origine russe », et le « Juif Karl Marx », et il contribue à l’exposition « Le bolchevisme contre l’Europe33 ». Se pose à nouveau la question du passage d’un communisme stalinien à un antisémitisme rabique, et des éléments doctrinaux ou banals qui permettent cette mutation.
Au RNP – Rassemblement national populaire – créé par Déat en janvier 1941, une évolution totalitaire apparaît, en relation avec la plus forte concentration d’anciens du « parti de la paix », néos, membres de Redressement et de Syndicats, mais aussi de la LICA et de la Ligue des droits de l’homme34. Cette origine constitue une différence majeure avec le PPF qui agrège à son noyau d’ex-communistes une majorité d’hommes issus de l’extrême droite. L’antisémitisme du RNP reste modéré jusqu’en 1942, entendant lutter « seulement » contre « l’influence juive ». S’il refuse de se commettre avec l’antisémitisme des « voyous35 », il sait retrouver les idées-forces d’Alphonse Toussenel. Celles qu’exprime, par exemple, l’ancien trotskiste Michel Courage, à la tête des Jeunesses nationales populaires (JNP) : « Nos ennemis ne sont pas au-delà du Rhin, ils siègent à l’intérieur même de nos frontières dans les conseils d’administration des banques et des trusts. De Gaulle est l’homme des grandes banques internationales juives : Lazare, Weil, etc.36 ».
Cet antisémitisme se renforce quand le RNP se transforme en parti de nature totalitaire, revendiquée dans le cadre de sa rivalité avec le PPF37. Cette conception du parti unique provoque le départ de militants pacifistes – René Chateau, Robert Jospin, René Gérin – qui se retrouvent en 1943 au sein de la Ligue de la pensée française soutenue par Laval. Le discours antisémite n’occupe toutefois pas au RNP la place que Doriot lui accorde, Déat narrant plutôt avec emphase, et dans la lignée de son européisme d’avant-guerre, la « révolution continentale », cet « ensemble magnifique, et d’une solidité à toute épreuve, qui justement sera l’Europe38 ». Dans L’Œuvre et dans les autres journaux proches du RNP – L’Atelier de Georges Dumoulin et Francis Delaisi, L’Effort de Charles Spinasse ou La France socialiste d’Hubert Lagardelle –, on évoque les « Juifs utiles », le respect dû aux Juifs anciens combattants, la localisation d’un futur État juif – plutôt la Guyane que la Palestine… – et l’on insiste sur le nécessaire traitement humain de cette question. Comme le déclare le numéro deux du parti, Georges Albertini, les Juifs doivent « être tenus hors de la communauté française, mais pas hors de l’humanité39 ». Le jeune professeur Guy Lemonnier, adjoint de Déat en charge des questions administratives, qui considère depuis l’avant-guerre que le IIIe Reich a clairement rejeté le capitalisme classique et esquisse déjà une forme de société présocialiste, voit comme « seule solution au problème juif […] la création d’une nation israélite qui rassemblerait les Hébreux et les arracherait à leur vie parasitaire40 ».Révélatrices d’une différence certaine avec les anathèmes doriotistes réclamant « la suppression d’une race maudite », ces déclarations exprimaient toutefois une manière de se rassurer eu égard à une réalité que les proches de Déat pressentaient, voire connaissaient.
D’autres anciens socialistes n’ont guère connu ce malaise, au terme antisémite de la dérive pacifiste de certains comme Georges Soulès et Marc Augier. Pour nombre d’« extrémistes de la paix », le conflit qui s’est ouvert en 1939 est « la guerre de l’imposture », pour reprendre le titre d’un livre de l’antimilitariste Georges Demartial paru en 1941. Imposture des buts de guerre humanistes et démocratiques des alliés, imposture de l’antifascisme belliciste, imposture du communisme stalinien plus totalitaire que le nazisme. Pour nombre de pacifistes et révolutionnaires déçus, contemporains de la « crise des vieilles choses » (Zeev Sternhell), la victoire allemande de 1940 pouvait au contraire tenir les promesses de socialisme planiste et d’Europe unie caressées dans l’avant-guerre. L’engagement dans la collaboration se bâtit souvent sur cette illusion première avant de s’abîmer dans une radicalité où l’antisémitisme a sa part. Deux itinéraires peuvent ici être restitués, exemples ultimes de la dérive d’« extrémistes de la paix » jusqu’à la nazification idéologique.
Ingénieur polytechnicien, de sensibilité originelle trotskiste, Georges Soulès a milité au sein de la SFIO, d’abord au sein de la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert, puis à Révolution constructive et enfin à Redressement auprès de Zoretti, Georges Lefranc et Georges Albertini. Son article paru en avril 1939 dans l’organe de sa tendance, « Le socialisme doit-il réviser sa critique du fascisme ? », résume toute sa position et sa prédisposition à l’accommodation : « Au lieu de se borner à dénoncer le militarisme et l’antisémitisme hitlériens qui sont probablement, si tout le monde y met du sien, des maladies guérissables, ne convient-il pas de reconnaître comme socialistes certains aspects originaux de l’expérience nazie, la première en Occident à prouver que la révolution économique et sociale peut emprunter d’autres voies que le bolchevisme ? ».
Conforté dans ses idéaux par les théories allemandes du « grand espace » européen, il s’engage en mai 1941 au Mouvement social révolutionnaire de l’ex-cagoulard Eugène Deloncle, avant d’en prendre la direction un an plus tard avec son ami, le militant syndicaliste et libertaire André Mahé. Auteur avec ce dernier de La Révolution du nihilisme, Georges Soulès y oppose l’« Europe nouvelle » nazie comme « collectivité organique accessible à l’homme » à l’« Empire mondial » des Anglo-saxons, soit un combat du « sol et du sang contre l’or »41. Il est vrai que l’ancien socialiste pivertiste qui avoue « une confiance totale dans le parti national- socialiste » en appelant à la création d’un « parti de purs »42, a choisi son camp, celui qu’avaient déjà défriché Eugène Gellion-Danglar, Auguste Chirac et Gustave Tridon : « Nous sommes racistes parce que nous constatons la supériorité civilisatrice de la race aryenne et que nous voulons nous débarrasser des apports étrangers que les courants sémitiques ont déposés sur nos races de base43 ». Réfugié en Suisse en 1945 et condamné à mort par contumace avant d’être acquitté par un tribunal militaire en 1952, Georges Soulès a entamé une carrière d’écrivain sous le nom de Raymond Abellio, au carrefour de la philosophie et de l’ésotérisme, passant de l’« homme-puissance » à l’« homme-connaissance »…
Journaliste sportif, passionné de moto, de camping, d’alpinisme et de ski nordique, Marc Augier est en juin 1933, à 25 ans, l’un des membres fondateurs du Centre laïc des auberges de jeunesse (CLAJ), devenant le rédacteur en chef de son organe, Le Cri des auberges. Le militantisme ajiste auprès d’enseignants du Syndicat national des instituteurs et de la Ligue de l’enseignement ou de syndicalistes de la CGT le conduit deux ans plus tard à la SFIO et, en 1936, au cabinet de Léo Lagrange, secrétaire d’État aux sports et aux loisirs du Front populaire. Pacifiste intégral au sein du mouvement ajiste, sensible aux mythes de la jeunesse et de la nature44, ce lecteur de Jean Giono est prédisposé lui aussi à « comprendre » les revendications allemandes tout en fustigeant l’antifascisme belliciste qu’il découvre chez ses jeunes camarades communistes croisés en 1938 au Congrès mondial de la jeunesse de New York. Déjà fasciné par l’idéal fraternel qu’il croit repérer dans la « communauté du peuple » nazie et la Hitlerjugend, ce qu’il avoue en 1941 dans J’ai vu l’Allemagne et Les Copains de la belle étoile, c’est au nom de sa croyance illusoire en une « révolution socialiste et européenne » imminente qu’il participe, après la défaite, au lancement du très collaborationniste journal La Gerbe et qu’il fonde les Jeunes de l’Europe nouvelle, la section Jeunesse du Groupe Collaboration.
Sa radicalité antisémite se révèle vite dans un reportage sur les réfugiés de Cannes, « Kahn l’enjuivée45 », avant que son européisme anticommuniste ne l’entraîne à s’engager dans la Légion des volontaires contre le bolchevisme (LVF). « Si je consens certains sacrifices en participant à une guerre, alors que je n’aime pas la guerre, c’est parce que j’ai la conviction que le national-socialisme apporte enfin à l’Europe la réalisation du socialisme », écrit-il en novembre 194146. Et l’année 1942 le voit participer sous l’uniforme allemand à la répression des partisans en Biélorussie. Retrouvant une fonction idéologique, il est à partir de juin 1943 à la tête du Combattant européen, l’organe de la LVF, avant de l’être à Devenir, celui des Waffen SS français de la division Charlemagne. Le militant qui chantait Allons au-devant de la vie – la « Marseillaise pacifique et populaire » de l’été 1936 – avec ses camarades juifs du CLAJ, dévoile dans ses reportages en Russie blanche, ce « véritable berceau talmudique des Juifs d’Europe », la nature finale de son itinéraire :
« Les Allemands ont commis le crime de pénétrer sur les territoires où prospéraient les communautés juives les plus ardentes, les plus solidement enracinées dans la tradition judaïque, dans la patrie des rabbins miraculeux et d’où partaient, chaque année, les meilleurs et les plus fanatiques fils d’Israël à la conquête de l’Occident et de l’Amérique. Il y a rupture totale, déclaration de guerre sainte entre l’aryanisme et le judaïsme. […] Le cœur des hostilités n’a jamais été en Norvège, sur la ligne Maginot, en Méditerranée ou dans les Balkans : il est en Russie blanche, au foyer religieux et traditionaliste du judaïsme. La guerre des races ne peut pas se terminer par un compromis ; l’une ou l’autre sera subjuguée. […] Tenir le berceau du judaïsme moderne, garder en otages les rabbins miraculeux, les ancêtres de Baruch, de Lehman et de La Guardia, voilà un vrai facteur de puissance. Les banquiers juifs de New York le savent et leur sollicitude pour l’Armée rouge est immense47 ».
Réfugié en Argentine en 1946, de retour en France en 1953 après son amnistie, l’ancien soldat de la LVF peut se lancer dans une carrière littéraire sous le pseudonyme de Saint-Loup. Au fil d’une trentaine d’ouvrages, celui qui devient le mentor intellectuel d’une génération d’extrême droite se partage entre la geste héroïsée des « hérétiques » du front de l’Est, le cycle des « patries charnelles » européennes et l’aventure des géants de l’automobile. Au sein de cette production, un étrange roman, Le sang d’Israël publié en 1970, où l’antisionisme le dispute au palestinisme.
L’accommodation au nazisme d’une partie de la gauche pacifiste des années 1930 et sa forte présence dans les rangs de la collaboration où l’antisémitisme était de mise, ont été des phénomènes longtemps occultés dans la mémoire politique française dominante. Dans le narratif antifasciste qui s’est imposé et qui survit jusqu’àaujourd’hui, la Collaboration est en effet associée à la droite et à l’extrême droite et la Résistance à la gauche républicaine et au communisme. Et lorsqu’on acceptait l’idée d’une collaboration issue de la gauche, celle-ci n’était que « déviante » à la différence de celle de droite, considérée comme « naturelle ». Au regard du nombre d’hommes de gauche – de toutes les gauches – dans les organes de la Collaboration, on peut se demander si la proposition ne doit pas être inversée. Et ce va-et-vient constant entre militants d’extrême gauche et d’extrême droite souligne la nécessité d’un vecteur de transfert qui repose sur un bouc-émissaire pérenne à travers les décennies : l’antisémitisme.
Les communistes et le choc de l’attaque allemande contre L’URSS
Patrick Desbois, La Shoah par balles : la mort en plein jour, Plon, 2019.
Cité in Stéphane Courtois, Adam Rayski (dir.), Qui savait quoi ? L’extermination des juifs 1941-1945, La Découverte, 1987. Cet ouvrage contient l’essentiel des articles de la presse communiste juive clandestine publiée par le PCF de 1940 à 1944.
Le Joint, fondé à New York en 1924, était la plus importante organisation humanitaire juive.
Stéphane Courtois, Denis Peschanski, Adam Rayski, Le Sang de l’étranger, Fayard, 1989.
Boris Holban, Testament, Calmann-Lévy, 1989.
Voir Stéphane Courtois, « Les combattants juifs du “groupe Manouchian” », in Serge Klarsfeld, Les épreuves des Juifs en 1944, Actes du colloque de janvier 2024 à Vichy, FFDJF, 2024.
Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 176.
L’attaque de l’URSS par l’Allemagne nazie le 22 juin 1941 modifie radicalement l’attitude du PCF sur la question juive. En effet, dès le début de l’invasion, les Einsatzgruppen – des groupes d’intervention de la SS – commencent à massacrer systématiquement les responsables communistes et les Juifs des villes et villages traversés par la Wehrmacht, sous le slogan de la lutte contre le « judéo-bolchevisme ». Cette « shoah par balle » provoquera jusqu’en 1943 l’assassinat de plus d’un million et demi de Juifs48. En réaction, Radio Moscou diffuse le 24 août 1941 une longue émission dans laquelle interviennent en russe, en yiddish et en anglais des Juifs soviétiques célèbres – l’acteur Mikhoels, le cinéaste Serge Eisenstein, le violoniste David Oïstrakh, l’écrivain Ehrenbourg et d’autres – qui lancent un appel aux Juifs du monde entier: « Le sanglant Hitler veut exterminer tous les peuples qui refusent de subir son esclavage. […] Si pour tous les peuples opprimés, l’hitlérisme est synonyme d’esclavage, de persécution et de guerre, il signifie pour nous les Juifs, extermination complète. […] La question même de l’existence du peuple juif est aujourd’hui posée dans toute son ampleur : il s’agit de la vie ou de la mort de notre peuple49 ». En même temps est annoncée la création d’un Comité antifasciste juif (CAJ) chargé de promouvoir l’Armée rouge aux États-Unis. Il est présidé par Mikhoels qui en 1943 effectue une tournée de sept mois en Amérique et en Angleterre, accueilli par l’American Jewish Joint Distribution Committee50. Le8 juillet il parle devant cinquante mille personnes avant de récolter 45 millions de dollars et un important matériel médical.
Dès lors, le PCF réactive la MOI – la Main-d’œuvre immigrée –, mise en sommeil après septembre 1939 ; cette structure regroupait, depuis les années 1930, les communistes étrangers militant en France, organisés par groupes de langue et disposant de leurs cadres, de leur presse et de leurs organisations de masse51. Présente à Paris, Lyon, Toulouse et Marseille, la section juive devient d’autant plus active que ses militants sont plus motivés, à la fois par la volonté de défendre « la patrie du socialisme », par l’inquiétude pour leurs familles restées dans les territoires occupés par l’Allemagne, et surtout en réaction directe à la persécution des Juifs en France. Dès lors, si jusqu’à la libération l’Humanité, qui s’adresse à l’ensemble des Français, évoque très peu la question juive, la section juive se montre très active en direction de la population juive, en particulier étrangère, et des milieux français solidaires (protestants, catholiques, etc.). Elle l’est d’abord par sa presse clandestine, en yiddish puis en français (Unzer Wort, Notre parole, Fraternité, J’accuse ! En avant ! Droit et liberté), ses tracts et ses brochures. Elle l’est aussi par la création d’organisations plus larges comme l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE) et le Mouvement national contre le racisme.
À partir de mars 1942 la branche armée du PCF, les Francs-tireurs et partisans, comprend sa branche FTP-MOI créée et dirigée par le Juif bessarabien Boris Holban – alias Boria Bruhman52 –, remplacé en juillet 1943 par Missak Manouchian, jusqu’aux grandes arrestations de novembre 1943 où, sur 73 FTP-MOI parisiens, 43 étaient juifs53. Et si la fameuse « Affiche rouge » nazie de février 1944 insiste sur le judéo- bolchevisme – 7 Juifs sur 10 portraits, et 14 Juifs sur 24 condamnés à mort –, l’Humanité clandestine du 1er mars 1944, se contente, sous le titre « Ils sont morts pour la France », de dénoncer « le procès de 24 travailleurs immigrés qui avaient pris place dans les groupes armés de la Résistance. Ces hommes, venus en France comme immigrés économiques, ont combattu le Boche qui opprime leur patrie comme il opprime la France ». C’était à la fois minorer le fait que le noyau dur de ces FTP-MOI était constitué de communistes confirmés, privilégier la dimension patriotique d’un combat fondamentalement communiste, et surtout passer sous silence la présence massive de Juifs parmi les combattants et leurs motivations spécifiques.
D’ailleurs, l’Humanité ne cite aucun nom des fusillés pourtant bien présents sur l’Affiche rouge, alors que dans son numéro du 31 mars 1944, elle égrène les noms de douze militants fusillés à la centrale d’Eysses. Et quand en mars l’Humanité titre « Tous contre la déportation », il ne s’agit nullement de celle des Juifs de France mais de celle des jeunes raflés et envoyés au travail forcé en Allemagne.
À partir de 1942, la presse de la section juive informe de plus en plus sur la persécution des Juifs en France, surtout après la rafle du Vel d’hiv de juillet 1942, et sur l’extermination en cours en Pologne. En avant ! de février 1943 titre : « Deux millions de Juifs assassinés en Pologne ». Fraternité de mai 1944 relate l’arrivée d’un convoi et le gazage des Juifs à Auschwitz. Mais toutes ces informations sont diffusées par de petites feuilles clandestines qui ont une faible audience. Et surtout, dans l’impossibilité d’être vérifiées, ces informations semblent trop fantastiques pour être vraies et donc crues, comme le reconnaitra Raymond Aron dans ses Mémoires : « Le génocide, qu’en savions-nous à Londres ? Au niveau de ma conscience claire, ma perception était à peu près la suivante : les camps de concentration étaient cruels […] ; la mortalité y était forte, mais les chambres à gaz, l’assassinat industriel d’êtres humains, non, je l’avoue, je ne les ai pas imaginés, et parce que je ne pouvais les imaginer, je ne les ai pas sus54 ». Il faudra attendre la débâcle allemande puis la découverte par les troupes alliées des camps de concentration et des centres d’extermination – pourtant démantelés et camouflés par les nazis – pour que les contemporains commencent à prendre la mesure de l’inimaginable.
La prise de conscience du génocide des juifs
Rafaël Lemkin, Qu’est-ce qu’un génocide ?, présentation par Jean-Louis Panné, Éditions du Rocher, 2008, rééd. Les Belles Lettres, 2025.
Anne Grynberg, « Des signes de résurgence de l’antisémitisme dans la France de l’après-guerre ? », Les Cahiers de la Shoah, n°5, janvier 2001, p. 171-223. Une part des développements qui suivent repose sur cet article remarquable.
Léon Poliakov, Bréviaire de la haine. Le IIIe Reich et les Juifs, Préf. de François Mauriac, Collection « Liberté de l’esprit » dirigée par Raymond Aron, Calmann-Lévy, 1951.
Cité par Anne Grynberg. Jules Moch, dont le fils a été tué dans les combats de la Résistance en 1944, était ministre de l’Intérieur. Mayer, dont le fils fut tué dans les combats de libération de l’Alsace en septembre 1944, fut ministre du général de Gaulle, puis sous la IVe République.
Avec la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie le 8 mai 1945, le monde entier découvre l’existence des camps de concentration et surtout l’extermination en masse des Juifs d’Europe, phénomène bientôt désigné d’un terme inédit conçu par le grand juriste juif polonais Rafaël Lemkin : le génocide55. Ce terme, qui désigne le fait d’exterminer une population – hommes, femmes et enfants – non pas pour ce qu’elle a commis mais pour ce qu’elle est – juive, tsigane, etc. –, n’a pas été retenu parmi les trois grands crimes pris en compte lors du procès de Nuremberg qui, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, juge les chefs nazis – crimes contre la paix, de guerre et contre l’humanité. Néanmoins, le génocide est abondamment évoqué et les opinions publiques comme les gouvernements prennent conscience du fait que près de six millions de Juifs ont été assassinés par les nazis de 1939 à 1945. Intitulé dès 1948 par le Premier ministre israélien David Ben Gourion comme la « Shoah » – la « catastrophe » en hébreu –, ce génocide devient au fil des années l’un des événements les plus emblématiques de la barbarie du xxe siècle. Nombreux sont alors ceux, y compris parmi les historiens, qui estiment que l’expression de l’antisémitisme est disqualifiée et interdite, de fait, de l’espace public.
Pourtant, en 2001, Anne Grynberg s’interrogeait : « Une opinion publique gangrénée par la xénophobie et l’antisémitisme dès les années 1930 (pour ne pas remonter plus loin dans le temps), restée ensuite largement atone face à l’exclusion sociale des Juifs, au moins jusqu’à l’été 1942, a-t-elle pu se débarrasser soudainement de ses a priori et de ses fantasmes et ne plus éprouver ni animosité ni méfiance à l’égard des Juifs ?56 » Et de fait, dès 1945-1946, la demande des rescapés de la Shoah de retrouver leurs biens spoliés (appartements, entreprises etc.), rencontre des protestations de la part d’associations de défense d’acquéreurs de biens juifs sous l’Occupation. Y compris l’apparition d’un Parti français anti-israélite ou d’un Mouvement anti-juif français. L’extrême droite collaborationniste et les nostalgiques du régime de Vichy lancent dès 1947-1950 des publications à tonalité nettement antisémite – Écrits de Paris, Aspects de la France, Rivarol, Le Nouveau Prométhée, Défense de l’Occident –, attaquant aussi bien le vieux « judéo-bolchevisme » que le « judéo-gaullisme », avec comme boucs émissaires rituels Blum et les Rothschild et en arrière-fond la création de l’État d’Israël.
Dès 1948, dans son ouvrage Nuremberg ou la Terre promise, Maurice Bardèche diffuse la petite musique du négationnisme, contestant pour la première fois l’existence des chambres à gaz, « une falsification de l’histoire ». En 1949, il rencontre Paul Rassinier, militant du PCF de 1924 à 1932 puis de la SFIO en 1934, tendance du pacifisme intégral. D’abord favorableàla«collaboration» prônée par Pétain avant de passer à la Résistance début 1943 et d’être arrêté par les Allemands et déporté, Rassinier publie en 1950 Le Mensonge d’Ulysse où il relativise fortement l’existence des chambres à gaz et le nombre de victimes. Exclu de la SFIO en 1951, il est alors soutenu à la fois par l’extrême droite et par une fraction des anarchistes menée par Louis Lecoin qui se réclamait de Proudhon et de Toussenel.
Ainsi, dès l’après-guerre, la conscience de la tragédie juive n’est pas générale en France. La déportation des Juifs est longtemps attribuée aux seuls nazis, tant par les milieux ex-pétainistes et ex-vichystes, que par les milieux gaullistes qui ne souhaitent pas voir émerger une catégorie spécifique de victimes. De leur côté, les rescapés de cette déportation, peu nombreux, sont souvent si traumatisés qu’ils se taisent. Et il faut attendre les années 1970 pour que l’histoire de la Shoah en France commence à être prise en considération par les universitaires, vingt-cinq ans après les premières publications du Centre de documentation juive contemporaine et de Léon Poliakov57.
Du côté du Parti communiste alors au faîte de sa puissance – premier parti de France aux élections législatives de novembre 1947 avec 28,2% des voix et 182 députés –, la grosse caisse d’une propagande à la fois ultranationaliste et prosoviétique couvre une petite musique assez indifférente au sort des Juifs. L’époque est à l’instauration d’un récit fondé sur le triptyque « héros communistes de la résistance » (les fameux « 75.000 fusillés »), « victimes communistes de l’Occupation » (les arrêtés et déportés), « traîtres de Vichy et collabos de Paris ». Or, lors des innombrables commémorations de ses héros-victimes, le PCF honore presque uniquement des dirigeants bien « français » – Péri, Catelas, le colonel Fabien – : « […] les noms de Français […] qui sentent le vieux terroir français » disait Maurice Thorez dès le 19 août 1944 à Radio Moscou, alors qu’à Paris les actions armées étaient menées en majorité par des FTP-MOI juifs. Dès mai 1946 et la signature des accords Blum-Byrnes sur les échanges culturels avec les États-Unis, les attaques antisémites reprennent contre Blum, accusé d’être « vendu aux Juifs de New York ». Après l’éviction des ministres communistes du gouvernement par Paul Ramadier en mai 1947, cette tonalité devient plus intense. Ainsi, l’Aisne libre communiste du 18 janvier 1948 écrit : « Les noms de Blum, Moch, Mayer ne sentent bon ni la Beauce ni le Berry, mais évoquent plutôt tout ce qui depuis des siècles exploite le labeur français, vit de la fatigue française, fait des fortunes sur la misère française58 ».
En octobre 1945, le PCF crée la FNDIRP – Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes – qui ne s’occupe que des résistants – dont 60% des déportés sont revenus des camps –, et n’intègre pas les Juifs déportés à titre racial dont seuls 3% ont survécu. Le parti dispose toujours de sa branche spécifique regroupant les militants juifs d’origine étrangère, l’UJRE, créée en avril 1943 dans la clandestinité, qui publie un quotidien en yiddish, la Naïe Presse. Parallèlement, le 22 mai 1949, est créé le MRAP – Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix. Organisation de masse ouverte à tous, luttant contre le réarmement allemand et la bombe atomique américaine, le MRAP est très vite dirigé par Albert Lévy, un ex-journaliste de l’Humanité nommé rédacteur en chef de Droit et liberté, le journal du mouvement dont les campagnes visent aussi les résurgences d’antisémitisme d’extrême droite – par exemple en dénonçant en mai 1952 une liste de publications antisémites. Or ce dispositif communiste est bientôt complètement bousculé par des événements venus de Moscou.
Staline invente l’amalgame antisémitisme/antisionisme
Laurent Rucker, Staline, Israël et les Juifs, Presses universitaires de France, 2001.
Cité in Arkadi Vaksberg, Staline et les Juifs, Préf. de S. Courtois, Robert Laffont, 2003, p. 173.
Ilya Ehrenbourg, Vassili Grossman, Le Livre noir. Sur l’extermination scélérate des juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre e 1941-1945, Solin/Actes Sud, 1995.
Par exemple Eugen Loebl, Le Procès de l’aveu. Prague 1952, Éditions France Empire, 1977.
Sur cet épisode, voir l’article très complet de Jacques Frémontier, « Naïe Presse et l’Humanité face au procès Slanski et “Complot des blouses blanches” », Communisme, n°76-77, 1er trimestre 2004, pp. 47-68.
Artur London, L’Aveu, Gallimard, 1968. Sur toute cette affaire, voir Karel Bartosek, Les Aveux des archives. Prague-Paris-Prague (1948-1968), Seuil, 1996.
Premier chef du Commissariat général aux questions juives créé par le gouvernement de Vichy en mars 1941, Vallat avait été arrêté en 1944 et condamné à dix ans d’emprisonnement avant de bénéficier, fin 1947, d’une libération conditionnelle ordonnée par le ministre de la Justice, René Mayer, petit-fils d’un rabbin lorrain.
UJRE, Sionisme, antisémitisme et la grande conspiration contre la paix, janvier 1953, p. 56.
Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Robert Laffont, 1991 ; Arthur Kriegel, La Vie est un cadeau, Éditions de Paris, 2012.
L’ampleur du génocide des Juifs d’Europe a incité les États-Unis et le mouvement sioniste, sous l’égide de l’ONU, à envisager dès 1945 la création en Palestine d’un « foyer national juif » où les survivants pourraient s’installer. Cette initiative bénéficie d’emblée du soutien de Staline qui y voit l’occasion de bouter hors du Moyen Orient les Britanniques, puissance mandataire de laPalestine depuis 192359. Le 14 mai 1947, Andreï Gromyko, l’ambassadeur soviétique à l’ONU, approuve la création d’un « État judéo-arabe unique avec des droits égaux pour les Juifs et les Arabes », justifiée au nom de « l’aspiration des Juifs à la création d’un État à eux » ; en cas d’impossibilité, il prône « le partage en deux États indépendants, un État juif et un État arabe ». Le 29 novembre, avec le soutien décisif de l’URSS, l’ONU adopte à la majorité des deux tiers le plan de partage qui aboutit le 14 mai 1948 à la proclamation d’indépendance de l’État d’Israël, reconnu d’emblée par l’URSS et admis à l’ONU le 12 mai 1949.
Durant toute cette séquence, le camp communiste soutient le nouvel État, d’abord en autorisant plus de 200.000 Juifs rescapés d’Europe centrale à rejoindre la Palestine. Espérant que le nouvel État rejoindra lecamp communiste, Staline lui fournit jusqu’en février 1951 un armement important et organise une brigade internationale formée de Juifs recrutés dans les « démocraties populaires ». Ce qui permet aux Israéliens de s’opposer en 1948 à l’offensive de cinq pays arabes. Le PCF approuve cette politique. De leur côté, les socialistes de la SFIO soutiennent la création du nouvel État, d’autant que Blum avait créé en 1928 le Comité socialiste pour la Palestine et adhéré en 1929 à l’Agence juive pour la Palestine. En outre, il y a alors une proximité entre la SFIO et le parti Mapaï – parti sioniste de gauche, tandis que le PCF est proche du PC israélien, le Maki, et du parti sioniste marxiste, le Mapam.
Cependant, dès 1946-47, Staline est confronté àune situation contradictoire opposant ses impératifs de politique étrangère au Moyen Orient, et sa politique envers la communauté juive en URSS. En effet, le 19 novembre 1946, Mikhaïl Souslov, étoile montante de la direction soviétique, lui adresse un rapport où, après avoir hypocritement rappelé une phrase de Lénine – « Honte à qui sème l’hostilité envers les Juifs » –, il attaque le Comité antifasciste juif (CAJ), créé en 1942, dont « les activités aussi bien en direction de l’étranger qu’à l’intérieur de l’URSS, revêtent de plus en plus un caractère nationaliste sioniste et sont, de ce fait, politiquement nuisibles et intolérables ». Méthode classique d’inversion des responsabilités : l’URSS ne peut pas être antisémite puisqu’elle est « internationaliste », alors que les véritables antisémites sont les sionistes parce que nationalistes…
Et Souslov conclut : « Dans ses activités, le Comité ne se situe pas sur les positions idéologiques léninistes-staliniennes, mais sur celles du sionisme et du bundisme, de la bourgeoisie juive. […] Objectivement, dans les conditions soviétiques, le CAJ milite pour l’idée réactionnaire d’une nation juive bourgeoise60. » Le mot « juif », répété sur trois lignes indique assez le véritable sens du terme « sionisme », mot codé destiné à masquer un antisémitisme à usage interne. Or au même moment, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, deux personnalités juives très officielles, préparent un Livre noir qui rend compte, sur un millier de pages, de l’extermination des Juifs d’URSS par les nazis61. La conséquence du rapport Souslov est quasi immédiate : le 7 octobre 1947, la publication du livre, déjà sur épreuves, est interdite.
Parallèlement, fin septembre 1947, lors d’une réunion secrète en Pologne, les partis communistes d’URSS, des « démocraties populaires », de France et d’Italie sont convoqués pour entendre un « rapport » du dirigeant soviétique Andreï Jdanov qui inaugure la guerre froide ; il y explique que le conflit est irréconciliable entre les deux camps : d’un côté, le socialisme et la paix ; de l’autre le capitalisme et la guerre. Avec la guerre civile en Grèce et le blocus de Berlin par les soviétiques, la guerre froide devient intense et c’est dans ce contexte que Staline ordonne l’assassinat, le 12 janvier 1948, de Solomon Mikhoels, président du CAJ, camouflé en accident mais qui donne lieu à des funérailles grandioses ! Pourtant Staline soutient encore Israël dont la déclaration d’indépendance est signée en mai, en particulier par Golda Meir, bientôt nommée ambassadrice à Moscou. Le 3 octobre 1948, celle-ci participe aux cérémonies de la fête de Rosh Hashana dans la grande synagogue de Moscou, en présence de cinquante-mille Juifs, avec le traditionnel appel : « l’An prochain à Jérusalem ! ». C’est sans doute la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Dès la fin 1948, des membres du CAJ sont arrêtés et le Comité est dissout. Puis le 25 janvier 1949, Polina Jemtchoujina – femme de Molotov, haute personnalité soviétique et … fille d’un modeste tailleur juif – est arrêtée. Le lendemain, c’est le tour de Solomon Lozovski, mentor du CAJ et chef du Bureau d’information soviétique.
À partir de janvier 1949, pour mieux camoufler le caractère antisémite de cette politique, Souslov lance une violente campagne contre le « cosmopolitisme », utilisant la vieille sémantique antisémite du « sans racine ». Inédit dans le vocabulaire soviétique, le mot est lancé avec une connotation infamante, le 21 septembre 1948 dans la Pravda qui, le 27 février appelle à « démasquer et détruire l’idéologie cosmopolite d’une prétendue nation juive », amalgamant officiellement « cosmopolitisme », « nationalisme juif » et « sionisme ». Au même moment est diffusée une brochure de T. A. Genin où le sionisme est défini comme « une tendance réactionnaire et antidémocratique de la bourgeoisie juive ». Dès lors, identifié au « sionisme », à « l’occidentalisme » et à « l’impérialisme américain », le « cosmopolitisme » est pourchassé dans tous les domaines et les « suspects » sont dénoncés dans la presse sous leur nom d’origine – juif. Un véritable antisémitisme d’État se met en place qui vise à la fois à exacerber un ultra-nationalisme russe et à couper le monde soviétique de l’Occident afin d’éviter toute contamination idéologique ou politique – y compris dans les démocraties populaires.
Cette campagne débouche sur deux événements qui vont affecter durablement le PCF, pris à revers sur la question de l’antisémitisme. Le premier intervient le 21 novembre 1952, quand l’Humanité annonce l’ouverture à Prague du procès de Rudolf Slanski, secrétaire général du PC tchécoslovaque depuis 1945, et de treize de ses complices accusés d’espionnage et de conspiration. Le quotidien précise que onze des accusés sont « d’origine juive62 ». Le 25 novembre, l’Humanité souligne les relations des accusés avec Israël et les sionistes, associés au mot « juif » et à la famille Rothschild, tout en citant le chef du PC israélien, Samuel Mikounis qui souligne que « la dénonciation d’espions sionistes n’a rien à voir avec l’antisémitisme63 ». De son côté, la Naïe Presse, désireuse de manifester bruyamment son attachement à l’URSS, tient un discours beaucoup plus radical. Face aux accusations d’antisémitisme lancées par d’ex-communistes juifs, journalistes au Populaire socialiste et à Franc-tireur – dont Charles Ronsac, le futur éditeur du Livre noir du communisme en 1997 –, la Naïe Presse attaque ouvertement la judéité des accusés, associée à celle de ses ennemis politiques dans la communauté juive – les sionistes, les bundistes et les mapaïstes. Ces derniers, accusés d’avoir « pris la direction de l’appareil de propagande antibolchevique de Goebbels », sont qualifiés de « judenratler » – ils étaient des dirigeants juifs désignés de force par les nazis pour gérer les ghettos dans l’URSS et la Pologne occupées. Le 28 novembre, l’Humanité note discrètement que onze des accusés ont été pendus, l’un des deux épargnés étant Artur London – alias Gérard Eberfel, beau-frère de Raymond Guyot qui était membre du secrétariat du PCF. Libéré, revenu en France, London publiera en 1968 L’Aveu, célèbre ouvrage où il raconte la torture qui mène aux aveux truqués et à la mort64.
Les violentes polémiques du procès Slanski rebondissent quand le 14 janvier 1953 l’Humanité annonce l’arrestation à Moscou d’un « groupe de médecins criminels à la solde des services secrets américains et du Joint sioniste », présenté comme une « organisation nationaliste de la bourgeoisie juive internationale ». Le quotidien en profite pour accuser « le nationaliste bourgeois bien connu, Mikhoels » – assassiné cinq ans auparavant. Toute la presse communiste engage alors une violente campagne contre Israël et les « sionistes ». Le 16 janvier, la Naïe Presse, reprend un article paru dans Ce Soir – le quotidien dirigé par Louis Aragon – où Georges Soria, vieil agent soviétique au sein du PCF, précise que « quelques-uns de ces médecins criminels […] sont d’origine juive ». Le mot est lâché. Et le 17 janvier, l’Humanité reprend les termes de l’agence Tass qui accuse « les Juifs » et « les sionistes ». La Naïe Presse est beaucoup plus violente : « Les fauteurs de guerre juifs déchaînés ne voient déjà plus d’autre perspective […] qu’une nouvelle guerre sanglante, où ils rêvent de jouer le rôle, cette fois non seulement de kapos, mais d’officiers d’une Légion juive antibolchevique, aux côtés des SS allemands, afin de “libérer” nos frères d’Union soviétique et le monde communiste ». La conclusion est sans appel : « Les judenratler et les super-kapos n’auront pas la brigade SS juive dont ils ont rêvé. » Le 19 janvier, des Juifs non communistes organisent à Paris un grand meeting de protestation contre ce qu’ils estiment être une campagne antisémite à Moscou, ce qui met en fureur la Naïe Presse qui dénonce « un meeting de guerre fasciste antisoviétique des dirigeants sionistes-bundistes ».
Le 27 janvier, l’Humanité publie une « déclaration » de dix médecins parisiens, dont des Juifs, « au sujet des médecins terroristes démasqués en URSS » : « La mise hors d’état de nuire, en URSS, du groupe de criminels a rendu un très grand service à la cause de la paix ». Et de s’indigner qu’on ose « accuser l’Union soviétique d’antisémitisme », tout en appelant à « la vigilance et à la bonne foi du corps médical français».
La Naïe Presse du 24 janvier établit un gigantesque amalgame: « La racine profonde de l’alliance étroite des dirigeants bundistes- mapaïstes avec les nazis allemands, avec les Gardes blancs et autres pogromistes de l’émigration, avec les bandes du RPF et avec les libérateurs de Xavier Vallat et de ses maîtres65 ». Et le 29 janvier, plagiant la rhétorique de Jdanov, l’Humanité cite une phrase d’Ilya Ehrenbourg qui venait de recevoir le prix Staline : « L’Union soviétique est l’ennemie du racisme ». Une antienne reprise le même jour dans un article du Monde intitulé « L’antisionisme n’est pas l’antisémitisme », qui provoque une pleine page de protestation des lecteurs, mais qui est repris par la Naïe Presse. Un slogan qui fera florès dans l’extrême gauche française après le pogrom du 7 octobre 2023.
Parallèlement, l’UJRE publie fin janvier une importante brochure consacrée à la justification du procès de Prague où les accusés sont présentés comme partie prenante d’une vaste conspiration d’espionnage et de provocation à la guerre ; mais elle est obligée in extremis d’intégrer l’annonce de la conspiration des médecins du Kremlin. Elle publie même un long témoignage du jeune Henri Krasucki, leader des Jeunesses communistes juives à Paris, arrêté en janvier 1943, déporté et rescapé par miracle. En novembre 1952, Krasucki a visité l’URSS avec une délégation de la CGT – totalement contrôlée par les communistes depuis 1948 – et en est revenu ébloui, sans avoir remarqué la moindre trace d’antisémitisme66. Est ainsi inaugurée une manœuvre appelée à un grand avenir : mettre en avant un Juif qui sert d’alibi afin de démontrer que l’on n’est pas antisémite. Fidèle au parti jusqu’à sa mort en 2003, promu secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992, et membre du Bureau politique jusqu’en 1996, Krasucki sera contraint de faire appel au pouvoir gaulliste pour exfiltrer sa mère de Pologne où une nouvelle vague antisémite était lancée par le pouvoir communiste en 1968.
La mort de Staline, le 5 mars 1953, met fin à cette macabre mascarade et le 5 avril l’Humanité doit concéder que les médecins arrêtés à tort sont réhabilités, avant de citer le 8 avril un éditorial de la Pravda : « L’idéologie soviétique, créatrice de l’amitié entre les peuples ». Cependant l’épisode va laisser des traces profondes, provoquant une première rupture – et ce ne sera pas la dernière – de communistes juifs avec le PCF, comme par exemple l’historienne Annie Becker – future Kriegel –, fervente stalinienne responsable des intellectuels parisiens, démise en 1953 de ses fonctions de permanente et amenée à reprendre son métier d’enseignante avant de quitter le parti en 1957 ; tout comme son mari, le docteur Arthur Kriegel, qui avait refusé de signer la déclaration des médecins communistes67. Et le camouflage de l’antisémitisme derrière l’antisionisme, inauguré par Staline, sera, un demi-siècle plus tard, l’un des principaux mantras de l’islamo-gauchisme.
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