Résumé

Introduction

I.

L’échange dĂ©sintĂ©ressĂ© est-il possible ? Les fondements du don

1.

L’ambiguĂŻtĂ© fondamentale du don : la critique sĂ©lectionniste, la ploutocratie


2.

Le don, fondement des relations sociales chez Mauss

3.

Donner : ouvrir un nouvel horizon d’attente

4.

Le don des riches et l’exigence de la vertu

II.

L’économie de l’aide et du don : une rĂ©ponse Ă  l’individualisme ?

1.

La dimension honorifique du don : le cas de l’évergĂ©tisme grec, entre devoir civique et exigence d’élite

2.

La dimension morale du don : intĂ©rĂȘt sociopolitique et amour du prochain dans les sociĂ©tĂ©s chrĂ©tiennes mĂ©diĂ©vales

III.

La sĂ©cularisation du don : comment penser le don et la philanthropie dans le cadre d’une Ă©conomie de marchĂ© ?

1.

L’émergence de la philanthropie

2.

Le don et l’entreprise

IV.

Quelles structures pour donner aujourd’hui ?

1.

Place des fondations et types d’État-providence35

2.

En France, l’histoire des fondations est rĂ©cente

V.

Le don dans le judaĂŻsme

VI.

Le don en islam

1.

Le don dans le droit et le vocabulaire islamiques

2.

Le droit dans le monde islamique contemporain

3.

Le don chez les Français musulmans

Conclusion

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Résumé

L’importance de ce qui est implicite est gĂ©nĂ©ralement nĂ©gligĂ© : ainsi en est-il du don, et de la place qu’il prend dans les structures sociales. Un esprit idĂ©aliste voudrait voir dans le geste du don une gratuitĂ© absolue qui se rĂ©vĂšle vite trĂšs illusoire, un esprit pessimiste n’y verrait que la face Ă©mergĂ©e d’un intĂ©rĂȘt dissimulĂ©, un esprit comptable n’y percevrait que la manifestation de la persistance des inĂ©galitĂ©s entre riches et pauvres.

À rebours d’une vision strictement utilitariste des Ă©changes humains, l’analyse du don permet de dĂ©celer la part de gratuitĂ© et de libertĂ© qui peut demeurer dans « ce qui circule entre nous », selon l’expression de Jacques T. Godbout. La confiance, la crĂ©ation d’une attente et d’une forme d’émulation, sont les prĂ©supposĂ©s du don dans les Ă©changes Ă©conomiques, relationnels, et politiques : les diffĂ©rentes formes qu’ils prennent selon les sociĂ©tĂ©s nous en montrent la dimension implicitement structurante, et nous invitent Ă  chercher et questionner son Ă©quivalence pour la nĂŽtre.

De l’évergĂ©tisme grec Ă  la philanthropie moderne, en passant par la charitĂ© mĂ©diĂ©vale, des cadres de l’entreprise Ă  ceux de l’action publique, des relations sociales aux relations familiales, des Ă©changes matĂ©riels Ă  leurs Ă©quivalents spirituels dans les diffĂ©rentes religions, le don est un rĂ©pertoire d’action qui est autant un luxe pour les plus riches qu’une « vertu humaine de base ». Il repose sur un esprit de prodigalitĂ© et de libĂ©ralitĂ© qui n’est pas nĂ©cessairement proportionnel Ă  la richesse rĂ©elle, mais met en Ă©vidence le poids des choses et des hommes, et des liens qui les unissent, au-delĂ  de leur valeur monĂ©taire. Il peut alors devenir un moyen de contester la logique d’équivalence marchande qui, des domaines Ă©conomiques, tend Ă  s’étendre Ă  toutes les sphĂšres des relations humaines.

Claire-Marie MoriniĂšre,

ÉlĂšve Ă  l’ENS d’Ulm en philosophie, et Ă©tudiante en master de thĂ©orie politique Ă  l’école de la recherche de Sciences-Po Paris.

Claude Birman,

Professeur honoraire de chaire supĂ©rieure de philosophie en classes prĂ©paratoires, et de pensĂ©e politique et biblique Ă  l’IEP de Paris.

Wakil Belhaddad,

Ancien Ă©lĂšve de l'École normale supĂ©rieure, agrĂ©gĂ© de philosophie, doctorant en histoire de la philosophie (ENS Lyon/UCLouvain).

Vieille Bible en français, 1669. Ancien Testament. Pentateuque ou les Cinq Livres de Moïse. La genÚse. @Godong / Alamy

La reconstruction de Notre-Dame de Paris, les dĂ©buts de l’invasion russe en Ukraine, l’explosion du port de Beyrouth : autant d’Ă©vĂ©nements – et tant d’autres – qui soulĂšvent l’émotion et prĂ©cĂšdent des appels aux dons matĂ©riels ou financiers. La Fondation de France, l’Institut Curie, MĂ©decins sans frontiĂšres, le Secours catholique, la Fondation du patrimoine, sont autant de structures qui organisent des collectes de dons qu’ils affectent Ă  des programmes ou Ă  des projets, en France ou dans le monde.

À l’émotion qui suscite l’élan pour donner s’oppose facilement le pragmatisme de la gestion de fonds ; Ă  l’appel Ă  la charitĂ© spontanĂ©e se heurte le lĂ©gitime questionnement sur la transparence des affectations, l’institutionnalisation des contrĂŽles, et les luttes d’influence et de visibilitĂ© qui polarisent et opposent les causes. Il existe parfois un soupçon de principe Ă  l’égard de cette gĂ©nĂ©rositĂ© : elle serait l’aumĂŽne du riche qui se regarde donner, la pitiĂ© du haut du pavĂ©, qui irait en fait Ă  l’encontre des principes de justice prĂŽnĂ©s par une Ă©gale redistribution sociopolitique, structurĂ©e par l’État


Il semble ĂȘtre tout aussi facile de critiquer la philanthropie, que d’y adhĂ©rer : aux « bonnes Ɠuvres », au dynamisme des associations dont on constate au moins la nĂ©cessitĂ© Ă  dĂ©faut d’en concĂ©der la gĂ©nĂ©rositĂ©, on oppose aisĂ©ment les « Ɠuvres de madame » et la conscience soulagĂ©e du riche qui aura donnĂ© oĂč il faut et se gardera bien d’ĂȘtre discret sur sa propre libĂ©ralitĂ©.

Entre soupçon un peu cynique et excĂšs naĂŻf de charitĂ©, entre gestion pragmatique et libĂ©ralitĂ©, qu’est ce qui justifie, encore aujourd’hui, le geste du don ? Analyser le don nĂ©cessite de comprendre les logiques intersubjectives, mais aussi, Ă  un niveau collectif, le rapport de ce geste aux modes de relation créés par le fonctionnement de l’économie de marchĂ©, et par les modes de redistributions façonnĂ©s par l’État. L’opposition entre le rapport de don et le rapport marchand semble ĂȘtre au fondement du problĂšme ; nous aurons alors surtout Ă  interroger la maniĂšre dont la structure marchandisĂ©e des Ă©changes, la prioritĂ© particuliĂšre accordĂ©e aux intĂ©rĂȘts individuels dans ce cadre, et la formalisation institutionnelle et juridique que cela suppose, peuvent jouer sur ce « geste » au fondement de toute sociĂ©tĂ©.

Comme le souligne Jacques T. Godbout, au dĂ©but de son livre Ce qui circule entre nous (Seuil, 2009) : « Analyser le don, c’est prendre pour objet l’étude de ce qui circule entre les humains comme rĂ©sultat de la dynamique du lien social, rĂ©el ou symbolique. C’est observer ce qui circule de façon non indĂ©pendante du lien, par opposition Ă  ce qui circule en s’appuyant d’abord sur une logique ou une dynamique plus indĂ©pendante du lien social, comme le principe du droit et l’appareil Ă©tatique ou la dynamique du rapport marchand ».

I Partie

L’échange dĂ©sintĂ©ressĂ© est-il possible ? Les fondements du don

1

L’ambiguĂŻtĂ© fondamentale du don : la critique sĂ©lectionniste, la ploutocratie


Notes

1.

Richard Avramenko et Brianne Wolf, “Disciplining the Rich: Tocqueville on Philanthropy and Privilege”, The Review of Politics, 83.3 351–374, 2021 [en ligne].

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2.

Cf. par exemple chez Jacques Derrida, Donner le temps, Paris, Galilée, 1991.

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3.

Raymond Aron, Dix-huit leçons sur les sociétés industrielles, Gallimard, 1962, Leçon 1, pp. 70-71.

+ -

4.

Thomas Depecker, Marc-Olivier DĂ©plaude, et Nicolas Larchet, « La philanthropie comme investissement. Contribution Ă  l’étude des stratĂ©gies de reproduction et de lĂ©gitimation des Ă©lites Ă©conomiques », Politix, vol. 121, n° 1, 2018, pp. 9-27 ; Matthew Bishop et Michael Green, « The Birth of Philantrocapitalism », The Economist, 25 fĂ©vrier 2006.

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5.

cf. Lagemann (E. C.), ed., Philanthropic Foundations : New Scholarship, New Possibilities, Bloomington, Indiana University Press, 1999.

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6.

Nicolas Guilhot, Financiers, philanthropes. Sociologie de Wall Street, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 8.

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7.

Alexandre Lambelet, « 1. L’invention de la philanthropie au dĂ©but du xixe siĂšcle », La Philanthropie, Presses de Sciences Po, 2014.

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Le don semble doublement critiquable : d’une part, la critique envers les « ultra-riches » donateurs dont on attend qu’ils donnent mais dont on regarde la richesse avec un certain soupçon voire une forme de ressentiment. Ces ultra-riches peuvent ĂȘtre qualifiĂ©s de banksters1 ; le don est indirectement considĂ©rĂ© comme un faire-valoir sur la place publique, comme une manifestation supplĂ©mentaire de l’inĂ©galitĂ© d’un systĂšme : la sincĂ©ritĂ© du don gratuit comme acte de pure charitĂ© est bien difficile Ă  accepter2. Le don du riche est alors mĂȘme vu comme une sorte de concurrent dĂ©loyal au mĂ©canisme d’égale redistribution permis par la puissance publique, en ce qu’il manifeste le privilĂšge des riches Ă  faire valoir leur richesse, et leur gĂ©nĂ©rositĂ©. Les inĂ©galitĂ©s, qui sont le lot de toute sociĂ©tĂ©3, sont rendues plus manifestes par ce geste, qui suppose d’ĂȘtre reçu. La possibilitĂ© du don est alors vue comme une sorte de moindre mal qui ne persisterait que parce que les inĂ©galitĂ©s persistent et semblent insolubles.

La seconde critique adressĂ©e au don n’est pas directement celle des Ă©carts de richesses qu’il suppose mais plutĂŽt de l’affectation des dons et de l’usage social qui en est fait. DerriĂšre le don d’une grande entreprise Ă  une fondation, l’on garde toujours en tĂȘte l’écart entre les recettes de l’entreprise et la part, plus restreinte, consacrĂ©e au don. L’on suppose que ce don, bien loin d’ĂȘtre gratuit et dĂ©sintĂ©ressĂ© comme il prĂ©tend l’ĂȘtre, – ou comme on voudrait qu’il soit – est le rĂ©sultat d’un calcul d’intĂ©rĂȘts que l’on ignore et qu’il faudrait dĂ©voiler. Peu importe, alors, le niveau du don : le geste serait surtout symbole d’un paternalisme dĂ©placĂ© ; la valeur du don n’est rien, en effet, car il faudrait encore le recevoir de bonne grĂące. Peu importe, presque, ce que l’on fera de cette somme puisque la dimension financiĂšre du don, si elle est Ă©videmment essentielle, est indissociable de sa dimension sociale, culturelle, symbolique, et de la capacitĂ© Ă  le voir aussi comme tel.

L’informalitĂ© relative du don, la libre dĂ©cision du donateur de l’octroyer Ă  telle ou telle cause contredit enfin un certain principe d’égalitĂ© et d’universalitĂ©, que les Ă©carts de richesse contredisaient dĂ©jĂ  : le choix de certaines prioritĂ©s risquerait d’accroĂźtre encore les inĂ©galitĂ©s. Le don, comme manifestation de l’intĂ©rĂȘt particulier, semble ne pouvoir que s’effectuer au dĂ©triment de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, selon des critĂšres implicites et potentiellement injustes. C’est ainsi que l’on peut voir la philanthropie sous l’angle de l’investissement : Georges Soros, Bill Gates, Andrew Carnegie ou John Rockefeller ; si bien que l’on en vient Ă  parler de philanthrocapitalism4 , et que la philanthropie est devenue l’objet des philanthropic studies5 qui tendent Ă  en montrer les limites. Le don est alors vu comme une forme de reproduction du « capital global », sa critique une dĂ©nonciation de la constitution de trusts d’ « Ă©vasion fiscale ». Il s’agit dans cette perspective de stratĂ©gies de reproduction « successorales », d’un « phĂ©nomĂšne de second ordre, qui ne peut se concevoir que sur le fond d’une pratique d’accumulation de la richesse, qui est nĂ©cessairement premiĂšre, et non comme une pratique autonome dont la signification sociale serait uniquement de l’ordre du don dĂ©sintĂ©ressĂ© ou du dĂ©vouement Ă  une cause6 ». La philanthropie n’est-elle donc qu’un problĂšme de riches ?

Cette perspective se renforce si l’on considĂšre les dons affectĂ©s aux plaidoyers politiques : qu’une partie des leviers de l’action politique soient associĂ©s Ă  des fonds privĂ©s, qu’il y ait des choix partisans trop affirmĂ©s, que ceux-ci se situent, plus ou moins, en opposition Ă  la dynamique de l’action publique : alors le don prend-il une dimension contestataire par rapport Ă  la politique Ă©lectorale ; ce qui devient thĂ©oriquement, au regard de la dĂ©mocratie, tout Ă  fait contestable. Alexandre Lambelet, dans La Philanthropie7 (Presses de Sciences Po, 2014) souligne ainsi que la philanthropie s’est dĂ©veloppĂ©e en mĂȘme temps que la pratique dĂ©mocratique, comme outil utilisĂ© par les Ă©lites pour contrebalancer les effets d’un vote dont le rĂ©sultat leur dĂ©plaisait : « les riches – peu nombreux et profondĂ©ment hostiles aux institutions dĂ©mocratiques de leur pays qui les prive d’une influence politique directe – utilisent la philanthropie comme principale arme pour faire connaĂźtre leur point de vue et ainsi opposer une autoritĂ© morale Ă  la puissance publique qui les domine dĂ©sormais. […] Faire de la philanthropie, c’est d’abord et avant tout faire de la politique (publique) autrement, proposer une maniĂšre de penser la pratique politique diffĂ©rente de la pratique conventionnelle : pour reprendre des dĂ©finitions canoniques des mouvements sociaux, la philanthropie peut ainsi se dĂ©finir comme un « dĂ©fi collectif au systĂšme d’autoritĂ© » portĂ© par « des individus, des groupes et/ou des organisations engagĂ©s dans un conflit politique ou culturel sur la base d’une identitĂ© collective partagĂ©e ». Plus loin, il pointe cette logique contestataire qui, par son informalitĂ©, s’inscrit en faux contre les pratiques Ă©lectorales : « la philanthropie reste contestataire par rapport Ă  la politique Ă©lectorale (telle que dĂ©finie par les thĂ©ories prescriptives de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative) en ce qu’elle contrevient aux idĂ©es suivantes : que le vote constitue l’élĂ©ment clĂ© de la participation politique, que les volontĂ©s et les aspirations de la population doivent ĂȘtre portĂ©es par des Ă©lus ; que les Ă©lecteurs et les candidats battus doivent faire preuve de patience civique et attendre que le sort Ă©lectoral se renverse pour faire triompher leurs points de vue ; que le gouvernement des hommes passe par quelques grandes configurations stables de partis qui ont, Ă  travers le temps, un rĂŽle de traduction des demandes politiques et d’euphĂ©misation d’affrontements sociaux Ă©conomiques ».

Faudrait-il alors refuser toute structure de don (ou alors contrĂŽler leur « spontanĂ©itĂ© »?), au prĂ©texte qu’il n’est qu’hypocrisie, Ă©tant au service d’intĂ©rĂȘts dissimulĂ©s ? N’est-il pas seulement un pis-aller, une sorte de moindre mal face Ă  la persistance des inĂ©galitĂ©s ? Est-il juste d’associer le geste du don Ă  la richesse, et donc Ă  la persistance des inĂ©galitĂ©s ? Comment cependant penser les relations sociales si le don n’y a pas sa place, ou alors seulement comme « moindre mal » ? Peut-on, sinon, considĂ©rer que la charitĂ© collective doit ĂȘtre exclusivement le fait de la puissance publique ?

2

Le don, fondement des relations sociales chez Mauss

Notes

8.

Norbert Alter, « Théorie du don et sociologie du monde du travail », Revue du MAUSS, vol. n° 20, n° 2, 2002, pp. 263-285.

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9.

Jacques T. Godbout et Alain CaillĂ©, L’esprit du don La DĂ©couverte, 1992, chapitre 12.

+ -

10.

Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’Ă©change dans les sociĂ©tĂ©s archaĂŻques, PUF, Quadrige, 2007, p. 248.

+ -

Cette critique du don que nous avons mentionnĂ©e est Ă  la fois conjoncturelle (liĂ©e au contexte de la philanthropie Ă©mergente), mais Ă©galement plus gĂ©nĂ©rale, car elle est aussi ce qui a fondĂ© en leurs temps la critique chrĂ©tienne de l’évergĂ©tisme antique, puis la critique philanthropique des principes de charitĂ© chrĂ©tienne : Ă  chaque fois, le don Ă©tait « sĂ©lectionniste », et son dĂ©faut d’universalitĂ© manifestait son inefficacitĂ© et ses limites intrinsĂšques. Ces structures de don seraient-elles de tout temps des lieux de potentielles injustices, ou des mĂ©canismes accusant sans cesse les inĂ©galitĂ©s Ă©conomiques et sociales ?

Pour Mauss, dans son Essai sur le don, l’analyse du don montre un modĂšle d’échanges qui dĂ©joue pour une part les logiques marchandes modernes, en ce qu’il ne vise pas d’abord le profit ou la production de richesses. La dynamique analysĂ©e par l’anthropologue a irriguĂ© les recherches menĂ©es dans le domaine, et a servi de structure au champ d’analyse. Selon lui, les hommes donnent, et se sentent obligĂ©s par les dons qu’ils reçoivent : ce qui est un don « gratuit » et qui garde la forme du don gĂ©nĂ©reux exige en fait une double rĂ©ponse : la rĂ©ception, et le rendu. Il y a lĂ  ce que Mauss appelle un « systĂšme de prestations totales », qui crĂ©e un lien entre le donneur et le destinataire. Le don suppose ainsi une forme de dĂ©sintĂ©ressement ambigu, une gratuitĂ© redĂ©finie : bien que n’exigeant pas de stricte symĂ©trie reposant sur une Ă©quivalence de valeurs marchandes, il suppose cependant bien une forme de rĂ©ponse. Nous l’avons dĂ©jĂ  vu : cela concĂšde ainsi aux objets une valeur symbolique qui n’est pas corrĂ©lĂ©e Ă  cette valeur marchande. Cette valeur crĂ©e l’obligation informelle de recevoir, et de rendre, autre chose, possiblement sous une autre forme, et dans un dĂ©lai et une temporalitĂ© qui n’est pas strictement symĂ©trique ou Ă©quivalente : on parle alors de « contre-don ».

Au-delĂ  de l’apparente spontanĂ©itĂ© de la charitĂ©, et de la critique qui naĂźt lorsque l’on en perçoit l’ambiguĂŻtĂ©, il y a Ă  dĂ©celer une vĂ©ritable ritualisation, une vraie symbolisation de la rĂ©ciprocitĂ© fondant le lien social, qui n’est pas Ă  rĂ©duire Ă  l’échange d’intĂ©rĂȘts Ă©goĂŻstes vaguement corrompus. Le don n’est pas un pur altruisme, il doit bien intĂ©grer la question de l’intĂ©rĂȘt, des inĂ©galitĂ©s, de la violence parfois7. Cependant, par la place particuliĂšre confĂ©rĂ©e aux choses, qui deviennent porteuses d’un symbole social, il y a potentiellement dans le don un Ă©change, une boucle8 qui dĂ©passe les intĂ©rĂȘts des individus, leur intersubjectivitĂ©, qui est alors de l’ordre du collectif, et qui a quelque chose d’une ostentation non directement marchande. On peut penser Ă  l’échange de biens matĂ©riels, de richesses, de rites, de produits, mais aussi de politesses, de fĂȘtes, de danses qui rythment la vie sociale et politique dans les sociĂ©tĂ©s analysĂ©es par Mauss (la PolynĂ©sie, la MĂ©lanĂ©sie, et le Nord-Ouest amĂ©ricain). Il y a lĂ  une forme d’universalitĂ© culturelle d’une immense complexitĂ©. Cette dimension collective (les Ă©changes considĂ©rĂ©s ont toujours lieu entre ce que l’on appellerait aujourd’hui des « personnes morales ») appelle enfin Ă  considĂ©rer la dimension reprĂ©sentative que construit le geste du don. Les personnages reprĂ©sentant la collectivitĂ© sont revĂȘtus d’un rĂŽle qui dĂ©passe leur propre individualitĂ© : le chef est le reprĂ©sentant du clan dans l’antagonisme et dans l’affrontement « somptuaire » qui l’oppose Ă  un autre clan. Cette « prestation » fondĂ©e sur une telle reprĂ©sentation est le lieu d’une surenchĂšre, et d’une multiplication des pratiques agonistiques. Celles-ci crĂ©ent une Ă©mulation et une hiĂ©rarchie entre les clans et leurs reprĂ©sentants : l’enjeu est celui du prestige, de l’honneur ; au-delĂ  de la vie de l’ñme mĂȘme. « Au Nord-Ouest amĂ©ricain, perdre le prestige, c’est bien perdre l’ñme : c’est vraiment la « face », c’est le masque de la danse, le droit d’incarner un esprit, de porter un blason, un totem, c’est vraiment la persona, qui sont ainsi mis en jeu, qu’on perd au potlatch, au jeu des dons comme on peut les perdre Ă  la guerre9 ».

3

Donner : ouvrir un nouvel horizon d’attente

Notes

11.

Sur diffĂ©rents sens de la gratuitĂ©, voir Jacques T. Godbout, L’esprit du don, La DĂ©couverte (1992), chapitre 11.

+ -

12.

Norbert Alter, « Théorie du don et sociologie du monde du travail », Revue du MAUSS, 2002/2 n° 20, 2002, p.263-285, CAIRN.INFO [en ligne].

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13.

Jean-Claude MichĂ©a, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libĂ©rale, Flammarion, 2021.

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14.

Georges Orwell, Essais, articles, lettres, vol. 1 (1920-1040) Paris, Ivrea/Éditions de L’encyclopĂ©die des nuisances, 1995, p. 663, citĂ© par Bruce BĂ©gout, « Vie ordinaire et vie politique. George Orwell et la common decency », article publiĂ© dans le recueil L’Ordinaire et le Politique, PUF, 2006, pp. 99 Ă  119.

+ -

La critique du don touche Ă  sa mesurabilitĂ© (quantitĂ©, contrĂŽle, implique les riches
), Ă  l’intĂ©rĂȘt ou au mĂ©canisme de domination qu’il dissimulerait : considĂ©rer le don en l’espĂšce et s’attacher Ă  l’analyse du mode de relation qu’il implique modifie notablement la perspective. Cela introduit une dimension qualitative primordiale, qui n’est pas essentiellement celle d’une aliĂ©nation de celui qui reçoit envers celui qui donne. La valeur du don n’est pas d’abord marchande, elle est symbolique, sociale et quasi « spirituelle » tout en Ă©tant extrĂȘmement concrĂšte et matĂ©rielle. Surtout, elle est symbolique et relationnelle sans ĂȘtre uniquement ou essentiellement jeu d’intĂ©rĂȘts Ă©goĂŻstes et calculateurs. Il y a crĂ©ation d’un mode de relations qui n’est pas uniquement rĂ©gi par l’impĂ©ratif production/consommation, mais qui repose sur le dĂ©sir et sur la gratuitĂ© relative du lien social – gratuitĂ© conditionnĂ©e par son absolue nĂ©cessitĂ© pour l’ordre social10. Il ne s’agit alors pas de dire que le don reposerait sur une totale informalitĂ©, ou ne serait pas lieu d’inĂ©galitĂ©s ou de jeux d’intĂ©rĂȘts partisans : les analyses de Mauss, et toutes celles qui s’inscrivent dans sa lignĂ©e ne montrent pas autre chose. Elles montrent cependant des alternatives Ă  la logique d’équivalence marchande pure et permettent de dĂ©tacher les Ă©changes humains de la structure production/consommation pensĂ©e selon des termes de symĂ©trie stricte de valeurs : « Mauss insiste sur le fait que ces Ă©changes ne sont pas purement symboliques ou sociaux, dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Par exemple, les dĂ©penses somptuaires du potlatch doivent ĂȘtre comprises comme un moyen de dĂ©finir les rangs sociaux, et pas seulement de dilapider. Plus gĂ©nĂ©ralement, c’est l’intĂ©rĂȘt qui amĂšne Ă  donner, mais “cet intĂ©rĂȘt n’est qu’analogue Ă  celui qui nous guide” : il n’est pas qu’économique11 ». L’informalitĂ© juridique que l’on prĂȘte par ailleurs aux sociĂ©tĂ©s non marchandes est Ă©galement illusoire : la complexitĂ© des normes coutumiĂšres dont Mauss rend compte montre le contraire. C’est donc finalement la pure symĂ©trie, l’équivalence des valeurs inscrites dans les contrats, et la dimension non communautaire des Ă©changes qui serait spĂ©cifique Ă  notre contexte socio-Ă©conomique, et qui nĂ©cessite de repenser, en contexte, le geste du don.

Au-delĂ  de la critique de l’arbitraire et de la fragilitĂ© de la charitĂ©, ou de ce qu’elle serait le fait de personnes fortunĂ©es, il faut ainsi resituer le don financier tel qu’il est effectuĂ© aujourd’hui, dans le tissu social qu’il construit : si ce n’est pas un cadeau purement gratuit, et s’il serait parfaitement naĂŻf de le considĂ©rer ainsi, il est effectuĂ© en faveur d’actions choisies, il crĂ©e des obligations, un horizon d’attente spĂ©cifiques. Il ouvre vers l’action par la rĂ©ponse qu’il implique et l’attente qu’il crĂ©e, sans pour autant exiger une rĂ©ponse connue d’avance.

Le don est, Ă  l’instar d’une parole donnĂ©e, ce qui crĂ©e la confiance, fondement nĂ©cessaire Ă  tout ordre social et antĂ©rieur mĂȘme Ă  l’ordre contractuel qui en prend acte et le structure : comme le souligne Jean-Claude MichĂ©a dans L’Empire du moindre mal (2007), « la simple possibilitĂ© pratique d’établir des Ă©changes Ă©conomiques et des contrats juridiques (ce sont les deux grandes modalitĂ©s de la logique donnant-donnant) suppose ainsi, entre les individus qui dĂ©cident de privilĂ©gier ces relations particuliĂšres, un certain degrĂ© de confiance prĂ©alable et, par consĂ©quent, l’existence minimale, chez les diffĂ©rents partenaires, de dispositions psychologiques et culturelles Ă  la loyautĂ© ». Le seul calcul d’intĂ©rĂȘt, basĂ© sur une « neutralitĂ© axiologique » supposĂ©e, ne peut fonder vĂ©ritablement le don. Par consĂ©quent, limiter le don Ă  sa dimension utilitaire mĂ©connaĂźt profondĂ©ment la force et l’importance concrĂšte que prend cette « loyautĂ© ».

Recevoir un don suppose d’abord d’accepter sa propre limitation, son incomplĂ©tude et sa dĂ©pendance Ă  l’égard d’autrui : le donateur a « besoin » du destinataire, et celui-ci a « besoin » de celui-lĂ . ConsidĂ©rer le don comme une base de la relation entre individus suppose de reconnaĂźtre une dette symbolique Ă  l’égard de la sociĂ©tĂ©, qui prĂ©cĂšde l’individu. PlutĂŽt que de limiter l’analyse du don Ă  l’économie de marchĂ©, on peut Ă©mettre l’hypothĂšse que le don existait avant la marchandisation de l’économie. Ainsi, l’économie de marchĂ©, et les Ă©changes contractuels qu’elle suppose, ne peut exister que grĂące Ă  l’antĂ©cĂ©dence de la confiance et de la loyautĂ© dans les Ă©changes.

La loyautĂ© et la confiance qui prĂ©cĂšdent la « seconde nature » que constituent les formes du droit ne renvoie pas nĂ©cessairement Ă  une « idĂ©ologie du bien ». Se rĂ©fĂ©rant au concept de common decency utilisĂ© par George Orwell, Jean-Claude MichĂ©a explique que les « vertus humaines de base » sont en un sens impossibles Ă  mettre de cĂŽtĂ© : sans ĂȘtre une idĂ©ologie construite, elles forment une sorte de substrat inamovible et, en un sens, universel. Le contrĂŽle de la spontanĂ©itĂ© et de l’informalitĂ© des dons par des normes juridiques, quelles qu’elles soient, n’implique pas que le don, la force du lien social qu’il crĂ©e, disparaisse, et qu’il faille ainsi opposer « Ă©conomies de marchĂ© » et « Ă©conomie du don ». Jean-Claude MichĂ©a prolonge l’idĂ©e en montrant la dimension universelle de ce substrat vertueux : « Ces vertus, ou dispositions psychologiques et culturelles Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ© et Ă  la loyautĂ© […] admettent, naturellement, un nombre illimitĂ© de traductions particuliĂšres, et varient selon les diffĂ©rentes civilisations et les diffĂ©rents contextes historiques. Mais c’est prĂ©cisĂ©ment cette traductibilitĂ© permanente qui fonde, en derniĂšre instance, leur caractĂšre universalisable, par opposition aux simples idĂ©ologies du Bien qui ne peuvent Ă©tendre leur empire singulier (voire se mondialiser) que sur le mode privilĂ©giĂ© de la croisade et de la conversion. En revanche, la nĂ©gation de ces vertus Ă©lĂ©mentaires se manifeste toujours sous une forme identique : celle de l’égoĂŻsme et de l’esprit de calcul, conditions historiquement immuables de la volontĂ© de puissance, et, par consĂ©quent, de toutes les trahisons qui l’accompagnent inexorablement12 ». Ainsi le don est-il une de ces « vertus humaines de base » ou « valeurs morales de l’homme ordinaire13 » ? L’idĂ©e de George Orwell est d’attribuer cette common decency seulement aux classes populaires, mais il semble en exclure les « possĂ©dants et les dominants » qui auraient oubliĂ© cette « morale instinctive » : la vie ordinaire des moins privilĂ©giĂ©s est, pour l’auteur, « le dernier refuge de l’universel » que les riches et les puissants auraient perdu, et corrompu. Parmi les valeurs de la « dĂ©cence ordinaire » se trouve l’entraide, la solidaritĂ©, et le don. Il faut en effet prendre en compte comme des dons, des gestes aussi simples que l’obole de la veuve dans l’urne du temple, la discussion avec la personne sans domicile que l’on croise tous les matins en sortant de chez soi, le fait de porter le sac de courses de la vieille voisine qui n’a pas d’ascenseur, le ticket restaurant donnĂ© Ă  l’accordĂ©oniste du mĂ©tro : petits gestes simples que l’on n’ose mĂȘme plus faire, qui pourtant ne sont pas l’apanage des riches, et qui ne coĂ»tent rien Ă  ceux qui ont beaucoup. Au-delĂ  de l’attention aux plus pauvres, de l’éducation que cela suppose, qui peuvent ĂȘtre le fait de tous, il faut aussi pouvoir apporter une rĂ©ponse au sujet du don des plus riches qui, s’ils sont moins nombreux, constituent souvent l’apport financier majoritaire du don : George Orwell a-t-il raison de les exclure de la « morale instinctive » ? Peut-on dire, dans le cas du don des riches, qu’il crĂ©e vĂ©ritablement un lien et qu’il Ă©tablit un rapport de confiance ? Quelle place, alors, accorder aux critiques que nous avons mentionnĂ©es plus haut ?

4

Le don des riches et l’exigence de la vertu

Notes

15.

Montesquieu en fait le principe du fonctionnement dĂ©mocratique : voir L’Esprit des Lois, III, 3 ; il en fait Ă©galement le fondement de l’éducation en RĂ©publique (Ibid, IV, 1). Voir aussi dans Dix-huit leçons sur la sociĂ©tĂ© industrielle (Gallimard, p.100) la distinction que fait Raymond Aron : « Les thĂ©oriciens politiques du passĂ© considĂ©raient qu’une bonne sociĂ©tĂ© Ă©tait celle oĂč les hommes Ă©taient vertueux ; le sociologue d’aujourd’hui a tendance Ă  penser qu’une bonne sociĂ©tĂ© est celle qui utilise les vices des individus en vue du bien commun ».

+ -

16.

Richard Avramenko et Brianne Wolf, op. cit.

+ -

17.

Cf. aussi Raymond Aron, Les DĂ©sillusions du ProgrĂšs, I, 2 « Gouvernants et gouvernĂ©s » : s’appuyant sur les thĂ©ories nĂ©o-machiavĂ©liennes, Aron dĂ©nonce les idĂ©ologies qui voudraient faire croire Ă  la possibilitĂ© de la disparition des gouvernants : les gouvernĂ©s ayant pris le pouvoir tombent nĂ©cessairement dans les mĂȘmes travers que ceux qui les prĂ©cĂ©daient. Comme il le montre, une sociĂ©tĂ© sans diffĂ©renciation est impossible, et il faut toujours demeurer vigilant quant Ă  l’écart subsistant entre la « formule » qui prĂ©tend avoir rĂ©alisĂ© une certaine Ă©galitĂ©, et la rĂ©alitĂ© inĂ©galitaire qu’il faut continuer Ă  prendre en compte.

+ -

18.

Alexis de Tocqueville, Mémoire sur le paupérisme, 1835, p. 21.

+ -

19.

Alexis de Tocqueville, idem, p. 22.

+ -

ConsidĂ©rer le don met alors en exergue la nĂ©cessitĂ© de « cultiver la vertu », selon l’expression traditionnelle, en dĂ©mocratie libĂ©rale14 : si elle n’a plus de spontanĂ©itĂ© pour les riches, comme le dit George Orwell, il y a un travail Ă  mener pour que ce geste soit retrouvĂ©. Et il y aurait ainsi pour les riches une forme de vertu particuliĂšre Ă  dĂ©velopper, par opposition aux vices et aux soupçons de corruption qu’on leur prĂȘte si facilement ; cette vertu serait la philanthropie. Pour Alexis de Tocqueville, il y a mĂȘme une forme de leadership moral que les riches doivent assurer, quant Ă  la sauvegarde des libertĂ©s et Ă  l’amĂ©lioration des communautĂ©s locales15. Dans le MĂ©moire sur le paupĂ©risme, il souligne que, les hiĂ©rarchies sociales Ă©tant un Ă©tat de fait16, cette vertu participe Ă  une forme de « fĂ©odalitĂ© fonctionnelle », par opposition Ă  une « fĂ©odalitĂ© dysfonctionnelle » qui Ă©mergerait lorsque le pouvoir n’est plus associĂ© Ă  la responsabilitĂ© de donner.

Alexis de Tocqueville montre combien la charitĂ© doit ĂȘtre proportionnĂ©e aux moyens de chacun : les privilĂ©giĂ©s doivent donner davantage au vu de leurs ressources financiĂšres et culturelles tandis que les pauvres voient le don comme un intermĂ©diaire dans leur rapport Ă  la puissance publique, et une protection face aux abus possibles de celle-ci. Au-delĂ  de la vertu que le don exige des plus riches, le geste exige Ă©galement, des plus pauvres, une capacitĂ© de recevoir qui n’est pas non plus toujours spontanĂ©e : ce faisant, un lien est constituĂ© entre les plus riches et les plus pauvres, qui aurait sinon tendance Ă  se distendre, ou qui serait sinon conflictuel : « l’aumĂŽne individuelle Ă©tablit des liens prĂ©cieux entre le riche et le pauvre. Le premier s’intĂ©resse par le bienfait mĂȘme au sort de celui dont il a entrepris de soulager la misĂšre ; le second, soutenu par des secours qu’il n’avait pas le droit d’exiger et que peut-ĂȘtre il n’espĂ©rait pas obtenir, se sent attirĂ© par la reconnaissance, un lien moral s’établit entre ces deux classes que tant d’intĂ©rĂȘts et de passions concourent Ă  sĂ©parer et, divisĂ©es par la fortune, leur volontĂ© les rapproche17 ». Le philosophe critique mĂȘme la charitĂ© publique en ces termes : « loin de tendre Ă  unir dans un mĂȘme peuple ces deux nations rivales qui existent depuis le commencement du monde et qu’on appelle les riches et les pauvres, elle brise le seul lien qui pouvait s’établir entre elles, elle les range chacun sous sa banniĂšre ; elle les compte et, les mettant en prĂ©sence, elle les dispose au combat18 ».

II Partie

L’économie de l’aide et du don : une rĂ©ponse Ă  l’individualisme ?

Notes

20.

Voir aussi Vladimir JankĂ©lĂ©vitch, TraitĂ© des vertus, réédition complĂšte, tome 2 : Les Vertus et l’Amour, Paris, Flammarion, 1986 : il y rĂ©sume ainsi les critiques (« scrupules sĂ©lectionnistes, kantiens, socialistes ») faites sur le don : « l’aumĂŽne approfondit et institutionnalise la pauvretĂ© ».

+ -

21.

Jacques T. Godbout, « Avant-propos. L’entrĂ©e par le don », Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Le Seuil, 2009, p.13-17, CAIRN.INFO [en ligne].

+ -

Le don comme principe du lien social se situe, au point de vue collectif, dans une tension entre l’affect plus ou moins pĂ©rennisĂ©, plus ou moins contrĂŽlĂ© (qui Ă©quivaudrait au don) et la stabilitĂ© confĂ©rĂ©e par l’institutionnalisation (qui Ă©quivaudrait Ă  l’aide publique)19 : cette structure se constitue diffĂ©remment selon les contextes sociopolitiques.

Jacques T. Godbout souligne combien il est difficile, dans la modernitĂ©, de penser le don en dehors des structures marchandes qui induisent l’utilisation du vocabulaire Ă©conomique qui lui est associĂ© : « quantitĂ©, rendement, croissance, rationalitĂ©, productivitĂ©, calcul, Ă©quivalence monĂ©taire et marchande ». S’intĂ©resser au don dans la structure sociale revient Ă  se pencher sur « ce qui circule dans les sociĂ©tĂ©s sous une autre forme que le modĂšle marchand20 ». À la suite de Marcel Mauss, il appelle Ă  une recherche sur les formes de dons : il invite ainsi Ă  mettre Ă  distance les formes de « rationalitĂ© instrumentale » et la vision moderne de l’intĂ©rĂȘt Ă©goĂŻste et subjectiviste, pour considĂ©rer d’autres structures, dans leur spĂ©cificitĂ©.

1

La dimension honorifique du don : le cas de l’évergĂ©tisme grec, entre devoir civique et exigence d’élite

Notes

22.

Jean Andreau, Alain Schnapp et Pauline Schmitt-Pantel : « Paul Veyne et l’Ă©vergĂ©tisme », dans Annales. Économies, SociĂ©tĂ©s, Civilisations, 33e annĂ©e, N° 2, 1978. pp. 307-325.

+ -

23.

Jean Andreau, Alain Schnapp et Pauline Schmitt-Pantel, op. cit., p.212.

+ -

Paul Veyne Ă©tudie ainsi dans Le Pain et le cirque ce qu’il considĂšre ĂȘtre un fait primordial des sociĂ©tĂ©s antiques : l’évergĂ©tisme21. Le terme dĂ©signe, selon lui, « les dons d’un individu Ă  la collectivitĂ© » et se rapporte Ă  une universelle « magnificence » : tout homme, toute sociĂ©tĂ©, toute Ă©poque est touchĂ©e par ce phĂ©nomĂšne et l’objectif de l’historien est d’en montrer la spĂ©cificitĂ© pour les sociĂ©tĂ©s antiques. Il attribue le concept d’évergĂ©tisme Ă  des phĂ©nomĂšnes qui courent sur une longue pĂ©riode s’étendant de 300 av. J.-C jusqu’à 300 ap. J.-C., c’est-Ă -dire de la pĂ©riode hellĂ©nistique Ă  une longue partie de l’époque romaine, dans le bassin mĂ©diterranĂ©en. L’évergĂ©tisme a pour particularitĂ© d’ĂȘtre le geste d’ « un homme qui aide la collectivitĂ© de sa bourse » dans une sociĂ©tĂ© de notables qui Ă©merge dans les citĂ©s grecques Ă  l’époque de l’essor de la MacĂ©doine et des pratiques monarchiques. L’évergĂšte contribue Ă  l’équilibre des comptes publics et, ainsi, Ă  celui de l’ensemble de la sociĂ©tĂ©, sans que cela ne soit pour autant du ressort de l’impĂŽt ou de la redistribution, au sens strict. Cet invariant – non conceptualisĂ© comme tel dans les sociĂ©tĂ©s antiques – repose sur trois mobiles qui peuvent compter comme des dĂ©clinaisons de ce modĂšle de « magnificence » : « ils donnent par piĂ©tĂ©, ils donnent pour ĂȘtre honorĂ©s, ils peuvent aussi donner parce qu’ils s’intĂ©ressent Ă  une cause22 ». L’historien les distingue des dons affectĂ©s seulement Ă  des groupes privĂ©s, mais aussi de ce qui a plus tard Ă©tĂ© associĂ© Ă  la charitĂ© chrĂ©tienne. L’intĂ©rĂȘt de cette pratique rĂ©side dans son informalitĂ© : l’évergĂ©tisme est Ă  la fois spontanĂ© et forcĂ©, contrainte qui le distingue ainsi du mĂ©cĂ©nat limitĂ© Ă  une minoritĂ© de riches. Trois types d’évergĂ©tisme sont distinguĂ©s : l’évergĂ©tisme libre, assimilable au mĂ©cĂ©nat, l’évergĂ©tisme funĂ©raire, et l’évergĂ©tisme ob honorem. La participation aux magistratures et l’octroi des fonctions politiques les plus Ă©levĂ©es est quasi nĂ©cessairement rĂ©servĂ©e aux riches, puisqu’ils doivent ĂȘtre capables d’assumer une partie des charges matĂ©rielles qui en dĂ©coulent ; il y a alors dans l’exercice des fonctions publiques une forme de sacrifice non rĂ©munĂ©rĂ© voire largement coĂ»teux pour les notables qui sont en fait des oligarques reposants, pour Rome, sur des rĂ©seaux de clientĂšles. La participation Ă  la fonction publique et au financement de l’État est donc le fait de ces « notables ».

L’évergĂ©tisme n’est ainsi pas une prestation affectĂ©e automatiquement Ă  une dĂ©pense, une obligation ou un Ă©change marchand mais il renvoie Ă  une satisfaction matĂ©rielle, comme un cadeau et un hommage. Cette dimension honorifique distingue l’évergĂ©tisme de la charitĂ© et du don aux plus pauvres : il s’agit d’un don collectif, adressĂ© comme symboliquement Ă  l’ensemble de la CitĂ©, aux riches comme aux pauvres, et qui ne joue pas directement sur les tensions sociales relatives aux inĂ©galitĂ©s. Celles-ci, qui touchent Ă  l’existence des dettes et aux problĂšmes de rĂ©partition des terres agricoles, ne sont pas modifiĂ©es par l’évergĂ©tisme : la contrainte qui y est associĂ©e n’est pas de l’ordre politico-social comme pourrait ĂȘtre le don ou la charitĂ© effectuĂ©e dans un contexte postĂ©rieur de lutte des classes.

2

La dimension morale du don : intĂ©rĂȘt sociopolitique et amour du prochain dans les sociĂ©tĂ©s chrĂ©tiennes mĂ©diĂ©vales

Notes

24.

Philippe Jobert : La Notion de donation. Convergences : 630-750, Paris, Les Belles Lettres, 1977.

+ -

25.

Eliana Magnani, « Le don au Moyen Âge : pratique sociale et reprĂ©sentations. Perspectives de recherche », Bulletin du Centre d’Ă©tudes mĂ©diĂ©vales d’Auxerre, 2000, 4, pp. 62-74 [en ligne].

+ -

26.

Eliana Magnani, « Le don au moyen ùge. Pratique sociale et représentations perspectives de recherche », Revue du MAUSS, vol. n° 19, n° 1, 2002, pp. 309-322 ; Eliana Magnani, « Les médiévistes et le don. Avant et aprÚs la théorie maussienne », Revue du MAUSS, vol. 31, n° 1, 2008, pp. 525-544.

+ -

27.

Anita Guerreau-Jalabert, « Caritas y don en la sociedad medieval occidental », in Hispania. Revista Española de Historia, 60/1/204 (2000), p. 27-62 cité dans Eliana Magnani, « Les médiévistes et le don. Avant et aprÚs la théorie maussienne », Revue du MAUSS, vol. 31, n° 1, 2008, pp. 525-544.

+ -

28.

Eliana Magnani, « Le don au Moyen Âge. Pratique sociale et reprĂ©sentations perspectives de recherche », op.cit.

+ -

29.

Marcel Mauss, Essai sur le don, op.cit.

+ -

Le don médiéval, une « économie »

Dans les sociĂ©tĂ©s mĂ©diĂ©vales, la donation s’est structurĂ©e Ă  la croisĂ©e des formes de droits romains, germaniques et chrĂ©tiens23. Les mĂ©diĂ©vistes se rĂ©fĂ©rent d’abord largement au modĂšle anthropologique maussien, c’est-Ă -dire de Marcel Mauss, avant de chercher Ă  y apporter les spĂ©cificitĂ©s d’une Ă©tude plus historique24. Nous nous appuierons notamment sur deux articles d’Eliana Magnani, qui prĂ©sentent une synthĂšse de la question25.

Les mĂ©diĂ©vistes parlent d’une « Ă©conomie du don », qui repose sur les donations faites Ă  l’Église, ainsi que sur les dons Ă  connotation plus directement politiques (dona annuali rĂ©clamĂ©s par le roi, dons diplomatiques, largesses aristocratiques, repas liĂ©s aux paix et aux serments
). Eliana Magnani souligne ceci : « Les dons rĂ©ciproques constitueraient un systĂšme qui n’a pas la forme d’échanges Ă©conomiques, mais Ă©tabliraient des relations sociales, gĂ©nĂ©ratrices de formes de pouvoir et de liens de solidaritĂ©. Ce systĂšme serait pourtant ambivalent, l’échange de cadeaux pouvant ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme forme positive d’interaction entre les hommes et les parentĂšles, mais aussi comme des contre-dons agressifs, rĂ©vĂ©lateurs de relations conflictuelles. Ces deux formes ont le mĂȘme objectif : l’établissement et la reproduction de l’ordre social et Ă©conomique existant ». Nombre de biens ou de droits sont ainsi abandonnĂ©s au profit d’une Ă©glise, ou d’un monastĂšre. La pratique perdure largement entre le IXe et le XIIIe siĂšcle, avec un pic au Xe siĂšcle, puis dĂ©cline au moment oĂč se dĂ©veloppe la pratique testamentaire: dans le mĂȘme temps se dĂ©veloppent les circuits commerciaux et les premiers jalons d’une Ă©conomie de marchĂ©. Peu Ă  peu ce passage aboutit au fait que « les donations se font de moins en moins sous forme de terres, et de plus en plus en numĂ©raire ».

Le don et l’Église au Moyen Âge

La place de l’Église est donc prĂ©pondĂ©rante dans ces structures de donation, et les implications thĂ©ologiques sont trĂšs fortes : le don et l’offrande sont des actes fondamentaux dans leur rapport Ă  la fois au rite eucharistique et Ă  l’aumĂŽne aux plus pauvres. Le moment de la donation est un acte public, ritualisĂ©, en un sens assimilable Ă  la messe. Le don est alors ce qui fait la liaison, d’un point de vue immanent, entre les diffĂ©rentes sphĂšres de la sociĂ©tĂ©, et du point de vue de la transcendance, entre l’ici-bas et l’au-delĂ , entre les vivants et les morts nommĂ©ment confiĂ©s Ă  la priĂšre collective. Anita Gerreau parle ainsi d’une sociĂ©tĂ© fondĂ©e sur l’ « Ă©change gĂ©nĂ©ralisĂ© » et « dĂ©fend l’idĂ©e que, dans une sociĂ©tĂ© chrĂ©tienne qui se pense en relation au divin, le lien social se reprĂ©sente en termes de caritas […] et qui irrigue toute la sociĂ©tĂ©. La circulation des biens Ă©tant l’un des moyens au travers duquel on Ă©tablit et renouvelle des liens sociaux, c’est Ă  l’intĂ©rieur de cette logique de l’amour de Dieu par les hommes et des hommes envers Dieu et envers le prochain que les modalitĂ©s pratiques du don sont comprises par les hommes au Moyen Âge. Il s’agirait ainsi d’une circulation Ă  trois termes : le donateur, le donataire, en passant par Dieu26 ».

Dans le rapport aux pauvres, le geste du don est primordial, puisqu’il est prĂ©sentĂ© comme l’image de la relation Ă  Dieu : le don aux monastĂšres vise ainsi Ă  accomplir l’obligation d’assistance envers les plus pauvres, et la « charitĂ© » est la condition de la valeur spirituelle de l’aumĂŽne. Le bien terrestre ne se suffit effectivement pas Ă  lui-mĂȘme pour devenir un « trĂ©sor dans le ciel » : dans la lignĂ©e de Saint Augustin, l’efficacitĂ© de l’acte charitable doit ĂȘtre associĂ©e Ă  une conversion du donateur. Il s’agit ainsi de transformer les personnes et les biens en « quelque chose de mieux » : « cela revient par consĂ©quent Ă  concevoir que la transformation des biens et des personnes opĂ©rĂ©e grĂące Ă  la pratique du don est de nature similaire Ă  celle de la “commutation” eucharistique27 ». Le don est alors une participation au sacrifice christique : « le don permet ainsi au donateur laĂŻc d’intĂ©grer la communautĂ© rituelle du monastĂšre et de prendre place dans les Ă©changes avec Dieu ». Le don est alors au fondement du milieu social, et sous-tend autant la vie intĂ©rieure que la vie collective. Le salut des riches passe ainsi par le don aux pauvres, et un bien terrestre (temporalia) peut se transformer en caelestia, en « passeport vers le salut ».

Les différentes influences juridiques

Pour le haut Moyen Âge et le Moyen Âge central (jusqu’au XIIe siĂšcle), on note une forte influence du droit germanique, qui ferait prĂ©valoir les « dons rĂ©ciproques », en opposition au don inconditionnel en vigueur dans le droit romain. Cette rĂ©ciprocitĂ© ouvre la porte au concept de « contre-don » et au don « agonistique », c’est-Ă -dire fondĂ© sur une surenchĂšre croissante. Les dons sont alors autant des territoires, des cadeaux (occasions de rĂ©conciliations), des paiements : la rĂ©ciprocitĂ© serait une garantie de son efficacitĂ© lĂ©gale, impliquant des normes de droit prĂ©cises. Cela n’implique pas pour autant la mise en place d’échanges strictement marchands, puisque ces dons peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des gages d’amitiĂ©, d’amour, etc. Georges Duby, dans Guerriers et paysans, Ă©voque les « gĂ©nĂ©rositĂ©s nĂ©cessaires » qui suscitaient « des rĂ©seaux indĂ©finiment diversifiĂ©s d’une circulation de richesses et de services dans l’ensemble de la sociĂ©tĂ©. Cela instaure une â€œĂ©conomie du pillage, du don et de la largesse”, qui perdure globalement jusqu’à l’émergence de circuits commerciaux plus structurĂ©s vers la fin du XIe siĂšcle ».

La donation mĂ©diĂ©vale relie ainsi l’homme aux rĂ©alitĂ©s temporelles et matĂ©rielles (terres, biens matĂ©riels), Ă  ses contemporains, et aux rĂ©alitĂ©s cĂ©lestes : il n’est pas un « individu » divisĂ© et seul au monde, mais fait en un sens partie des res, des choses. On retrouvait dĂ©jĂ  cette caractĂ©ristique chez Marcel Mauss, Ă  propos du contre-don : « Ce mĂ©lange Ă©troit de droits et de devoirs symĂ©triques et contraires cesse de paraĂźtre contradictoire si l’on conçoit qu’il y a, avant tout, mĂ©lange de liens spirituels entre les choses qui sont Ă  quelque degrĂ© de l’ñme et les individus et les groupes qui se traitent Ă  quelque degrĂ© comme des choses. Et toutes ces institutions n’expriment uniquement qu’un fait, un rĂ©gime social, une mentalitĂ© dĂ©finie : c’est que tout, nourriture, femmes, enfants, biens, talismans, sol, travail, services, offices sacerdotaux et rangs, est matiĂšre Ă  transmission et reddition. Tout va et vient comme s’il y avait Ă©change constant d’une matiĂšre spirituelle comprenant choses et hommes, entre les clans et les individus, rĂ©partis entre les rangs, les sexes, et les gĂ©nĂ©rations28 ».

III Partie

La sĂ©cularisation du don : comment penser le don et la philanthropie dans le cadre d’une Ă©conomie de marchĂ© ?

1

L’émergence de la philanthropie

Notes

30.

Alexandre Lambelet, op.cit.

+ -

31.

Alexis de Tocqueville, De la DĂ©mocratie en AmĂ©rique, II, 5 « De l’usage que font les AmĂ©ricains de l’association dans la vie civile » (1840).

+ -

32.

Charles Tilly, La France conteste : de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986 [Cité par Lambelet, Alexandre, op. cit.].

+ -

33.

Burton Bledstein, The Culture of Professionalism: The Middle Class and the Development of Higher Education in America, New York (N. Y.), Norton, 1976.

+ -

34.

Norbert Alter, « Théorie du don et sociologie du monde du travail », Revue du MAUSS, vol. n° 20, n° 2, 2002, pp. 263-285.

+ -

La philanthropie est, en un sens, une professionnalisation de la charitĂ© : l’abandon des cadres de la donation d’Ancien RĂ©gime et les dĂ©buts de la sĂ©cularisation ont profondĂ©ment modifiĂ© le rapport au don entretenu par les sociĂ©tĂ©s occidentales. La philanthropie peut ĂȘtre vue comme une nouvelle expression de l’évergĂ©tisme antique, dans le cadre de l’économie de marchĂ©. Dans La philanthropie, Alexandre Lambelet la dĂ©finit ainsi : « la philanthropie, telle que nous l’entendons ici, est l’affectation volontaire et irrĂ©mĂ©diable d’un bien Ă  une cause particuliĂšre d’utilitĂ© publique. Plus spĂ©cifiquement, elle se distingue de la charitĂ© par trois dimensions : elle est pro-active, dĂ©localisĂ©e (nationale) et autonome29 ».

Elle apparaĂźt (comme, en un sens, les structures de l’Église mĂ©diĂ©vale et moderne), comme un pouvoir cohabitant et parfois lieu d’opposition Ă  la puissance publique. Nous avons dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© le fait que la philanthropie pouvait ĂȘtre lieu de contestation et que son Ă©mergence aux États-Unis dans le cours du XIXe siĂšcle Ă©tait liĂ©e Ă  une volontĂ© de limiter la puissance Ă©tatique pour sauvegarder les intĂ©rĂȘts particuliers : un passage30 de La DĂ©mocratie en AmĂ©rique (I, 2, 4) de Tocqueville explicite clairement cette idĂ©e.

« Un gouvernement ne saurait pas plus suffire Ă  entretenir seul et Ă  renouveler la circulation des sentiments et des idĂ©es chez un grand peuple, qu’à y conduire toutes les politiques industrielles. DĂšs qu’il essaiera de sortir de la sphĂšre politique pour se jeter dans une nouvelle voie, il exercera, mĂȘme sans le vouloir, une tyrannie insupportable ; car un gouvernement ne sait Ă©dicter que des rĂšgles prĂ©cises ; il impose les sentiments et les idĂ©es qu’il favorise, et il est toujours malaisĂ© de discerner ses conseils de ses ordres. […] Il est donc nĂ©cessaire qu’il n’agisse pas seul. Ce sont les associations qui, chez les peuples dĂ©mocratiques, doivent tenir lieu des particuliers puissants que l’égalitĂ© des conditions a fait disparaĂźtre. […] Dans les pays dĂ©mocratiques, la science de l’association est la science mĂšre ; le progrĂšs de toutes les autres dĂ©pend des progrĂšs de celle-lĂ . Parmi les lois qui rĂ©gissent les sociĂ©tĂ©s humaines, il y en a une qui semble plus prĂ©cise et plus claire que les autres. Pour que les hommes restent civilisĂ©s ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer se dĂ©veloppe et se perfectionne dans le mĂȘme rapport que l’égalitĂ© des conditions s’accroĂźt ».

La philanthropie se diffĂ©rencie de la charitĂ© chrĂ©tienne telle qu’elle s’exerçait dans les sociĂ©tĂ©s d’Ancien RĂ©gime sur trois aspects. Elle n’est pas mise en place par des communautĂ©s solidaires prĂ©existantes, elle devient anonyme, et elle est prise en charge par un corps professionnel spĂ©cialisĂ©, qui se constitue petit Ă  petit. L’action sociale n’a plus de dimension spĂ©cifiquement religieuse, mais se trouve rĂ©gie par les mĂ©thodes rationnelles liĂ©es Ă  l’industrialisation et aux modifications que cela entraĂźne sur le marchĂ© du travail. La philanthropie est un « rĂ©pertoire d’action » politique et contestataire (selon la classification de Charles Tilly31) : « les Ă©lites dĂ©trĂŽnĂ©es par le “dĂ©sĂ©tablissement religieux” autant que par la mobilisation politique du commun des mortels, se tournĂšrent vers la philanthropie et les associations volontaires comme alternative Ă  la politique Ă©lectorale32 ». La philanthropie repose alors sur les principes gĂ©nĂ©raux du don, mais est principalement le fait de l’élite qui investit en faveur du changement social qui correspond Ă  ses vues (comme par exemple les nouveaux philanthropes de la Silicon Valley).

2

Le don et l’entreprise

Notes

35.

Sous-jacente Ă  la question du don en entreprise se trouve Ă©galement celle du soin du lien social au travail : voir par exemple Dominique Paturel, « L’éthique du care, soutien de l’intervention sociale en entreprise », Revue Interventions Ă©conomiques, 51, 2014, [en ligne], Sur la question du don et de l’entreprise, voir Ă©galement Jacques T. Godbout et Alain CaillĂ©, L’esprit du don, La DĂ©couverte, 1992, chapitre 5.

+ -

Il y a quelque chose de paradoxal Ă  chercher la place du don dans le monde de l’entreprise oĂč, par excellence, les systĂšmes marchands prĂ©dominent. Comme l’a soulignĂ© Jean-Claude MichĂ©a dans L’Empire du moindre mal, il n’y a cependant pas d’opposition entre d’un cĂŽtĂ© le monde « marchand », structurĂ© par « les mĂ©canismes Ă©quilibrants du MarchĂ© et du Droit moderne », et d’un autre la naĂŻve charitĂ© ou (peut-ĂȘtre est-ce semblable) la fausse charitĂ© pleine d’intĂ©rĂȘts plus ou moins dissimulĂ©s. Il l’analyse ainsi : « le MarchĂ©, le Droit (et l’État lui-mĂȘme) constituent, en effet, des formes de socialisation nĂ©cessairement secondaires ». Il rĂ©fute l’idĂ©e selon laquelle l’intĂ©rĂȘt seul pourrait faire fonctionner un systĂšme social en reprenant le paradigme du « dilemme du prisonnier » : « Aucun calcul rationnel, c’est-Ă -dire aucun calcul ancrĂ© dans la seule axiomatique de l’intĂ©rĂȘt ne peut jamais permettre Ă  des individus supposĂ©s Ă©goĂŻstes d’entrer d’eux-mĂȘmes dans le cercle enchantĂ© de la confiance et donc de s’accorder sur la solution qui serait la meilleure pour eux. […] Ainsi que le reconnaĂźt l’Ă©conomiste Ian O. Williamson, “une confiance fondĂ©e sur le calcul constitue une contradiction dans les termes” ».

Des modalitĂ©s de calcul « non-rationnels » peuvent aussi ĂȘtre pris en compte pour ce qui est de l’entreprise. La rĂ©alisation d’un contrat implique toujours un certain dĂ©lai et repose sur une forme de promesse : elle est donc toujours diffĂ©rĂ©e dans le temps. Le contrat demeure en attendant incomplet, et exige entre les contractants une « forme de coopĂ©ration qui n’est ni mĂ©canique ni solide ». Comme l’explique Norbert Alter33, la confiance est une forme que prend le don dans ce contexte : « si toutes les relations en organisation Ă©taient stratĂ©giques, uniquement stratĂ©giques, mises en Ɠuvre pour obtenir un avantage, le plus souvent au dĂ©triment de l’autre, on ne pourrait pas « faire organisation », personne n’acceptant de renoncer Ă  des avantages au profit d’un intĂ©rĂȘt collectif, et personne ne faisant suffisamment confiance Ă  l’autre pour trouver de bonnes raisons de coopĂ©rer. Cela explique largement la pĂ©rennitĂ© des relations et de la confiance malgrĂ© la prĂ©sence de stratĂ©gies Ă©goĂŻstes et des trahisons ». Le systĂšme de l’entreprise (travail, emploi, salaire) s’apparente donc au « phĂ©nomĂšne social total », ce qui suppose qu’y soient intĂ©grĂ©s, outre des Ă©lĂ©ments directement propres au travail, des dimensions affectives, des projets, du civisme
 »

L’auteur mentionne plusieurs Ă©lĂ©ments en ce sens, qui touchent notamment Ă  la relation employeur/employĂ©. Celle-ci ne fonctionne pas selon une stricte Ă©quivalence, mais selon un systĂšme « d’endettement mutuel » : les salariĂ©s « donnent » leur contribution active au fonctionnement de l’atelier ou de l’entreprise pour que les directions soient amenĂ©es Ă  « donner Ă  leur tour » l’autonomie. C’est ainsi la situation d’endettement mutuel qui permet la coopĂ©ration et l’efficacitĂ©, bien plus que la nĂ©gociation conçue comme un moyen de gĂ©rer des intĂ©rĂȘts bien connus de part et d’autre, et dĂ©fendus de maniĂšre optimisatrice ». L’auteur prend ensuite l’exemple du « renvoi d’ascenseur », des « coups de main » : pour cela, la « rĂ©ciprocitĂ© de l’échange est diffĂ©rĂ©e, sans dĂ©lais prĂ©cis », « l’échange est ininterrompu car il ne s’agit pas d’un moment particulier, la structure sociale assurant l’existence de ces formes de coopĂ©ration », et, enfin, « l’échange ne fonctionne pas suivant le registre de l’équivalence (je te donne ce que je te dois), mais selon le principe de l’endettement mutuel (on est dans une relation de rĂ©ciprocitĂ© permanente) ». L’analyse du monde du travail permet ainsi de voir comment les structures marchandes sont toutes imbriquĂ©es dans des logiques de don : « l’idĂ©e selon laquelle le cycle du don/contre-don engage un endettement mutuel explique bien mieux la coopĂ©ration que la contrainte ou le contrat35 ». Finalement, que ce soit en entreprise ou dans tout autre cadre, le geste du don recĂšle une beautĂ© particuliĂšre lorsqu’il est le premier mouvement d’une relation : en ce sens, il est un pari qui n’aboutit pas nĂ©cessairement Ă  un cycle d’échange, si l’autre parti n’accorde pas de rĂ©ponse. Norbert Alter cite alors Georg Simmel (Les Pauvres, 1998) : « Ce n’est que quand nous sommes les premiers Ă  accomplir le don que nous sommes libres, et c’est la raison pour laquelle il y a, dans la manifestation initiale qui ne se fait pas par remerciement, une beautĂ©, une spontanĂ©itĂ© de l’offrande, un surgissement, un Ă©panouissement Ă  destination de l’autre, Ă  partir, en quelque sorte, du virgin soil de l’ñme ».

IV Partie

Quelles structures pour donner aujourd’hui ?

1

Place des fondations et types d’État-providence35

Notes

36.

Gosta Esping-Andersen, Les Trois mondes de l’État-providence, Paris, PUF, 1990. Voir aussi Francis Charhon, La Philanthropie. Des entrepreneurs de solidaritĂ©, Paris, Fondapol, mai 2012 [en ligne].

+ -

37.

Voir Alexandre Lambelet, op. cit.

+ -

38.

Bruno Palier, « Les Ă©volutions des systĂšmes de protection sociale en Europe et en France. Une perspective institutionnelle comparĂ©e », Pouvoirs, 82, 1997, p. 160-161 ; Christelle Mandin et Bruno Palier « L’Europe et les politiques sociales : vers une harmonisation cognitive des rĂ©ponses nationales », dans L’intĂ©gration europĂ©enne, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 255-285 citĂ© par Alexandre Lambelet.

+ -

39.

Charles Sellen et Anna Maheu, « L’activitĂ© philanthropique reflĂšte la participation civique Ă  la dĂ©mocratie aux États-Unis », La Fonda, Tribune Fonda n° 259, septembre 2023 [en ligne].

+ -

40.

European Foundation Center, Comparative Highlights of Foundation Laws: the Operating Environment for Foundations in Europe, Bruxelles, EFC, 2011.

+ -

Nous l’avons rapidement Ă©voquĂ© : le don est vu comme un complĂ©ment, voire comme un concurrent potentiel de l’action redistributrice de l’État. Dans le contexte occidental des États-providence corrĂ©lĂ©s Ă  l’économie de marchĂ©, le don prend une place particuliĂšre selon les spĂ©cificitĂ©s de chaque modĂšle. À plusieurs formes d’État-providence correspondent ainsi plusieurs structurations du mode de don36 :

– Un modĂšle libĂ©ral (anglo-saxon) aux États-Unis et au Royaume-Uni, oĂč dĂ©penses publiques peu importantes et large secteur non lucratif ;

– Un modĂšle social-dĂ©mocrate (scandinave, en SuĂšde par exemple) : l’État finance et fournit les services en matiĂšre d’État social, Ă©troit espace disponible pour les organisations Ă  but non lucratif ;

– Un modĂšle corporatiste (rhĂ©nan) : l’État est fort mais il est contraint de faire cause commune avec des organisations Ă  but non lucratif qui l’avaient prĂ©cĂ©dĂ© pour instaurer l’État social. Cela implique un retrait partiel de l’État, et Ă©vite les demandes radicales en matiĂšre sociale ;

– Un modĂšle Ă©tatique (latin, mĂ©diterranĂ©en) : l’État garde la main sur l’ensemble, mais sans ĂȘtre l’instrument de la classe ouvriĂšre comme chez les sociaux-dĂ©mocrates.

En France par exemple, la philanthropie reste pour une large part l’affaire de l’État ; celui-ci a des places rĂ©servĂ©es dans les conseils de fondation, et conçoit la philanthropie comme un acteur de stratĂ©gie d’action publique ; par exemple, la Fondation de France qui doit participer au financement de la crĂ©ation du ministĂšre de la Culture.

Les acteurs du don sont favorables Ă  une libĂ©ralisation du systĂšme puisqu’un systĂšme plus libĂ©ral incite au don. Il y a donc la volontĂ© chez les acteurs de la philanthropie de reculer l’État-providence, ou du moins Ă  en limiter les prĂ©rogatives, et les structures du don sont un levier d’action parmi d’autres pour diminuer la part des missions publiques dans la protection sociale des familles et de la sociĂ©tĂ© civile37.

L’économiste Charles Sellen38 explique qu’il y a – encore aujourd’hui – une grande diffĂ©rence de perception de la philanthropie entre la France et les États-Unis. Selon lui, la philanthropie est facilitĂ©e aux États-Unis par une culture du don et du contre-don trĂšs installĂ©e, qui a cependant tendance Ă  s’éroder du fait de l’appauvrissement et d’un certain repli sur soi des classes moyennes. Le don des plus riches demeure une constante « parce qu’il est considĂ©rĂ© comme moralement et socialement inacceptable de ne pas redonner quelque chose Ă  la sociĂ©tĂ© lorsqu’on a rĂ©ussi financiĂšrement ». On retrouve ainsi une forme contemporaine de l’évergĂ©tisme, de plus associĂ©e Ă  une conscience du politique plus « patriote » malgrĂ© le multiculturalisme et une place plus importante du religieux. En France, les donateurs sont mieux rĂ©partis selon les classes sociales : les riches, assujettis Ă  l’impĂŽt sur la fortune immobiliĂšre (IFI), considĂšrent qu’ils font un effort suffisant par l’impĂŽt et ne profitent pas du dispositif avantageux du don sur l’IFI : la philanthropie joue un rĂŽle beaucoup moins important dans la vie dĂ©mocratique car l’État est considĂ©rĂ© comme l’acteur principal de l’égalisation des conditions, tandis que les religions, leviers important de la gĂ©nĂ©rositĂ©, sont thĂ©oriquement confinĂ©es Ă  la vie privĂ©e. Les divergences de modĂšle au sein mĂȘme de l’Union europĂ©enne posent la question de la possibilitĂ© d’une europĂ©isation des structures, qui permettraient une certaine unification39.

2

En France, l’histoire des fondations est rĂ©cente

Notes

41.

Nathalie Birchem, « La Fondation de France, poids lourd de la philanthropie à la française », La Croix, 11 mars 2019 [en ligne].

+ -

42.

Arthur Gauthier et Laurence de Nerveaux, « L’état de la recherche sur le don en France », Essec Business School et Fondation de France, dĂ©cembre 2015 [en ligne] ; et Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 Ă  nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 95-99.

+ -

43.

Hadrien Riffaut, Séverine Dessajan et Delphine Saurier, « Solitudes 2023. (Re)liés par les lieux. Une approche territoriale et spatiale des solitudes et du lien social », Observatoire de la philanthropie, janvier 2024 [en ligne].

+ -

La Fondation de France

En 1969, sous l’impulsion du gĂ©nĂ©ral de Gaulle et d’AndrĂ© Malraux et Ă  partir d’un rapport de Michel Pomey, la Fondation de France est instituĂ©e : il s’agit de « crĂ©er un outil pour mobiliser la gĂ©nĂ©rositĂ© libre au service de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral », comme l’explique la directrice gĂ©nĂ©rale, Axelle Davezac40. Les fondations sont alors trĂšs peu dĂ©veloppĂ©es (on en compte 250, contre 15.000 aux États-Unis). La difficultĂ© de la France, selon Pierre Rosanvallon41, vient du fait que la dĂ©mocratisation passe par l’abrogation du systĂšme fĂ©odal et par le rejet des corps intermĂ©diaires : l’État doit produire la nation, et le don est perçu comme un concurrent potentiel Ă  cette construction.

Depuis sa crĂ©ation, la Fondation de France, en s’appuyant sur des bĂ©nĂ©voles, a ainsi servi de point d’appui important sur de nombreux sujets, rĂ©partis selon 32 programmes d’action : l’aide aux personnes vulnĂ©rables, le dĂ©veloppement de la connaissance, le rapport entre l’homme et l’environnement. Constatant par exemple la nĂ©cessitĂ© d’actions en faveur de la protection de l’environnement, elle finance des actions sur cette thĂ©matique dĂšs les annĂ©es 1970 ; ayant perçu les carences de la prise en charge des personnes ĂągĂ©es, elle participe dans les annĂ©es 1980 Ă  l’émergence des soins palliatifs, encore trĂšs sous-dotĂ©s de nos jours. Plus rĂ©cemment, la Fondation participait au recueil des dons pour la restauration de Notre-Dame de Paris, Ă  hauteur de 25 millions d’euros.

Qui donne et pourquoi ?

La Fondation de France publie rĂ©guliĂšrement les chiffres du don en France : pour 2019, trois Ă©lĂ©ments principaux sont relevĂ©s quant Ă  l’origine des dons42 :

– une progression du montant global des dons des particuliers, malgrĂ© le nombre de donateurs en baisse : sont dĂ©clarĂ©s prĂšs de 2,9 md€ en 2019 (alors qu’environ 5 md€ de dons sont effectuĂ©s, ce qui est dĂ» au fait que les Français ne dĂ©clarent pas nĂ©cessairement les dons). La croissance relative est portĂ©e par les plus aisĂ©s et les plus ĂągĂ©s ;

– une forte croissance du mĂ©cĂ©nat d’entreprise, particuliĂšrement marquĂ©e par les petites entreprises : on compte alors plus de 3,5 md€, avec 46% des dons issus de petites entreprises ; le rapport de l’Observatoire de la philanthropie note que le nombre de trĂšs petites entreprises dĂ©clarant des dons a Ă©tĂ© multipliĂ© par quatre entre 2010 et 2018 : elles reprĂ©sentent deux entreprises mĂ©cĂšnes sur trois ;

– des libĂ©ralitĂ©s en hausse : 1,35 md€ sont rassemblĂ©s au titre de legs, de donations, d’assurances-vie. Plusieurs grandes ONG en sont bĂ©nĂ©ficiaires, notamment des associations catholiques (Apprentis d’Auteuil, Secours catholique
).

Nombre d’entreprises mĂ©cĂšnes et montant du mĂ©cĂ©nat par chiffre d’affaires (CA) en 2018 (en %)

Source :

« Panorama national des générosités. 2Úme édition », Observatoire de la philanthropie, Fondation de France, 2021 [en ligne].

Notes

44.

Nathalie Birchem, op. cit.

+ -

Les dons ne constituent qu’une faible part (4 Ă  5%) du revenu des 1,35 million d’associations, qui sont parmi les principaux destinataires des dons particuliers en France : 45% des Français sont membres d’une association, et 32% sont des bĂ©nĂ©voles actifs ; le don ou le bĂ©nĂ©volat ne sont ainsi pas seulement le fait des plus aisĂ©s ; don et bĂ©nĂ©volat constituent nĂ©anmoins un mode d’action trĂšs rĂ©pandu, d’autant plus si l’on prend en compte les dons adressĂ©s aux fondations ou aux organismes publics. Ainsi, le secteur social, mĂ©dicosocial et de la santĂ© concentre 40% des dons, les religions 23% et 19% vont Ă  l’éducation et Ă  la recherche.

Les structures et les modes du don

AprÚs la création et le développement de la Fondation de France, une structure juridique se met peu à peu en place pour favoriser les dons financiers. En 1987, une premiÚre loi est spécifiquement dédiée aux fondations.

Les fondations ont doublĂ© leurs effectifs depuis 2001, tandis que 2000 fonds de dotation ont vu le jour au dĂ©but des annĂ©es 2010, ce qui marque un net essor du systĂšme. L’argent des fondations qui devient alors un marchĂ© Ă©conomique Ă  part entiĂšre : cela permet par exemple une diversification des activitĂ©s pour les entreprises bancaires, et fait l’objet de lĂ©gislations spĂ©cifiques.

À la fin des annĂ©es 1980, la France abandonne le modĂšle d’une dĂ©duction des dons effectuĂ©s du revenu imposable, comme aux États-Unis et en Suisse, et choisit un systĂšme reposant sur la rĂ©duction d’impĂŽt Ă©quivalente Ă  un pourcentage du don. La loi Aillagon de 2003 structure la fiscalisation des dons, et y incite fortement : les Français qui effectuent un don bĂ©nĂ©ficient d’une rĂ©duction d’impĂŽt Ă©quivalente Ă  66% de la valeur du don dans la limite de 20% du revenu imposable du donateur. Cela repose sur l’idĂ©e que l’on peut contribuer au bien public non seulement par l’impĂŽt, mais aussi par le don. Comme le souligne Axelle Davezac, cette incitation au don a produit une hausse sensible des revenus qui y sont liĂ©s43.

Plusieurs modes de collecte ont Ă©tĂ© mis en place : le publipostage, les quĂȘtes sur la voie publique (162 millions d’euros), les collectes en ligne (80 millions d’euros en 2019 pour le crowdfunding).

V Partie

Le don dans le judaĂŻsme

Notes

45.

Traduction de Henri Meschonnic, in Gloires, 2001, éd. Desclée de Brouwer.

+ -

1– Le don est cette abondance bĂ©nĂ©fique, dont la notion fonde l’éthique biblique, et par suite la culture juive, qui s’en inspire au plus prĂšs depuis le commencement de son Ă©laboration antique, il y a plus de trois mille ans. Plus prĂšs de nous, le philosophe juif MaĂŻmonide de Cordoue, dans son Guide des perplexes du XIIe siĂšcle, traduit de l’arabe par Salomon Munk au XIXe siĂšcle, dĂ©finit au livre III, 54, le mot d’hĂ©breu biblique Hessed comme « un excĂšs de libĂ©ralitĂ© », un don gratuit « Ă  qui on ne doit absolument rien ». Cette bontĂ© est donc d’abord par excellence celle du Dieu de la Bible envers son peuple : celle « des bienfaits de Yhwh » envers « la Maison d’IsraĂ«l » (IsaĂŻe 63:7). Élargissant cette formulation prophĂ©tique jusqu’à son sens cosmique monothĂ©iste, MaĂŻmonide ajoute que « c’est par la bontĂ© divine que le monde a Ă©tĂ© construit », interprĂ©tant ainsi la formule laconique du Psaume 85:3 : « ‘olam ‘hessed ibanĂ© », selon une lecture suivie par la fameuse King James Version anglaise du XVIe siĂšcle : “the world is built by love”. En outre, comme en hĂ©breu le mot « monde » : ‘olam, est une durĂ©e plutĂŽt qu’un espace, cette « construction » est une crĂ©ation continuĂ©e, celle de la « bontĂ© » absolue du Dieu toujours en acte de Spinoza, par laquelle le monde subsiste et se renouvelle, et dont provient la notion de « durĂ©e crĂ©atrice » chĂšre Ă  Bergson.

2– Cette exĂ©gĂšse mĂ©diĂ©vale de MaĂŻmonide ouvre la voie Ă  l’humanisme moderne, Ă  partir de ses fondements antiques. Car, pour les hommes, ĂȘtre créés « Ă  l’image de Dieu », selon la formule de GenĂšse 1:26, c’est ĂȘtre capables de participer de cette divine gĂ©nĂ©rositĂ©, de cette gratuitĂ© susceptible d’élever l’espĂšce humaine de la soumission Ă  la nĂ©cessitĂ© physique naturelle rĂ©pĂ©titive, Ă  la libertĂ© morale crĂ©atrice. Hannah Arendt a insistĂ©, de nos jours, dans son beau livre sur la condition humaine, sur ce passage, par la civilisation matĂ©rielle et la culture, de la nĂ©cessitĂ© Ă  la libertĂ©. Elle rappelle que « le travail libĂšre du travail », selon la formule de Karl Marx, qu’il peut nous dĂ©livrer de l’asservissement aux contraintes rĂ©pĂ©titives de la satisfaction des besoins naturels, par l’inventivitĂ© du progrĂšs technique et de l’automation. Et cette dĂ©livrance peut ouvrir la voie au loisir des activitĂ©s libres et crĂ©atrices, grĂące auxquelles un monde proprement humain se bĂątit dans la durĂ©e. L’humanisme moderne appelle tous les hommes Ă  cette Ɠuvre commune, contre les pratiques esclavagistes, qui rĂ©serveraient Ă  une Ă©lite arrogante les privilĂšges de la culture et de l’action libre.

3– Cet humanisme moderne est ainsi en filiation avec l’éthique biblique. Le rituel de la PĂąque juive, qui Ă©voque le rĂ©cit biblique de l’Exode, celui de la fuite du peuple hĂ©breu asservi hors de l’oppression impĂ©riale pharaonique, est Ă©troitement liĂ© Ă  l’exigence Ă©thique et politique du passage de la servitude Ă  la libertĂ© : le mot passage est le sens mĂȘme du mot hĂ©breu « pessa’h », translitĂ©rĂ© « PĂąque » en français, et traduit par « Pass over » en anglais. De mĂȘme, la prescription rituelle du repos sabbatique, inscrite dans le DĂ©calogue en Exode 20, ordonne le labeur des six jours de la semaine de travail vers son dĂ©passement libĂ©ral, un septiĂšme jour de trĂȘve, de mise Ă  distance des nĂ©cessitĂ©s, des intĂ©rĂȘts et des passions, un jour de gratuitĂ©, de pur Hessed, comme un NoĂ«l hebdomadaire. DĂ©jĂ , au dĂ©but du rĂ©cit de la GenĂšse, la crĂ©ation du monde en six jours aboutit Ă  l’apparition de la libertĂ© humaine en puissance, qu’il appartient aux hommes eux- mĂȘmes de faire passer Ă  l’acte, au cours du « Jour » de leur Histoire, par l’éveil de leur conscience, selon le mot de Hegel. De cette Ă©thique du don proviennent ensuite bien des prescriptions bibliques, pratiques et hautement symboliques, comme la libĂ©ration antique des esclaves pour dette au bout de six ans, la jachĂšre agricole de la septiĂšme annĂ©e, et le JubilĂ© qui impose, tous les quarante-neuf ans, l’application d’une loi agraire de redistribution des terres, Ă©voquĂ©e plaisamment par Goscinny dans son album de Lucky Luke : RuĂ©e vers l’Oklahoma , mais qui anticipe le grand sĂ©rieux des lois antitrust, et de toute l’éthique sociale et politique de la libre concurrence. L’éthique biblique fonde ainsi la dualitĂ© moderne libĂ©rale de la crĂ©ation de richesses par la libertĂ© d’entreprise rĂ©gulĂ©e, et de la justice sociale par la redistribution : une « Ă©conomie sabbatique », dit RaphaĂ«l DraĂŻ.

4– C’est pourquoi les Juifs ont Ă©tĂ© prĂ©disposĂ©s historiquement, depuis des siĂšcles, par leurs traditions propres, Ă  l’accueil et Ă  la promotion des aspects gĂ©nĂ©reux de la modernitĂ©. Ils en ont bĂ©nĂ©ficiĂ© eux-mĂȘmes grĂące Ă  leur Ă©mancipation individuelle et nationale, et ils ont contribuĂ© Ă  en dĂ©velopper universellement les bienfaits. Ils sont aussi, hĂ©las, – et jusqu’à aujourd’hui – les premiers Ă  souffrir gravement du refus rĂ©actionnaire de cet esprit moderne de libertĂ© et de justice, certes puissant et prometteur, mais aussi ambitieux et fragile. D’une part, l’esprit de cette Ă©thique biblique, d’origine juive, a donc largement contribuĂ© Ă  celui de la DĂ©claration universelle des droits de l’homme, rĂ©digĂ©e Ă  Paris, en 1948, par une Ă©quipe cosmopolite de brillants juristes, rĂ©unie par Eleanor Roosevelt et RenĂ© Cassin. Mais d’autre part, l’opposition Ă  cet esprit libĂ©ral, qui alimente d’emblĂ©e la haine des Juifs, reste vive, partout oĂč les institutions et l’éducation qui en permettraient la rĂ©alisation effective font dĂ©faut. Cependant, c’est le propre d’une Ă©thique du don que de viser toujours Ă  nouveau le dĂ©passement des impuissances historiques, par le refus du renoncement, et de la soumission irrationnelle Ă  la fatalitĂ©. Certes, les malheurs collectifs et individuels reviennent et se rĂ©pĂštent, selon l’adage de L’EcclĂ©siaste 1:9 : « Rien de nouveau sous le soleil ». Tout change et rien ne change : l’esprit de domination et le goĂ»t de la servitude se ravivent Ă  l’occasion de chaque faillite du droit et des mƓurs. Rien n’est durablement acquis sans efforts Ă  renouveler. Mais c’est prĂ©cisĂ©ment cet esprit de renouvellement qui est Ă  cultiver, par l’éducation et la culture, comme y invite magistralement la vision d’ÉzĂ©chiel 37, celle de la « rĂ©surrection des morts », annonçant au vIe siĂšcle, le retour d’exil des JudĂ©ens dĂ©portĂ©s Ă  Babylone, et leur reconstruction de la ville et du Temple de JĂ©rusalem, narrĂ©e dans les Livres d’Ezra et de NĂ©hĂ©mie.

5– En hĂ©breu biblique, on nomme « chinouĂŻ » ce changement qui ne change rien, et par lequel une oppression tyrannique succĂšde tristement Ă  une autre, aujourd’hui comme autrefois. Mais on nomme « hiddouch », au contraire, l’action crĂ©atrice qui renouvelle fructueusement les choses humaines. Il y a eu bien des rĂ©formes et mĂȘme des rĂ©volutions rĂ©ussies et durables, collectives et individuelles. Hannah Arendt a fait l’éloge de la RĂ©volution amĂ©ricaine, dont Michael Walser a montrĂ© les liens avec l’éthique biblique. AprĂšs celles de la Suisse et des Pays-Bas, les rĂ©volutions anglaise et française ont assurĂ© des acquis modernes indĂ©niables, et non sans filiations bibliques, malgrĂ© leurs errements. Il en est bien d’autres, Ă©tonnantes comme la rĂ©paration allemande de l’échec de Weimar Ă  Karlsruhe, grandioses comme l’accĂšs de l’Inde Ă  la dĂ©mocratie avec Nehru, ou discrĂštes mais exemplaires, comme la rĂ©ussite du Costa Rica. Dans le rĂ©cit biblique et ses commentaires, Abraham est le personnage fondateur qui incarne la notion de ce Hessed, de cette gĂ©nĂ©rositĂ©, qui ouvre une voie d’avenir linĂ©aire vers un horizon d’humanitĂ© universelle, un « horizon tĂ©lĂ©ologique », selon le mot de Husserl dans sa confĂ©rence de Vienne de 1935, en rupture avec le malheur du temps cyclique de l’oppression. AprĂšs son fameux « dĂ©part » vers le lointain, dans le rĂ©cit de GenĂšse 12, Abraham aura en effet pour vocation d’ĂȘtre une bĂ©nĂ©diction pour « toutes les familles de la terre ». Selon la tradition, « sa tente Ă©tait ouverte des quatre cĂŽtĂ©s », pour mieux pratiquer l’hospitalitĂ©. Le rĂ©cit biblique le montre agissant ainsi en GenĂšse 18, dans son accueil sans rĂ©serve des trois passants angĂ©liques, puis dans sa dĂ©fense pathĂ©tique des Ă©ventuels Justes de Sodome, qu’il demande Ă  la justice divine de distinguer des malfaisants, et d’épargner. Cette gĂ©nĂ©rositĂ© d’inspiration biblique est un thĂšme omniprĂ©sent de l’Ɠuvre de Victor Hugo, chantre de l’espoir moderne. Et le philosophe Jacques Derrida a insistĂ© de nos jours, sur le caractĂšre fondamental de cet altruisme, Ă  la suite des dĂ©veloppements d’Emmanuel Levinas, dĂšs TotalitĂ© et infini, et dans toute son Ɠuvre, sur la bontĂ© et l’éthique de la responsabilitĂ© pour autrui, qui fait de chacun de nous comme « l’otage » du prochain dans le besoin.

6– Mais la gĂ©nĂ©rositĂ© ne suffit pas, sans luciditĂ© rationnelle, Ă  Ă©tablir effectivement la justice. Joseph, l’homme probe et lucide, qui a si bien inspirĂ© le romancier Thomas Mann, est, dans le rĂ©cit de la GenĂšse, le descendant d’Abraham, qui rĂ©alise la bontĂ© de son aĂŻeul grĂące Ă  sa pensĂ©e claire et ses actions sagaces, et assure Ă  la vaste Égypte prospĂ©ritĂ© et rĂ©gulation. À la maniĂšre moderne de Descartes et de son siĂšcle, l’éthique juive se distingue ainsi de la morale stoĂŻcienne antique, par son sens d’une histoire humaine linĂ©aire inventive, que le naturalisme stoĂŻcien n’atteint pas, si admirable soit-il ; elle se distingue aussi de l’exaltation chrĂ©tienne, par son exigence rationnelle de justice humaine, comme le souligne Renan dans sa belle ConfĂ©rence sur le judaĂŻsme. Si le Hessed est donc la premiĂšre vertu de l’éthique juive, il n’en est pas la derniĂšre. La finalitĂ© du don gratuit, Ă  l’origine des vertus chrĂ©tiennes de misĂ©ricorde et de charitĂ©, n’est pas seulement, dans l’éthique juive, le salut de l’ñme promis par les ÉpĂźtres aux Corinthiens de Paul, mais la rĂ©alisation effective de la paix sur terre, comme elle est « aux Cieux ». La fameuse prescription de « l’amour du prochain », de LĂ©vitique 19:18, qui vise Ă  faire de chacun « le gardien de son frĂšre », contrairement au CaĂŻn fratricide de GenĂšse 4:9, ne dispense pas du civisme qui peut seul en assurer l’effectivitĂ©. La morale ne peut rien sans la politique. À la fin de son traitĂ© Du contrat social, en IV, 8, Jean-Jacques Rousseau, suivant en cela Machiavel, met en garde contre l’irresponsabilitĂ© civique Ă  laquelle conduirait une exaltation exclusive de la charitĂ©, et dĂ©finit les Juifs, dans ses Fragments politiques, comme les « vrais citoyens ».

7– La Loi de MoĂŻse, certes fondĂ©e sur la bontĂ©, vise ainsi Ă  bĂątir une citoyennetĂ© responsable, capable d’établir la paix, celle d’un monde humain libre, paritaire, pluraliste et solidaire, animĂ© par une concorde durable, Ă©voquĂ©e par la statue d’IsaĂŻe d’un sculpteur russe, dans le jardin de l’ONU Ă  New-York. La paix, en hĂ©breu : chalom, suppose la justice : tsedaqa, qui suppose la vĂ©ritĂ© : emet, qui suppose la bontĂ© : hessed. « bontĂ© et vĂ©ritĂ© se sont rencontrĂ©es, justice et paix se sont embrassĂ©es », Psaume 85:1144. Dans la GenĂšse, le rĂ©cit biblique des quatre gĂ©nĂ©rations de la construction de la famille d’Abraham et de Sarah narre donc le passage de leur gĂ©nĂ©rositĂ© Ă  l’intelligence de Joseph, rĂ©cit inculquant aux Juifs et Ă  leurs amis, le goĂ»t des vertus morales et intellectuelles. Il en rĂ©sulte, dans l’Exode, la justice des lois de MoĂŻse, dont le dieu se rĂ©vĂšle Ă  lui comme celui de ses pĂšres. Mais les promesses des pĂšres ne sont accomplies, dans le rĂ©cit biblique, qu’à la suite de la longue aventure qui mĂšne Ă  l’inauguration du Temple de la Paix, par le roi Salomon Ă  JĂ©rusalem, sur la colline de Sion, au Livre des Rois, I:8. Il y fut Ă©rigĂ© rĂ©ellement au Xe siĂšcle, comme un premier humble phare de la paix universelle, proposĂ©e Ă  toutes les nations, par-delĂ  les millĂ©naires d’errements encore Ă  venir :
« paix pour le lointain paix pour le proche
dit Yhwh – je vais le guĂ©rir –
mais les malfaisants : la mer qui remue
impossible de la calmer
et ses eaux remuent fange et vase –
pas de paix, dit mon Dieu, pour les malfaisants ».
IsaĂŻe 57:19-21, traduction de Pierre Alfieri et Jacques Nieuviarts, La Bible, Bayard, 2001.

VI Partie

Le don en islam

1

Le don dans le droit et le vocabulaire islamiques

Notes

46.

Nous citerons le Coran dans la traduction de BlachĂšre.

+ -

47.

ThĂ©ologien et juriste de la fin du XIe siĂšcle, extrĂȘmement influent.

+ -

48.

Christian DĂ©cobert, Le mendiant et le combattant. L’institution de l’islam, Paris, Le Seuil, 1991.

+ -

49.

Jonathan Benthall, « Charité », Open Encyclopedia of Anthropology, [2018], 2023.

+ -

Lorsqu’il est question de don en islam, c’est aux notions de zakat, de waqf et de sadaqa qu’on peut penser. Cette liste est d’emblĂ©e problĂ©matique : si zakat comme sadaqa sont gĂ©nĂ©ralement traduits par aumĂŽne en français, cette traduction est discutable pour ce qui est de la zakat. Celle-ci se prĂ©sente bien comme un don, mais au caractĂšre obligatoire. On peut tout aussi bien la traduire comme dĂźme. Cela pose une difficultĂ© pour qui veut dĂ©finir le don par son caractĂšre volontaire.

Or, la zakat est une institution suffisamment importante pour qu’il soit difficile de l’écarter lorsqu’il est question du don en islam, puisqu’elle figure parmi les « cinq piliers » de cette religion. De plus, il y a une certaine porositĂ© lexicale entre la zakat et la sadaqa, qui elle dĂ©signe le don libre. Le Coran dĂ©signe ainsi la zakat comme une sadaqa par endroits (par exemple, Coran 9:60 : «“Les aumĂŽnes” sont seulement pour les besogneux, les pauvres, ceux Ɠuvrant pour elles, ceux dont les cƓurs sont ralliĂ©s, ainsi que pour les esclaves, [pour] les dĂ©biteurs, [pour la lutte] dans le Chemin d’Allah et pour le voyageur. Imposition d’Allah ! Allah est omniscient et sage45 ». Le terme que BlachĂšre traduit par aumĂŽnes ici est sadaqat, dans un verset qui porte bien sur la zakat, puisqu’il consiste en une liste des bĂ©nĂ©ficiaires, alors que la sadaqa peut ĂȘtre faite Ă  n’importe qui).

De mĂȘme, dans l’usage courant, on parle, pour l’aumĂŽne devant ĂȘtre versĂ©e Ă  l’occasion de la fĂȘte de l’AĂŻd, tantĂŽt de la zakat el fitr, tantĂŽt de la sadaqat el fitr. Cela dĂ©montre bien que dans la pensĂ©e islamique, l’aspect constitutif du don ne rĂ©side pas dans son aspect libre. Si le don se distingue de l’échange marchand, c’est plutĂŽt parce qu’il manifeste l’obĂ©issance Ă  la loi divine.

La zakat

On peut en distinguer deux espĂšces, Ă  savoir la zakat el mal, don annuel d’un certain pourcentage de l’épargne au-delĂ  d’un certain niveau de richesse, et la zakat al fitr : censĂ©e permettre de constituer le repas de l’AĂŻd pour les plus dĂ©munis, Ă  la fin du jeĂ»ne du Ramadan.

La zakat el mal prit une physionomie la rapprochant beaucoup d’un impĂŽt dans l’Empire islamique : on parle d’une contribution non volontaire, dont les taux sont fixes. Pour autant, elle n’est jamais comprise comme telle mais toujours sous le prisme du don. Ainsi est-elle dĂ©crite par Al-Ghazali46 dans son ouvrage Ihya Ulum el Din (Vivification des sciences de la foi) comme permettant de se purifier de son avarice et de rendre grĂące Ă  Dieu pour les biens qu’il a accordĂ©s.

L’islam incite Ă  ce titre Ă  ce que la zakat soit faite dans le secret, ce qui permet de neutraliser la logique du don-contre-don, sans prohiber le don public. « Si vous donnez ouvertement vos aumĂŽnes, combien elles sont bonnes ! [Mais] si vous les cachez en les donnant aux besogneux, c’est mieux pour vous et efface pour vous [une partie] de vos mauvaises actions. Allah, de ce que vous faites, est bien informĂ© » (Coran 2:271). Le seul cas oĂč on incite Ă  faire la zakat publiquement est celui oĂč cela peut inciter d’autres Ă  donner (Coran, 2:271-275).

Le statut de la zakat comme instrument de purification donne lieu Ă  des analyses intĂ©ressantes dans Le Mendiant et le combattant de Christian DĂ©cobert47. Jonathan Benthall relĂšve que l’auteur « a eu l’originalitĂ© de faire le lien entre le terme coranique clĂ© de zakat [
] et la thĂ©orisation de la puretĂ© de Mary Douglas […], le terme zakat ayant des origines communes avec l’hĂ©breu-aramĂ©en zakut, qui a des connotations de puretĂ©, de rectitude et d’épanouissement, mais pas d’aumĂŽne48 ».

La zakat est Ă  ce titre rĂ©putĂ©e vaine quand elle s’accompagne de mann ou ad’a (Coran 2:264 et 266) : par mann, on entend l’attitude de celui qui se considĂšre comme rendant service au pauvre, alors que le pauvre lui fait du bien en recevant ses aumĂŽnes comme dues Ă  Dieu. Par ad’a on entend tous les comportements qui manifestent qu’on se considĂšre comme supĂ©rieur au mendiant.

À cĂŽtĂ© de ce don au caractĂšre obligatoire, il existe aussi des dons Ă  caractĂšre volontaire dont il nous faut dĂ©sormais traiter.

Le sadaqa

Par Sadaqa on entend certes l’aumĂŽne volontaire, mais aussi plus gĂ©nĂ©ralement toute forme d’acte charitable. Le terme dĂ©rive de la mĂȘme racine que Sidiq, le juste. L’étymologie du terme en fait donc un acte dĂ©montrant la rectitude morale. Elle est pensĂ©e dans le prolongement de la zakat par les auteurs musulmans. Ainsi Al-Ghazali en traite-t-il dans le livre dĂ©diĂ© Ă  la zakat de son Ihya Ulum el Din.

Le musulman est invitĂ© Ă  donner discrĂštement, comme pour la zakat (nous renvoyons lĂ  encore au mĂȘme passage du Coran, 2:271).

Une autre injonction, qu’on trouve dans le Coran (3:92 : « Vous n’atteindrez pas Ă  la bontĂ© pieuse (birr) avant de faire dĂ©pense [en aumĂŽne] sur ce que vous aimez, et quelque chose dont vous fassiez dĂ©pense [en aumĂŽne], Allah le connaĂźt bien ».) est de donner un bien que le donateur aime.

Il est un cas oĂč la sadaqa est si institutionnalisĂ©e que placer la frontiĂšre entre elle et la zakat en vertu de son caractĂšre volontaire s’avĂšre difficile. C’est celui du sacrifice annuel de l’AĂŻd el Kebir. Le Coran (22:36) incite Ă  distribuer une partie de la viande de la bĂȘte sacrifiĂ©e aux personnes dĂ©munies : « Pour vous, nous avons placĂ© les animaux sacrifiĂ©s, parmi les choses sacrĂ©es d’Allah. Un bien s’y trouve pour vous. Invoquez sur eux, vivants (?), le nom d’Allah ! Quand ils sont sans vie, mangez-en et nourrissez[-en] l’impĂ©cunieux et le dĂ©muni. Ainsi vous ont Ă©tĂ© livrĂ©es [ces victimes, espĂ©rant que] peut-ĂȘtre vous serez reconnaissants ».

On peut enfin noter que l’islam met une insistance particuliĂšre Ă  encourager Ă  faire des sadaqat jariyat, c’est-Ă -dire des aumĂŽnes continues, ne s’arrĂȘtant pas Ă  la mort du donateur. L’exemple archĂ©typal est la construction d’une mosquĂ©e.

Le waqf

Le waqf (ou habs au Maghreb) est une forme de sadaqa jariya. Il consiste en une donation Ă  perpĂ©tuitĂ© d’un bien gĂ©nĂ©rant des revenus en vue d’une Ɠuvre charitable. Cela permet de financer entre autres des Ă©coles, soupes populaires etc. C’est ainsi que la plupart des institutions publiques dans le monde musulman fonctionnaient jusqu’au XIXe siĂšcle. En droit islamique, le waqf est considĂ©rĂ© comme devenant propriĂ©tĂ© de Dieu et Ă  ce titre comme inaliĂ©nable et ce Ă  perpĂ©tuitĂ©.

2

Le droit dans le monde islamique contemporain

Notes

50.

Voir isdb.org. [en ligne].

+ -

Si les formes de don que nous avons dĂ©crites subsistent mutatis mutandis sous leurs formes traditionnelles, leur sens a changĂ©. Nada Moumtaz montre ainsi, dans God’s property : Islam, charity, and the modern state, ouvrage qui vise Ă  analyser le waqf tel qu’il se pratique dans le Liban contemporain, qu’il n’est plus conçu aujourd’hui dans les catĂ©gories traditionnelles du droit islamique comme propriĂ©tĂ© de Dieu. Au contraire, il est explicitement conçu comme propriĂ©tĂ© de la communautĂ©, gĂ©rĂ© par une association et parfois par l’État. Il perd au passage son caractĂšre inaliĂ©nable : l’État peut exproprier ces biens.

Outre la modernisation du vocabulaire, il y a aussi une modernisation des méthodes par lesquelles les dons sont faits, qui permet de les intégrer dans la « finance islamique ».

Pour en fournir un exemple, la Banque islamique de dĂ©veloppement soutient le dĂ©veloppement d’awqaf (pluriel de waqf) dans le cadre d’un fonds d’investissement, gĂ©rant aujourd’hui un capital de plus de 100 millions de dollars49. Le fonds finance l’acquisition de biens gĂ©nĂ©rant un rendement, ce qui est rĂ©putĂ© constituer un waqf.

3

Le don chez les Français musulmans

Notes

51.

Voir le rapport d’activitĂ© 2022 du Secours islamique France qui prĂ©sente des projets entrepris en Syrie Ă  l’aide de ces dons : « Rapport d’activitĂ©. Waqf 2022 », Secours islamique France, 2023 [en ligne].

+ -

52.

« Aïd Al Adha 2024. Partage et solidarité », Secours islamique de France, 2024 [en ligne].

+ -

59.

Voir Anne-Marie Brisebarre, « La prise en compte du sacrifice de l’AĂŻd El-Kebir par les pouvoirs publics français depuis 1981 : essai d’analyse en Île-de-France », Annuaire Droit et Religions, Vol. 2, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2006-2007, pp. 81-99.

+ -

54.

Bonte, Brisebarre (dir.), Sacrifices en islam : espaces et temps d’un rituel, CNRS Ă©ditions.

+ -

On retrouve en France les formes de don que nous avons dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©es, encadrĂ©es par les organisations musulmanes, Ă  commencer par le Conseil français du culte musulman (CFCM). Ainsi ce dernier dĂ©termine-t-il chaque annĂ©e, en l’ajustant sur l’inflation, la valeur de la zakat el fitr. Des ONG musulmanes peuvent la collecter et se charger de sa redistribution, en lieu et place d’une distribution directe par le donateur au donataire.

Une bonne part des dons faits par les musulmans se font donc dans le cadre d’organisations caritatives. Les activitĂ©s du Secours islamique sont assez reprĂ©sentatives des tendances qui Ă©mergent quant Ă  la maniĂšre dont les formes de don prĂ©vues par le droit islamique sont rĂ©interprĂ©tĂ©es dans les sociĂ©tĂ©s occidentales. On le prendra comme exemple par la suite, mais on aurait pu tout aussi bien prendre une autre ONG (Ummah Charity, Muslim Hands
).

Le Secours islamique propose de faire des dons qui prennent la forme de waqf. Le donateur n’acquiert pas directement de biens mais laisse l’ONG s’en charger à sa place. L’ONG les investit bien souvent dans des pays musulmans50.

Le Secours islamique permet Ă©galement Ă  des donateurs musulmans situĂ©s en France de payer un mouton Ă  une famille dĂ©munie dans un pays du tiers monde Ă  l’occasion de l’ AĂŻd el Kebir51. Par son intermĂ©diaire, comme par celui d’autres ONG, on assiste Ă  une transformation du sacrifice en pur don, difficultĂ©s Ă  sacrifier obligent52.

Ces deux cas montrent bien que le don est aussi ressenti comme instrument de solidaritĂ© et de cohĂ©sion sociale entre coreligionnaires, au-delĂ  des frontiĂšres. Cela ne manque pas de soulever une question : celle de l’ouverture du don Ă  de non-musulmans, tout particuliĂšrement dans le cas d’un don ritualisĂ© comme le don d’une partie de la viande Ă  l’occasion de l’AĂŻd el Kebir : l’ethnographe Anne-Marie Brisebarre dans son enquĂȘte sur les pratiques Ă  l’occasion de l’AĂŻd el Kebir en milieu urbain, constate que des familles disent ne pouvoir donner de part de leur mouton car « il n’y a pas de pauvres » lĂ  oĂč elles rĂ©sident (Ă  Bruxelles, Ă  Manchester, Ă  Paris
). Cette affirmation, en apparence Ă©tonnante, doit ĂȘtre entendue ainsi : « il n’y a pas de pauvres musulmans dans mon entourage, je ne connais pas de famille musulmane qui ne sacrifie pas pour l’AĂŻd53 ».

C’est lĂ  toute l’ambiguĂŻtĂ© du don en sociĂ©tĂ© non-musulmane : sert-il d’instrument de cohĂ©sion au sein de la communautĂ© (de fait la zakat n’est pas censĂ©e pouvoir ĂȘtre versĂ©e Ă  de non-musulmans), quitte Ă  la penser comme internationale ? C’est ce qu’on voit bien dans le fait que bon nombre des ONG musulmanes françaises qui collectent des dons qui bĂ©nĂ©ficient Ă  des pays majoritairement musulmans (ainsi Muslim Hands s’engage au YĂ©men, en Somalie, Ă  Gaza etc.) ou au contraire a-t-il une vocation plus large, qu’on constate lorsqu’on observe, par exemple, les activitĂ©s du Secours islamique dont les activitĂ©s ne font pas acception de personnes selon des critĂšres religieux ? Il semble qu’il faille produire une rĂ©ponse plus nuancĂ©e.

Par-delĂ  les diffĂ©rences culturelles, Ă©conomiques et sociopolitiques, le don est ainsi un levier d’action dont l’informalitĂ© est Ă  nuancer. La spĂ©cificitĂ© de ce geste ne rĂ©side pas tant dans le fait qu’il serait gratuit, qu’il y aurait lĂ , en gĂ©nĂ©ral, un pur acte de charitĂ© dĂ©nuĂ© de toute poursuite d’intĂ©rĂȘt personnel ; ce qui prime n’est pas non plus nĂ©cessairement son informalitĂ© et sa spontanĂ©itĂ© : il est le rĂ©sultat de structures sociojuridiques trĂšs marquĂ©es et fondamentales, ainsi que de spĂ©cificitĂ©s culturelles dont la signification touche au rapport que l’homme entretient au sacrĂ©. C’est pour ces diffĂ©rentes raisons que le don nous est si familier et que l’on souhaiterait pouvoir croire Ă  sa pure gratuitĂ©, comme idĂ©al. Il garde aujourd’hui pourtant une part d’Ă©trangetĂ©, qui n’était sans doute pas Ă  l’Ɠuvre dans d’autres contextes, qui modifie sensiblement le rapport au don et le rapport aux autres. Cette Ă©trangetĂ© et ce soupçon peuvent ĂȘtre attribuĂ©s Ă  la place conjointe prise par l’économie de marchĂ© comme lieu d’échange principal associĂ© Ă  l’intĂ©rĂȘt individuel, ainsi qu’au rĂŽle primordial de l’État dans la prise en charge des inĂ©galitĂ©s qui, en France en tout cas, nous rendent Ă©trangers Ă  la culture du don.

ConsidĂ©rer que le don est l’un des « rĂ©pertoires » les plus fondamentaux de l’action humaine suppose d’en prendre une dĂ©finition Ă©largie ; le don financier est affectĂ© de maniĂšre particuliĂšre par cette double dimension, entre familiaritĂ© et Ă©trangetĂ©. Il est un geste peut-ĂȘtre plus difficile Ă  faire, du fait de la privation matĂ©rielle, concrĂšte et particuliĂšrement mesurable qu’il implique (par rapport au fait d’accorder sa confiance, ou de donner du temps par exemple), mais Ă©galement, dans un contexte moderne, du fait de la primautĂ© du systĂšme d’équivalence marchande. Alors qu’avec une somme d’argent Ă©quivalente, on pourrait obtenir directement l’objet de son besoin ou de son dĂ©sir, donner implique d’accepter qu’il n’y ait pas de rĂ©ponse, que celle-ci soit diffĂ©rĂ©e dans le temps ou inattendue dans sa forme. Le don est alors Ă  la fois une forme de luxe que les plus aisĂ©s peuvent et doivent davantage exercer du fait de leurs revenus, et un acte ordinaire de prise en considĂ©ration de la faiblesse d’autrui ; il est aussi, en un sens, un possible mode de contestation de la logique d’équivalence marchande qui rĂ©git le plus souvent les Ă©changes entre les hommes et qui, de la sphĂšre financiĂšre et Ă©conomique, tend Ă  s’étendre Ă  toutes les sphĂšres de relations humaines.

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