« Des droits fondamentaux numériques pour accompagner, penser et guider la révolution technologique »

Après avoir accueilli le 23 juin 2009 une conférence de presse de présentation de la Déclaration des droits fondamentaux numériques, tenue par le président du Nouveau Centre, Hervé Morin, le directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, Dominique Reynié, et son équipe ont tenu à ouvrir le débat autour de cette nouvelle question de société, lors d’une manifestation le 29 juin dernier.
Diffusé en direct sur Internet, ce débat participatif a permis à Hervé Morin et aux membres du groupe de travail de cette déclaration (juristes, universitaires et professionnels des nouvelles technologies) de répondre aux questions du public et des internautes.


Participaient à ce débat :

  • Hervé MORIN, président du Nouveau Centre, à l’initiative de la Déclaration des droits fondamentaux numériques
  • Michel ARNAUD, professeur à l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense
  • Nicolas ARPAGIAN, rédacteur en chef de Prospective stratégique, auteur de La Cyberguerre (Vuibert, 2009)
  • Alain BENSOUSSAN, avocat à la Cour d’appel de Paris
  • Olivier BLONDEAU, consultant en communication politique, et Laurence ALLARD, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lille-III, coauteurs de Devenir média. L’activisme sur Internet entre défection et expérimentation (Éd. Amsterdam, 2007) et chargés de la rubrique de veille « Politique 2.0 » de la Fondation pour l’innovation politique
  • Renaud FABRE, professeur des universités, rapporteur à la Cour des comptes
  • Daniel KAHN, avocat à la Cour
  • Jacques PERRIAULT, professeur émérite en sciences de l’information à l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense, conseiller à l’Institut des sciences de la communication (CNRS)
  • Jean-Michel PLANCHE, président de Witbe web
  • Rubin SFADJ, avocat (membre des barreaux de Marseille et New York), spécialisé dans le droit des affaires, la propriété intellectuelle et les nouvelles technologies, il anime un blog traitant de politique et d’économie.

Les débats étaient modérés par Dominique REYNIÉ, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, professeur des universités à Sciences Po.


Pourquoi une Déclaration des droits fondamentaux numériques ?

Protéger nos libertés fondamentales

Ouvrant le débat, Hervé Morin a d’emblée inscrit la question des droits numériques au cœur d’un débat plus large, centré sur la liberté : « Aujourd’hui, que devient la liberté des modernes ? Face à la révolution numérique, elle est l’objet d’un profond changement. C’est une question centrale de notre époque et de notre démocratie. Le Nouveau Centre veut être dans ce débat, c’est le sens de cette Déclaration. »

L’impact de la révolution numérique sur notre liberté, précise-t-il, est paradoxal : Internet nous offre indéniablement de nouvelles libertés et perspectives, mais agit aussi comme une menace pour nos libertés anciennes et fondamentales.


Quelles menaces sur nos libertés ?

    • La traçabilité dans l’espace et dans le temps. Différents intervenants ont mentionné les différents moyens permettant de « pister », voire de géolocaliser un individu : les cookies, les puces RFID, les étiquettes communicantes ou l’Internet des objets, sans évoquer ce que réservent les nanotechnologies…
  • L’existence d’un « casier numérique ». Sur Internet, « on y est pour la vie, et même après la vie », résume Hervé Morin : les données inscrites y restent gravées ad vitam aeternam. Jacques Perriault évoque l’exemple des profils d’apprentissage : lorsqu’un individu effectue une formation en ligne, Internet enregistre ses succès et ses erreurs, une radiographie de ses compétences existant donc en ligne, à son insu. Cela n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, qui illustre combien des données du domaine privé et personnel de tout un chacun peuvent être stockées sur la Toile.
  • Les risques d’un Internet dérégulé et opaque. Internet ne fait pour le moment l’objet d’aucune gouvernance, « la société politique ne s’étant pas encore emparée de la question pour proposer des principes fondamentaux », note Hervé Morin. Il rappelle les risques d’une telle absence de gouvernance : « Concernant les marchés financiers, on a vu où ça nous menait, l’absence de restriction et de règles… » Il y a donc une nécessité de convergence. Pour Olivier Blondeau, « moins il y aura de choses comprises par les internautes, plus le réseau va s’enfoncer : plus ils vont chiffrer, crypter, créer des outils puissants… » Se créeront alors des mini-Internet inaccessibles aux non-membres, et « on n’aura plus accès a rien », anticipe-t-il. « Un réseau de pédophiles ? Les autorités ne pourront plus le retrouver ; tout sera complètement crypté, hermétique. »

Sans sombrer dans la paranoïa – « non, Internet n’est pas le Big Brother qui créera une société où tout sera sous contrôle ou hors contrôle » (Hervé Morin) –, Internet se pose donc comme une menace pour nos libertés fondamentales.

La nécessité d’un cadre

Pour Hervé Morin, « la révolution numérique s’apparente à la conquête du Far West » : l’enjeu de la conquête d’un nouvel espace passe également par la définition d’une nouvelle frontière… Il est donc nécessaire pour protéger nos droits et libertés individuels (en termes de vie privée, de dignité, de droit à l’oubli, etc.) « d’accompagner, penser et guider cette révolution, afin de préserver les valeurs d’une liberté humaniste à laquelle la France reste attachée ».

Sobre et minimaliste, la déclaration veut lancer le débat

Différentes questions d’internautes (« Pourquoi la déclaration n’aborde pas les problèmes liés au peer to peer ? » « Qu’en est-il du droit d’auteur et d’HADOPI ? ») ont été l’occasion pour les intervenants de préciser que ce texte se devait d’être sobre et minimaliste dans sa formulation.

Une déclaration sobre et minimaliste

Pour Alain Bensoussan, il est essentiel que cette déclaration se limite à revendiquer des droits fondamentaux : « Les droits fondamentaux sont assez universels pour porter au-delà des valeurs du numérique les valeurs humaines. S’ils sont suffisamment puissants, ils entreront directement dans le tissu juridique et seront consacrés par le juge sans passer par la loi. C’est ça leur puissance. »

Ce texte se devait également d’être « technologiquement neutre ». Daniel Kahn l’explique : « Le texte doit être adaptable aux révolutions technologiques qui vont venir. La mutation technologique à laquelle nous assistons depuis 25-30 ans va continuer ! »

Pour Nicolas Arpagian, la sobriété générale de cette déclaration est essentielle : « La loi se déclinera après. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un texte ouvert et sobre. »

Courte et synthétique, composée de huit articles, cette déclaration revendique le respect de la vie privée numérique, de la dignité numérique, de la propriété numérique, de la transparence numérique, de l’anonymat numérique, et stipule le droit à l’accès à Internet, le droit à l’oubli et la revendication d’une identité numérique. Consulter la déclaration

Faire naître le débat

L’objectif de ce texte épuré est clair : il doit servir de socle à un débat de société. Hervé Morin le rappelle : « Ce texte, rendu public le 23 juin, est proposé au débat général, ce n’est pas un projet de loi. Il doit être la première étape d’une réflexion collective. C’est un débat qui concerne la société tout entière. Nous voulons que le texte vive, qu’il soit discuté, amendé… Que la communauté des internautes s’en empare ! »

Dominique Reynié, relayant les questions du public et des internautes, interroge alors l’ensemble des intervenants sur le sens concret d’une telle initiative : n’y a-t-il pas une apparente inutilité dans cette déclaration lorsqu’on se réfère par exemple à la censure observée en Iran ou en Chine ?… et que dire de l’exploitation par les entreprises de nos données personnelles ? « Si les intentions de cette déclaration sont belles – garantir l’accès universel, l’anonymat, la protection des données personnelles, etc. –, la question est : est ce réalisable, et, si oui, comment ? »

La table ronde a été l’occasion pour les intervenants de débattre de ces problèmes. À travers leurs échanges, les défis sont apparus multiples : politiques, juridiques, éthiques, techniques…

Des difficultés politiques à surmonter

S’imposer dans le dialogue avec les États-Unis

Pour Nicolas Arpagian, ce texte n’est pas neutre. Il vient de France, avec des valeurs européennes, il défend un certain modèle d’ordre public et de société.
À Michel Arnaud de souligner le problème. D’autres acteurs occupent l’espace de la révolution numérique : les entreprises et les États-Unis… et ils ne semblent pas du tout prêts à s’inscrire dans une logique européenne ! « Un exemple ? L’ Internet Engineering Task Force (IETF) déclare que les données personnelles ne peuvent pas être protégées parce que Google lit tout à travers ses robots, et ce n’est qu’un exemple. […] Un traçage systématique est en vigueur, et le profilage commercial est aujourd’hui une donnée réelle. Si les Américains sont prêts à faire des déclarations d’intention pour pacifier les Européens, ils ne sont pas prêts à accepter une législation du type européen ! » L’absence aux États-Unis de contre-pouvoir pouvant se placer contre les intérêts économiques rend les choses difficiles pour nos ambitions européennes : « Le débat international ne va pas être facile ! »

Jacques Perriault rappelle quant à lui que le principe qui « suppose un Internet universel d’accès public… n’existe pas. C’est l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICAN), une structure privée – sur laquelle les États-Unis ont un pouvoir –, qui contrôle en définitive cet accès. Il y a donc matière à réflexion ! » Jean-Michel Planche renchérit : « 75 % des annonces BGP (border gateway protocole) des grands réseaux sur Internet sont détenus par quatre opérateurs américains. Techniquement, si les États-Unis veulent nous mettre en mode off, ils peuvent le faire !… »
Hervé Morin reconnaît que « la société américaine n’a certainement pas le même point de vue ». Mais « ce texte correspond à un certain nombre de valeurs qu’il ne faut pas renier, l’Europe doit porter un projet de société qui soit le sien et qui ne soit pas le copié-collé du modèle américain ».

Via Twitter, Damien Abad, le plus jeune eurodéputé français, se porte candidat « pour défendre une telle déclaration au niveau européen ». Un moyen supplémentaire de faire vivre cette déclaration ?

Dépasser la problématique de l’accès à Internet dans les pays non démocratiques pratiquant la censure

Pour Alain Bensoussan, malgré cette réalité, tous les pays seront amenés à être dans le partage d’Internet. Car ce partage se construit par « un mécanisme de propagation qui se diffuse à l’intérieur de toutes les sociétés », même à l’intérieur des frontières de pays comme l’Iran : « Internet transforme le mode de vie des sociétés, ce sont les individus qui s’en emparent, non les pays. » Olivier Blondeau et Laurence Allard valident le constat d’un effet bottom-up : ayant suivi les élections iraniennes à travers Internet, ils ont noté « une très forte activité des internautes iraniens. Sur Twitter, ils se sont dotés d’outils de sécurité de plus en plus précis. Ils se sont approprié Internet et ont tenté de déjouer la censure, par des ajustements mutuels et effets de coordination. »

Des défis technologiques, éthiques et juridiques à relever

Les questions du public et des internautes sur l’anonymat et sur la propriété des données personnelles étant nombreuses, les intervenants se sont focalisés sur ces sujets pour illustrer les problématiques liées à de tels droits.

Comment préserver l’anonymat ?

Pour Alain Bensoussan, poser le droit a l’anonymat comme un droit sacré est nouveau. Jusqu’ici, la France a réglé le problème en rendant possible l’anonymat, mais jusqu’à une certaine limite. En cas de diffamation, d’injure ou de violence, un juge devait pouvoir identifier un pseudo en remontant à son hébergeur.
Rubin Sfadj note effectivement que lorsqu’un individu ouvre un blog il n’a en réalité pas le choix de l’anonymat : « C’est du “théoriquement anonyme”, car tout blog doit comporter un mode de contact qui fait obstacle à un anonymat pur et parfait du blogueur. »
Selon lui, « on ne pourra pas avoir d’anonymat parfait sur Internet, à cause d’obligations légales. Quand on vit en société, on n’est jamais anonyme, on n’a qu’un degré d’anonymat. »
Mais pour Michel Arnaud, le droit à l’anonymat doit être approfondi : « L’âge adulte sur Internet consistera à valider l’usage des pseudos, en restant totalement anonyme. »

Peut-on assurer la propriété des données numériques ?

Pour Daniel Kahn, « l’article 4, sur la propriété des données numériques, est le plus merveilleux de la déclaration, c’est un article qui n’existe encore nulle part dans le monde ». Il stipule que tout individu est propriétaire de ses informations, et a un droit d’usage sur elles.

Le pendant de ce principe est le droit à l’oubli. Mais, comme le reconnaît Daniel Kahn, « la complication, c’est que c’est compliqué… » Compliqué techniquement, mais aussi compliqué parce qu’on ne peut pas imaginer que tout puisse s’effacer : lorsqu’un homme public écrit, cela fait partie de l’histoire… Comme le résume Alain Bensoussan, « le droit à l’oubli, c’est la problématique du devoir de mémoire, de la petite histoire dans la grande histoire ».

Plus radical, Jean-Michel Planche « prône le suicide numérique : si on ne peut pas contrôler nos données, c’est qu’on ne peut pas contrôler nos vies ».

En guise de conclusion : le respect de la déclaration, en partie lié à un effort d’éducation ?

Jean-Michel Planche le rappelle : ce n’est pas la première fois que nos sociétés doivent apprendre à vivre avec un progrès et à canaliser ses risques… Il y a eu des réseaux plus dangereux qu’Internet : l’électricité, ou le gaz… « Nos sociétés ont déjà su amener une valeur d’usage à des produits extrêmement dangereux. » C’est une question de moyens techniques, mais aussi d’éducation : « Il faut une éducation au numérique comme il y eut une éducation au courant basse tension… »

Cet effort d’éducation, note Jacques Perriault, est rendu d’autant plus difficile que beaucoup d’individus ne se doutent pas de tout ce qu’enregistre Internet sur leur vie personnelle : « Les médias ont un important travail de pédagogie à faire pour diffuser le concept du portefeuille de données personnelles en ligne, les gens l’ignorent bien souvent ! »

Nicolas Arpagian insiste quant à lui sur les « devoirs » des internautes. Envisager Internet comme un espace de responsabilité n’est pas aberrant : « Il n’y a pas de modèle de société qui n’ait fonctionné sur un équilibre des droits et des responsabilités. Il n’y a pas de raison qu’une communauté humaine fonctionne à sens unique. » Les devoirs relevant d’une problématique liée à l’éducation, « celle-ci sera néanmoins particulière : pour la première fois, ce ne sont pas que les anciens qui apprendront aux plus jeunes… La pédagogie devra se faire dans les deux sens ».

Pour Renaud Fabre, « la difficulté va être de trouver l’organisation de ce partage. La route sera longue. Et l’on sait combien il est nécessaire, au début d’une longue route, d’avoir des principes simples pour nous guider »…

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