Le Figaro : Raymond Boudon : « La France contribue à une connaissance toujours meilleure de l'homme »
Article paru dans Le Figaro, le 12 novembre 2012.
PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN LE FOL LE FIGARO.
– Existe-t-il encore aujourd’hui une pensée française, comme une exception française appliquée au domaine des idées ?
Raymond BOUDON. – Je ne crois pas. Le dernier « mouvement » intellectuel proprement français a été pertinemment qualifié ex post de French Theory. Il s’est épanoui pendant une vingtaine d’années à partir des années 1970. L’œuvre de la dizaine d’intellectuels qui le compose se caractérise d’abord par un recours en force à la rhétorique : les jeux de mots de Lacan seraient censés donner la parole à l’inconscient, les astuces typographiques et orthographiques de Derrida permettraient d’accéder à un niveau du réel inaccessible au commun des mortels, les emprunts de Bourdieu au grec el au latin témoigneraient du caractère d’innovation absolue de ses concepts. Second trait de la French Theory ; une conception irrationnelle du comportement humain : l’être humain serait mû par des forces psychologiques et sociales agissant à son insu. Le bon sens et le sens commun ne seraient que des tissus d’illusions. En fait, les French Theorists s’inspirent beaucoup des maîtres du soupçon, comme Foucault de Nietzsche, Lacan de Freud ou Bourdieu de Marx. Ce mouvement de pensée a-t-il réellement fait progresser la connaissance de l’humain ?
-L’empreinte de ce mouvement à l’étranger n’en demeure pas moins profonde…
RB – Ce mouvement a eu ses fans, ses groupies et sa claque en France, en Angleterre et aux États-Unis, dans certains cercles. Jamais il n’a convaincu l’ensemble des chercheurs en sciences humaines et sociales. On perçoit plus clairement aujourd’hui que les membres de la French Theory ont couru après la notoriété médiatique via l’inattendu et le nouveau plus qu’ils n’ont cherché à cultiver le juste et le vrai. Avec le recul, la lecture de ces auteurs évoque un merveilleux adage allemand : « Papier Ist Geduldig. » En français : « Le papier est patient. »
– Diriez vous que nous sommes dans une période de basses eaux au plan intellectuel ?
– Non. Je suis au contraire frappé par le fait que du côté de la communauté des chercheurs en sciences humaines et sociales, on assiste à un retour de l’esprit scientifique. Ils voient les sciences humaines comme obéissant aux mêmes règles que les autres. On a l’impression de retrouver la conjoncture intellectuelle des années 1950-1970, marquée par la foi dans le savoir. Les politologues, les géopolitologues, les sociologues et les historiens des religions sont généralement inspirés par Ie désir de tirer des conclusions prudentes de données d’observation fiables. D’autres spécialités paraissent davantage subir l’influence de lobbys, comme la sociologie de l’éducation ou la sociologie de la délinquance, et verser parfois dans le politiquement correct. Mais, même ici, la virulence idéologique des années 1970 1980 a disparu. D’un autre côté, je suis frappé par la prolifération des analyses solides produites par les groupes de réflexion les plus en vue, la Fondation pour l’innovation politique et d’autres.
« Je crois que la défense des grandes causes et le développement de grands systèmes de pensée ne sont plus possibles aujourd’hui (…), on ne peut plus ignorer la complexité du monde et tenter de le faire rentrer dans des schémas explicatifs trop simples. »
– Si sa virulence idéologique a baissé d’un ton, la France intellectuelle n’en demeure pas moins antilibérale, non ?
– Oui et non. Beaucoup d’intellectuels savent bien que le libéralisme est un mouvement d’idées riche et ouvert, avec une facette philosophique qui insiste sur l’autonomie de l’être humain, une facette politique qui défend l’idée que de bonnes institutions doivent garantir dans la mesure du possible la dignité de l’individu et son autonomie par rapport au pouvoir politique et une facette économique qui voit dans l’autonomie de l’acteur économique une condition de son efficacité. La facette politique fonde la séparation des pouvoirs. La facette économique n’exclut pas, au contraire, que des règles soient imposées aux acteurs, mais exige qu’elles ne soient pas des freins. Cela dit, une minorité d’intellectuels et de politiques médiatiques veut que le libéralisme se confonde avec le capitalisme et le capitalisme avec l’oppression. Or, ce sont eux qui donnent le ton aujourd’hui à la faveur de la crise économique et sous l’effet de l’insubmersible implantation de la pensée marxiste en France, qui tend à refaire surface à l’occasion des crises.
– Des auteurs comme Montesquieu, Tocqueville, Constant ou Bastiat sont-ils encore étudiés à l’étranger ?
– Plus qu’en France en tout cas. On le montrerait facilement en étudiant les publications. Un auteur américain est l’auteur d’un livre de référence sur Benjamin Constant. La Revue Tocqueville jouit d’un réel prestige outre-Atlantique. Un livre sur Frédéric Bastiat vient de sortir chez un grand éditeur londonien.
– La spécialité de nos intellectuels, c’était l’engagement conceptuel et la défense de grandes causes. Cette inclination est-elle compatible avec le retour de l’esprit scientifique que vous décrivez ?
– Il est vrai que les penseurs tendent à céder le pas devant les chercheurs. Mais je vois ce changement plutôt comme un progrès. Les sociétés modernes se caractérisent par la production d’une énorme quantité d’informations facilement accessibles grâce au progrès des moyens de communication. On dispose de données sur tous les sujets. Il est donc beaucoup plus difficile à la pensée spéculative de se justifier par rapport à la pensée nourrie par l’observation méthodique : celle qui caractérise les chercheurs. Les philosophes eux-mêmes sont beaucoup plus soucieux de l’observation aujourd’hui qu’hier. Cela dit, il existe bien sûr toujours des esprits spéculatifs, mais leur influence est limitée. Aucun intellectuel n’aura plus le magnétisme de Sartre, qui n’a pas connu lui-même, de très loin, celui de Rousseau. Le cas d’Alain Badiou est significatif. Il s’est fait un nom grâce au titre de l’un de ses livres, mais son audience est anecdotique. Je crois que la défense des grandes causes et le développement de grands systèmes de pensée ne sont plus possibles aujourd’hui, pour une raison qui m’apparaît comme évidente et positive, à savoir qu’on ne peut plus ignorer la complexité du monde et tenter de le faire rentrer dans des schémas explicatifs trop simples.
– Aujourd’hui, même les penseurs critiques de la mondialisation sont américains (Chomsky, Stiglitz…). L’américanisation de la pensée est elle inéluctable ?
– Il y a aussi une pensée critique de la mondialisation et généralement des sociétés modernes et du monde en France, en Angleterre ou en Allemagne autant qu’aux États-Unis. Mais je crois qu’on a là une donnée intemporelle. Il y a eu de tout temps deux catégories de penseurs qui se sont sentis mal à l’aise dans leur société : les conservateurs, qui refusent le changement et rêvent de le freiner, et les utopistes, qui rêvent d’un monde meilleur. Mais la complexité des sociétés fait qu’il y a peu de chances de voir apparaître aujourd’hui des figures de la dimension de Joseph de Maistre ou de Jean-Jacques Rousseau.
– L’esprit français connaîtra-t-il un nouvel âge d’or ?
– La pensée et la recherche françaises dans le domaine de l’humain restent très vivantes et sont sans doute davantage productrices de savoir que dans la conjoncture des années 1970-90. Mais elles ne sont pas différentes dans les autres grands pays. Il n’y a pas et il n’y aura plus de nouvelle French Theory. Mais, même si l’ère des grands pionniers à la Durkheim ou à la Lévi-Strauss est révolue, la France contribuera à une connaissance toujours meilleure de l’homme et de la société. Je ne crois pas pour ma part qu’il faille s’en désoler.
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