Querelles de précaution

François Ewald | 01 juillet 2008

Tribune de François Ewald autour du principe de précaution, suite à la proposition de Jacques Attali de redéfinir le principe de précaution.

Pour les uns, le principe de précaution conduit à l’inaction et entrave le progrès, pour les autres, il fonde une autre modernité.

En plein Grenelle de l’environnement, Jacques Attali, président de la Commission pour la libération de la croissance française, écrivait au président de la République pour lui demander de retirer de la Constitution (art. 5 de la charte de l’environnement) le principe de précaution : « Cette référence génère des incertitudes juridiques et instaure un contexte préjudiciable à l’innovation et à la croissance, en raison des risques de contentieux en responsabilité à l’encontre des entreprises les plus innovantes. » Quelques jours plus tard, dans son discours de conclusion du Grenelle, le président de la République lui répondait avec fermeté que, non seulement, « le principe de précaution n’est pas un principe d’inaction », mais que, principe de responsabilité, il était au coeur de la « révolution » dont le Grenelle scellait les termes.

L’argument de Jacques Attali porte sur l’insécurité juridique engendrée par un texte qui fait état de la menace de dommages « incertains » affectant de manière grave et irréversible l’environnement. Comment se garantir contre des dommages qu’on ne peut pas connaître en l’état actuel de la connaissance scientifique ? La menace de dommages devient une menace pour ceux à qui on pourra reprocher demain d’avoir entrepris une activité qu’on avait crue innocente. L’incertitude risque de se transformer en principe d’indécision, dans la mesure où une entreprise pourra toujours craindre qu’on interdise demain ce qu’on avait permis hier. C’est la situation la pire pour un investisseur.

Peut-on résoudre la difficulté par une meilleure rédaction de la formule du principe de précaution ? On peut craindre que non. Le principe demande que l’on prenne en compte l’incertitude de dommages potentiels suffisamment graves. Ces dommages ne sont pas connus. Ils se formulent aux limites de la connaissance disponible. Ils sont de l’ordre d’un doute, d’un pressentiment, de présomptions dont on encourage la production en réformant les dispositifs d’expertise et en donnant droit, au nom du principe de transparence, aux « lanceurs d’alerte ». Cela conduit à vivre dans un univers de menaces (imaginées) plus que risques (identifiés) qui ouvre le monde de la sécurité à ces Prêcheurs d’apocalypse contre lesquels s’élève Jean de Kervasdoué.

Le principe de précaution serait aussi l’antithèse du principe de responsabilité qui régulait l’activité humaine depuis la Déclaration des droits l’homme de 1789. Ce principe était un principe de confiance : on place les hommes en situation d’avoir à porter la charge des maux qu’ils peuvent causer à autrui. On accepte le risque que certains soient imprudents, que le savoir soit limité dans la mesure où l’on pense qu’ils sont la condition d’un plus grand bien. Le principe de précaution, à l’inverse, amplifie les menaces et entend qu’on ne doit pas en prendre le risque. De fait, par précaution, toute activité est susceptible de se trouver placée sous tutelle administrative. On en revient à l’Etat des anciennes monarchies où le souverain accordait « privilèges » et autorisations. C’est La Société de défiance dont parlent Yann Algan et Pierre Cahuc.

On peut craindre enfin, comme le développe Dominique Deprins dans Les Ambivalences du risque, que le principe de précaution valorise un type psychologique marqué par une particulière aversion au risque. Quand Pascal tirait de la probabilisation de l’incertitude le principe d’un pari nécessaire, le précautionneux est pris d’une « mélancolie » qui lui rend la décision si lourde qu’il préfère se réfugier dans un monde où la nature aurait retrouvé sa bienveillance originelle.

Ceux qui font du principe de précaution un principe d’inaction ne sont pas non plus à court d’arguments. Le premier est que la litanie des scandales sanitaires récents témoigne qu’on ne peut pas faire confiance à la responsabilité des industriels pour nous préserver de risques qui apparaissent, en raison de l’évolution des techniques, toujours plus menaçants. La recherche du profit, l’appât du gain sont tels qu’il faut trouver d’autres formes d’encadrement des activités techniques. Il y a urgence à recueillir tous les avis, à se donner le temps d’une bonne décision. Comme le plaide Nathalie Kosciuko-Morizet dans Nanotechnologies : science et conscience, le respect d’une telle démarche est désormais la condition d’acceptabilité de techniques aussi pointues que les nanotechnologies.

Au-delà, le principe de précaution décrirait les modèles de décision nécessaires à un monde en quête de nouveaux modèles de croissance. Il est un principe de changement, à la base d’un « développement durable ». La question n’est pas seulement de se protéger contre des risques inconnus mais de trouver sur le long terme les conditions d’adaptation de l’homme au changement climatique et aux énergies rares. C’est le paradoxe que soutient Hervé Juvin dans Produire le monde : il appartient désormais aux hommes de construire cet environnement « naturel » dont ils se sont eux-mêmes privés. De ce point de vue, le principe de précaution ne s’opposerait pas tant aux innovations technologiques qu’il ne chercherait à les infléchir dans la direction de ces « clean » technologies qui se développent tant aux Etats-Unis.

Enfin certains le revendiquent comme le principe d’une nouvelle démocratie. Il faut « moderniser la modernisation » nous dit ainsi Bruno Latour, ce qui passe par une réinvention de la politique et la nécessité de revisiter les institutions de la République, de manière que toutes les « choses », et en particulier les sciences, deviennent « publiques », et soient donc soumises au débat.
Le principe de précaution fait partie des « passions françaises ». Le débat entre les pour et les contre montre la profondeur des enjeux. Il s’agit bien d’un principe révolutionnaire. Faudra-t-il que cette révolution s’accompagne d’un vandalisme comparable à celui dont les sciences et les arts furent l’objet sous la Révolution française ?

 

BIBLIOGRAPHIE 
300 décisions pour changer la France
Jacques Attali (sous la présidence de)
Documentation française-XO, 245 p., 18,90 Euro(s).
Parmi ces décisions : redéfinir le principe de précaution.

Les Prêcheurs d’apocalypse
Jean de Kervasdoué
Plon, 254 p., 19 Euro(s).
Une dénonciation de l’idéologie de précaution.

La Société de défiance, Comment le modèle social français s’autodétruit
Yann Algan et Pierre Cahuc
Editions rue d’Ulm, 99 p., 5 Euro(s).
Le principe de précaution sert-il la solidarité ?

Les Ambivalences du risque : regards croisés en sciences sociales 
Dir. Yves Cartuyvels
Facultés universitaires Saint-Louis, 584 p., 79 Euro(s).
Une étude des politiques menées au nom du « risque ».

Nanotechnologies : science et conscience
2050, La revue de la Fondation pour l’innovation politique, n°7 avril 2008
Fondapol-PUF, 187 p., 15 Euro(s).
Les termes du débat sur les nanotechnologies.

Produire le monde. Pour une croissance écologique
Hervé Juvin
Gallimard, 313 p., 20 Euro(s).
Comment bâtir un « environnement » sans « nature » ?

Making Things Public, Atmospheres of Democracy
Bruno Latour et Peter Weibel
MIT Press, 1 072 p.
Le catalogue d’une exposition qui redéfinit la démocratie.

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