Christophe de Voogd: «Aux Pays-Bas, la fin du tabou populiste»

Christophe de Voogd, Martin Bernier | 28 août 2023

ENTRETIEN - La démission du premier ministre des Pays-Bas, sur fond de désaccords sur la politique migratoire, révèle une crise profonde au sein du monde politique néerlandais, anayse l’historien. Dans ce pays pourrait émerger une coalition nettement plus à droite que par le passé, ajoute-t-il.

Président du Conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) et enseignant à Sciences Po, il a notamment publié une Histoire des Pays-Bas, des origines à nos jours, Fayard, 2018.

LE FIGARO. – Le 18 août, la chef du parti libéral néerlandais (VVD), a déclaré qu’elle n’excluait pas de gouverner à l’avenir avec le parti d’extrême droite de Geert Wilders. À l’approche des élections législatives anticipées qui se tiendront en novembre, cela peut-il modifier les équilibres politiques aux Pays-Bas?

Christophe DE VOOGD. – Il faut resituer cette question dans le contexte très particulier des Pays-Bas. Tout se passe comme si, depuis six mois, la tectonique des plaques de la politique néerlandaise était entrée en phase sismique et emportait les repères les mieux établis du paysage national. Triomphe du nouveau parti BBB (le Mouvement paysan-citoyen) aux élections provinciales avec un Grand Chelem dans les douze provinces du pays ; victoire du même BBB aux élections sénatoriales (la deuxième chambre est élue par les délégués provinciaux) ; crise gouvernementale et démission du cabinet ; annonce du retrait de la vie politique du premier ministre, l’inoxydable Mark Rutte, surnommé «Rutte Téflon», recordman de longévité des dirigeants européens ; retrait simultané de ses deux grands partenaires (et rivaux) de la coalition, la progressiste Sigrid Kaag et le chrétien-démocrate Wopke Hoekstra ; fusion, pour les élections du 22 novembre prochain, des listes socialiste et écologiste ; annonce dans les sondages d’un match serré entre cette dernière, le BBB et les libéraux du VVD, suivis par les populistes du PVV en solides quatrièmes. Jusqu’à ce que tout soit bouleversé par l’arrivée du très populaire (79 % d’opinions favorables) Pieter Omtzigt, ancien CDA (chrétien-démocrate) qui vient de lancer sa propre formation, le Nouveau contrat social (NSC)…

De quoi donner le tournis aux observateurs mais aussi de comprendre que les cartes sont fondamentalement rebattues. D’où une première explication de la fin du «tabou populiste» annoncée par la nouvelle chef libérale, Dilan Yezilgröz, avec l’approbation de Mark Rutte, qui avait pourtant exclu ce scénario depuis des années (en raison de sa pénible expérience avec le PVV entre 2010 et 2012). Sans doute le conflit des libéraux avec leurs alliés progressistes qui refusaient de restreindre le droit d’asile, origine directe de la récente crise gouvernementale, explique conjoncturellement ce revirement ; mais la raison de fond est ailleurs: le VVD a compris que les Pays-Bas, comme la plupart des pays, étaient désormais à droite: fait masqué jusqu’ici par le jeu ésotérique des coalitions à la néerlandaise.

Cette possible «union des droites» est envisagée alors que deux outsiders s’imposent, le Mouvement agriculteur citoyen (BBB), qui affiche une ligne populiste et eurocritique, et le NSC de Pieter Omtzigt. Comment expliquez-vous leur succès?

Dans l’incertitude actuelle, une chose me paraît sûre: si la liste unique socialistes-écologistes est de nature à créer une dynamique à gauche, son refus de tout aggiornamento idéologique à la danoise fera que le prochain Parlement sera dominé par la droite ; ce qui ne veut pas dire qu’une coalition de «droite pure» en sortira, vu l’éclatement du paysage (dix-huit partis sont présents au Parlement!), y compris chez les populistes partagés entre quatre formations. De plus, nous assistons à un jeu surprenant: la leader du BBB, Caroline van der Plas, a exclu de devenir premier ministre ; tout comme «l’homme qui monte», Pieter Omtzigt. Ce qui peut affaiblir leur attractivité et relancer le match entre droite et gauche «classiques». Mais le BBB et le nouveau NSC pèseront lourd ensemble, car les deux leaders sont très proches et leur clientèle («les Pays-Bas profonds») comme leur agenda (encore vague) se recoupent. Pour toutes ces raisons, il est donc risqué de se livrer à un pronostic, mais j’opterais pour une coalition nettement plus à droite que la sortante.

Ailleurs en Europe, peut-on tirer des leçons de la façon dont les partis installés dans le paysage politique sont concurrencés par des outsiders? Les Pays-Bas sont-ils en train de devenir un laboratoire politique, notamment dans la perspective des élections européennes de 2024?

Un grand éditorialiste néerlandais, l’ancien ministre socialiste Ronald Plasterk, a résumé la désaffection envers les grands partis traditionnels: «Le PvdA (socialiste) a laissé tomber les ouvriers, le CDA, les paysans, les ruraux et les pêcheurs et le VVD, les entrepreneurs et la classe moyenne.» D’où une désaffiliation politique qui se retrouve ailleurs en Europe. On constate aux Pays-Bas le même divorce entre métropoles (ici la «Randstad»: Amsterdam, Utrecht, La Haye, Rotterdam) et périphérie, entre élites globalisées et peuple «de souche» comme on dit, entre les «anywhere» et les «somewhere» chers à David Goodhart ; et ce divorce se noue ici aussi autour des grands enjeux de la gouvernance perçue comme déconnectée et défaillante (c’est le grand combat d’Omtzigt), de l’écologie perçue comme punitive, de l’immigration de moins en moins contrôlée et de l’insécurité, qui prend aux Pays-Bas la forme d’une grande criminalité organisée autour de la drogue, ultra-violente et allant jusqu’à menacer les autorités, famille royale comprise. La «crise de la représentation» prend ici aussi la forme non pas d’un hiatus mais d’un véritable gouffre entre le discours médiatique dominant – le wokisme est désormais hégémonique dans l’université et le monde culturel – et la majorité, de moins en moins silencieuse, des Néerlandais, toujours tolérants, mais las des dénis et des excès de «la correction politique».

Mais trois faits précis sont lourds d’implications encore plus directes pour l’ensemble de l’Europe et notamment pour la France: d’abord la perte d’un très précieux allié pour Emmanuel Macron avec le départ de Mark Rutte. La fin de cette complicité fraternelle, cette «bromance», comme la qualifiait la presse néerlandaise, va peser sur les fragiles équilibres européens. Ensuite, l’importance des enjeux écologique et migratoire dans le débat public néerlandais est directement liée à l’activisme de Bruxelles dans ces domaines: ce qui entraîne dans presque tous les partis un euroscepticisme croissant. Or «le retour au pays» de la forte personnalité de Frans Timmermans, actuel vice-président de la Commission qui a pris la tête de la liste socialo-écologiste, aussi adulé dans son camp que honni par les populistes, va donner aux élections du 22 novembre des allures de référendum sur l’Europe. Or un tel «référendum» pourrait bien polariser l’opinion entre d’un côté, les progressistes internationalistes et de l’autre, les populistes (plus ou moins) souverainistes.

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