« Cette élection 2022 est terrible » : On a posé trois questions au politologue Dominique Reynié

Dominique Reynié | 19 avril 2022

« Quelque chose ne va pas en profondeur dans notre système politique, peut-être dans notre société elle-même », décrypte Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique.

N’a-t-on jamais été aussi près de l’« accident électoral » dont vous parlez depuis plusieurs mois, pouvant amener au pouvoir un parti dont les électeurs, pour la plupart, ne veulent pas ? Nous sommes dans une situation historique tout à fait frappante car jamais, dans une élection aussi importante que la présidentielle, nous n’avons eu un tel niveau de comportements protestataires, à la fois l’abstention, peut-être verra-t-on aussi un vote blanc très haut, et puis des intentions de vote pour Marine Le Pen au second tour qui atteignent des niveaux très élevés. L’accident électoral peut se produire s’il y a une préférence – et c’est un risque – pour le retrait civique dans le vote blanc ou l’abstention pure et simple. Personne ne sait a priori quel sera le comportement de l’autre. En n’allant pas voter, on favorise l’expression de suffrages qui seraient plus nombreux à être en faveur de Marine Le Pen.

Un bloc protestataire à 55 % traduit-il un système politique à bout de souffle ? C’est terrible cette élection de 2022… Ce sentiment qu’il n’y a pas eu de débat, qu’on n’a pas réussi à distinguer les candidats, les grands partis renversés et même en difficultés financières, cette pression énorme au second tour sur les électeurs…

On ne pourra pas imaginer _sauf artifice qui serait jugé insupportable_ le perdant se réconcilier avec le gagnant parce qu’une défaite électorale n’est pas dramatique et que c’est la vie démocratique… On ne peut pas dire ça dans ce contexte-là. C’est une fin de cycle. Quelque chose ne va pas en profondeur dans notre système politique, peut-être dans notre société elle-même.

Il va falloir prendre le temps de réfléchir à cette crise institutionnelle. J’espère qu’on ne va pas très très vite proposer à l’improvisade des réformes qui ne seraient pas les bonnes comme il nous est arrivé de le faire autour du passage au quinquennat, de l’inversion du calendrier ou de l’impossibilité de briguer un troisième mandat depuis 2008.

Que dit de la France ce paysage politique tripartite ?

Nous sommes entrés progressivement, depuis le milieu des années 80, dans une France qui ne parvient plus à résoudre ses contradictions, à débattre avec elle-même sur ses clivages en se mettant d’accord sur les systèmes démocratiques de régulation, les partis – droite et gauche – les élections -un vainqueur un vaincu – puis une sorte de dialectique permettant de pacifier nos différends.

Désormais, la confrontation affleure et même la violence se fait de plus en plus présente. Ce qui est nouveau, c’est que les Français accèdent à la conscience de cette impossibilité, de cette aporie, de cette impasse.

Une étape plus préoccupante s’ouvre avec une forme d’angoisse chez nos compatriotes autour de” comment pouvons-nous continuer à vivre ensemble si nous ne savons plus régler nos désaccords et si nous ne sommes plus d’accord sur la manière d’être en désaccord”. Ici est la clé.

Les vieux partis qui ont gouverné la Ve République sont quasi en état de mort cérébrale après le premier tour, mais encore présents localement à travers de nombreux élus. Cette décorrélation est-elle tenable ?

Je pense que ce n’est pas soutenable. Soit nous allons avoir une information de sens contraire qui sera déjà perceptible aux législatives, c’est-à-dire une bonne résistance des partis classiques grâce à leur maillage très fin d’élus locaux, soit ces derniers commencent à perdre leurs positions dans leurs circonscriptions où ils ont une mairie, une Région… Et là ce serait le début de leur véritable fin. S’ils ne tiennent pas, ils risquent de disparaître au moment où le macronisme va se dissiper. Nous allons donc vers une situation terriblement préoccupante car nous n’aurons pas cette force macroniste face au Rassemblement national. L’enjeu pour les Républicains comme pour les socialistes est de tenir pour pouvoir fournir ensuite des alternatives aux électeurs.

On est moins certain, cette fois, que les législatives viennent conforter le président ou la présidente élu(e).

Ces législatives seront particulières. S’il est réélu, Emmanuel Maron sera le premier président à faire l’expérience de l’impossibilité d’un troisième mandat donc son rôle sera jugé dès sa réélection par tous les acteurs comme étant important, peu à peu faiblissant car partant. La recomposition autour de LREM se fera donc avec moins d’efficacité. On peut imaginer que les Français donneront une majorité à Emmanuel Macron même si je n’en sais rien. On peut imaginer qu’il compose sa majorité avec d’autres forces politiques, peut-être une survivance de LR, une résistance du PS…

Plus encore qu’en 2017, nous aurons le jeu de l’abstention, qui peut produire une part de surprise aux législatives, mais affaiblir un peu plus la recevabilité du résultat. Le thème d’un pouvoir fragile à sa naissance, d’autant que le président sera finissant, occupera l’après-législatives.

Comment se porte selon vous le « front républicain » qu’on dit si affaibli ? Le front républicain est une mécanique inspirée par une philosophie démocratique, mais qui suppose pour fonctionner de ne pas être trop souvent convoquée. Or, il y a maintenant une forme de systématicité, liée au fait que le discrédit de la droite puis de la gauche dans l’alternance, puis le discrédit de tout parti modéré au gouvernement parce qu’il est difficile de gouverner, augmentent les chances d’avoir des seconds tours opposant un parti qui a déçu mais qui est raisonnable et un parti populiste, qui n’a pas déçu puisqu’il n’a pas gouverné mais qui porte des propositions radicales. Donc je crains que cette tendance-là inscrive une répétition mécanique de l’appel au front républicain, avec pour seul argument de sauver la République. Voilà pourquoi il ne fonctionne plus.

Je pense même qu’il a un effet désincitatif puisqu’il illustre une sorte de contraction corporatiste du « système », droite et gauche, sportifs, artistes, Medef…

Le débat de l’entre-deux-tours est-il vraiment susceptible de faire bouger les lignes ? C’est un débat particulier, le deuxième entre ces deux candidats, car l’un, Emmanuel Macron, sortant, a une expérience incomparablement plus grande que sa concurrente, dans un contexte de crise internationale. L’asymétrie devrait se voir mais elle peut être compensée par l’image que projettera le président sortant.

Ce que Marine Le Pen n’est pas en compétences, elle pourrait l’être en compréhension intime de la vie ordinaire, proximité, voire chaleur ou même sympathie. La question de la compétence jouera beaucoup toutefois.

Mais ce qui m’impressionne dans ces débats d’entre-deux-tours, c’est que ça dure longtemps, c’est en direct, et n’importe lequel des deux protagonistes peut faire une erreur, un lapsus, se tromper, ne pas contrôler suffisamment une attitude, une parole… Il existe donc un risque réel de décrocher au cours de ce débat, mais sans risque significatif d’inverser une tendance.

 

 

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