Christophe de Voogd: «La révolte des campagnes aux Pays-Bas est un fait de portée européenne»

Christophe de Voogd, Eugénie Boilait | 25 août 2022

Le professeur affilié à Sciences Po analyse l’importance du mouvement de contestation mené, aux Pays-Bas, par les agriculteurs et les ruraux contre les mesures écologiques radicales décidées par le gouvernement au nom de «l’urgence climatique».

Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé et docteur en histoire, Christophe de Voogd est l’ancien directeur de la Maison Descartes d’Amsterdam (Institut français des Pays-Bas). L’historien est notamment l’auteur de Histoire des Pays-Bas. Des origines à nos jours (Fayard, 2003) et de Réformer: quel discours pour convaincre? (Fondapol, 2017). Il préside le conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol, think-tank) et enseigne la rhétorique politique et «les usages du passé» à Sciences Po.

LE FIGARO. – Depuis plus de deux mois, les Pays-Bas connaissent une grande vague contestataire, qui ne faiblit pas, contre la volonté du gouvernement de réduire de façon drastique les rejets d’azote dans le cadre de son programme écologique. Cette mesure est vécue par les agriculteurs comme une grave mise en danger de leur cheptel. Leurs craintes sont-elles fondées?

Christophe DE VOOGD. – En vérité, comme l’a bien montré le journaliste néerlandais Kleis Jager dans ces mêmes colonnes, la crise dure depuis près de trois ans. Des manifestations de paysans répétées ont ainsi eu lieu dès l’automne 2019, à la suite de la proposition radicale d’un député de centre gauche (le parti D66, membre clef des dernières coalitions) de réduire de moitié l’élevage. La colère est lancinante depuis lors et son expression n’a été interrompue que par les restrictions anti-Covid.

L’annonce de la ministre «de la Nature et de l’Azote» (c’est son titre) en juin dernier sur la réduction drastique (70 %!) des émissions à proximité des nombreuses zones Natura 2000 a remis de l’huile sur le feu ; mais le problème ne se comprend que dans le moyen terme, avec le dilemme entre écologie et agriculture ultra-intensive. Après bien des atermoiements, la nouvelle coalition issue des élections de l’an dernier a décidé, toujours sous l’influence de D66, de durcir l’agenda écologique dans tous les domaines.

Selon des estimations, un tiers des élevages pourrait être menacé de disparition pure et simple d’ici à 2030, et un autre tiers, de reconversion forcée. Avec, en face, un plan de transition présenté comme «généreux» par le gouvernement, mais qui, doté de 25 milliards d’euros d’ici à 2035, ne paraît pas à la hauteur de l’enjeu.

C’est à un changement historique de politique que nous assistons et c’est pourquoi les agriculteurs néerlandais se sentent « trahis » et « abandonnés », mots qui hantent le vocabulaire de la protestation

Dans le plus long terme, c’est toute la destinée de l’agriculture néerlandaise qui est en question. N’oublions pas que ce «faux petit pays», d’un tiers plus grand que la Normandie, est le deuxième exportateur agricole mondial. Il le doit à la PAC (dont il est le grand bénéficiaire historique), aux accords du Gatt et au soutien sans faille de la modernisation agricole par le gouvernement, les banques – dont la puissante Rabobank, le «Crédit agricole néerlandais» – et l’opinion, tous voulant une alimentation abondante et bon marché pour nourrir des citadins de plus en plus nombreux dans le pays le plus dense d’Europe.

C’est donc à un changement historique de politique que nous assistons, et c’est pourquoi les agriculteurs se sentent «trahis» et «abandonnés», mots qui hantent le vocabulaire de la protestation. Symbole parlant de leur révolte, le drapeau national rouge-blanc-bleu, mais aux couleurs inversées, est affiché dans toutes les campagnes comme un pavillon de détresse.

Enfin, sur le plus long terme, il faut replacer la crise actuelle dans une longue tradition de contestation paysanne – c’était alors, ironie de l’histoire, contre la modernisation à marche forcée -, déjà forte dans les années 1960. Et, plus loin encore, dans le fossé qui sépare depuis l’origine du pays, élites urbaines commerçantes et libérales, que l’on appelait les «régents» au XVIIe siècle (le siècle d’or du pays), et un peuple provincial, plus religieux – qu’il soit catholique ou protestant – et politiquement plus conservateur ; mais aussi parfois, comme dans le Nord, aux idées socialistes et égalitaires avancées.

Bref, cette colère paysanne est passionnante pour l’observateur, car, lorsqu’on en déroule les multiples fils, l’on y voit ce que Marcel Mauss appelait un «fait social total».

Des débordements ont donné lieu à des coups de feu tirés par la police. La contestation est-elle en train de se durcir?

Les coups de feu dont vous parlez remontent au printemps dernier et n’ont d’ailleurs tué personne. Le bilan, à ce jour, des violences de part et d’autre n’a rien à voir avec la crise des «gilets jaunes» et les régulières éruptions françaises. Leur retentissement signale plutôt la peur unanime qu’un tabou soit brisé, à savoir le rejet viscéral de la violence politique, l’un des vrais – et finalement rares – points de consensus aux Pays-Bas, qui s’explique, dans la longue durée, par les horreurs des guerres politico-religieuses des XVIe-XVIIe siècles.

Mais, dans les esprits, la tension est intacte. Et il est clair que l’affaire va vite rebondir, car l’on attend les conclusions du médiateur nommé par le gouvernement, Johan Remkes. La personnalité plutôt grise de ce représentant typique de l’élite néerlandaise et surtout sa position personnelle dans le débat n’augurent pas d’une issue aisée. C’est en effet lui qui avait présidé en 2020 la commission dont les conclusions ont conduit aux récentes décisions.

Deux voies s’ouvrent, donc: ou bien, conformément à la tradition nationale, l’on trouvera in fine un compromis fondé sur de généreuses subventions – le pays, à la différence de la France, en a les moyens -, et/ou une atténuation du plan original de réduction des émissions ; ou bien – mais l’hypothèse est à ce stade peu probable, car aucun des protagonistes n’a intérêt à dégainer le premier – la coalition au pouvoir éclatera sous l’effet de la rivalité permanente entre Mark Rutte, le chef libéral du gouvernement, et Wopke Hoekstra, le vice-premier ministre chrétien-démocrate, à la recherche de l’électorat perdu de son parti. Or ce dernier vient de décréter l’objectif gouvernemental de «non sacré». D’où un débat d’urgence qui vient de se dérouler ce 23 août au Parlement, mais qui a prudemment conclu à la trêve politique en attendant le rapport Remkes…

Peut-on établir un lien avec les «gilets jaunes» en France? Ces révoltes sont-elles les manifestations d’une fracture culturelle et sociale?

Le parallèle avec les «gilets jaunes» est évident, mais il faut bien sûr le dresser mutatis mutandis, comme dans toute étude comparative. L’on note la même durée inattendue de la protestation ; le clivage net de l’opinion publique, avec une forte minorité, de l’ordre de 40 %, qui soutient toujours le mouvement ; la mise à nu d’une société coupée en deux, entre élites mondialisées «progressistes» et peuple inquiet face à des mutations radicales et à des mesures brutales venues d’en haut, prises au nom de l’impératif écologique.

L’on retrouve sans difficulté la fameuse coupure de David Goodhart entre d’un côté les «anywhere», se sentant chez eux partout dans le monde et plus solidaires de leurs pairs étrangers que de leurs compatriotes «périphériques», pour reprendre l’expression de Christophe Guilluy et, de l’autre, ces derniers, ces «somewhere», à l’horizon de vie plus local et aux solidarités plus traditionnelles, notamment régionales et nationales.

La configuration néerlandaise actuelle est l’un des nombreux exemples de la crise de la représentation sociopolitique dans nos démocraties

Le phénomène y est encore plus accentué dans la mesure où les élites néerlandaises sont cosmopolites depuis des siècles, tradition du grand commerce oblige: ce sont justement ces élites qui ont forgé et répandu de longue date le cliché d’un «pays ouvert au vaste monde» que nous en avons ; et alors que se retrouve en face la catégorie sociale qui est par définition la plus enracinée localement: celle des agriculteurs.

À une nuance près: les paysans néerlandais ont davantage le profil d’agro-industriels et sont très au fait de ce qui se passe sur les marchés mondiaux. Ce qui, au demeurant, dans le grave contexte actuel, ne fait que renforcer leur détermination. Leurs qualités de managers et la force des solidarités collectives – un trait distinctif des Pays-Bas – fait aussi que le mouvement est mieux organisé, avec un vrai leadership et une organisation politique, le BBB, le Mouvement des paysans et des citoyens, qui dispose déjà d’un député à la Chambre.

Des mesures écologiques draconiennes pourraient se multiplier dans les années à venir, mettant à mal le travail de nombreux agriculteurs ou la vie quotidienne d’une partie des Européens. Les fractures entre élites urbaines et périphéries ne risquent-elles pas de se généraliser en Europe?

Je me garderai de tout pronostic, l’historien étant meilleur prophète sur le passé que sur l’avenir! Toutefois, la configuration néerlandaise actuelle est l’un des nombreux exemples de la crise de la représentation sociopolitique dans nos démocraties.

L’enjeu critique est en effet la possible conjonction des sujets de mécontentement et la coalition des groupes qui les portent. C’est d’ailleurs l’objectif affiché du Mouvement des paysans et des citoyens (BBB), avec son souhait d’alliance entre «paysans» et «citoyens», que les sondages placent parmi les principaux partis en cas d’élections. L’on assiste ainsi à une montée parallèle de la protestation contre la multiplication des centres d’hébergement des migrants, notamment dans les régions rurales. L’amalgame est vite fait contre un gouvernement qui, décidément, préférerait «les autres aux siens».

Enfin, l’absence de relais politique du mouvement paysan dans les partis établis – en dehors des populistes – accrédite l’idée qu’«ils sont tous pareils» et renforce le rejet de la gauche comme de la droite et du centre. L’on a ainsi vu, dans ce pays si pacifique, un éminent journaliste de gauche plaider dans le NRC, l’équivalent du Monde aux Pays-Bas, pour une intervention de l’armée contre les paysans en révolte…

Nul doute qu’aux Pays-Bas comme en France, en Grande-Bretagne comme en Italie, l’arrogance et l’ignorance des métropoles à l’égard des «territoires» – mot qui évoque historiquement à la fois la réserve d’Indiens et l’appétit de conquête – pourraient s’avérer redoutables pour la cohésion nationale et le contrat social.

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