Dominique Reynié: «Nous vivons un délitement de la matrice politique»

Charles Sapin, Dominique Reynié | 29 août 2023

INTERVIEW. Le directeur de la Fondapol analyse la « solitude politique » d’Emmanuel Macron comme « l’écho d’un pays en train de renoncer à la politique ».

Le directeur de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) a lu avec attention l’entretien-fleuve de rentrée qu’a accordé le chef de l’État au Point. S’il rejoint Emmanuel Macron dans son analyse de l’avènement d’une ère de « multi-crises », le politologue s’inquiète d’un délitement de la « matrice politique » autour d’un président d’une « époque d’intense transition » dont personne ne sait sur quoi elle peut déboucher.

Le Point : Comment jugez-vous la posture du chef de l’État dans cet entretien de rentrée ?

Dominique Reynié : Cet entretien est intéressant en ce qu’il permet de s’essayer à l’exercice que recommandait Raymond Aron : se mettre à la place de la personne en charge. Ce moment politique précis est caractérisé par deux phénomènes à mon sens inédits. Tout d’abord une dislocation préoccupante de l’ordre planétaire, avec la question sous-jacente du défi pour les sociétés démocratiques de survivre au XXIe siècle. Je ne l’attribuerai pas, comme le chef de l’État, à une fascination pour l’autoritarisme, mais différemment à une mobilisation des dictatures contre les démocraties. Aucun président de la Ve République n’a été confronté à un tel défi. Tous les instruments constitutifs du pouvoir politique sont impactés, au niveau national, européen et évidemment sur le plan international.

Face à cela, nous allons devoir faire face, de façon de plus en plus pressante, aux effets non seulement externes mais aussi internes de cette dislocation du monde, par exemple avec l’immigration, à une hybridation des conflits globaux et de notre politique intérieure. Emmanuel Macron explique que, désormais, le chef de l’État devra composer dans un monde éminemment plus complexe : nos ennemis y sont plus nombreux, et leurs actions s’entrelacent avec une multitude de phénomènes transnationaux : du climat à l’immigration, de l’intelligence artificielle à la question de la dette publique, etc. C’est ce que le chef de l’État appelle l’ère de la « multi-crise » qui est appelée à durer et qui nous appelle très largement à réviser nos concepts et à repenser nos outils pour défendre nos intérêts dans ce monde.

Quel est le second phénomène qui caractérise cette période politique si inédite, selon vous ?

Cette dislocation de l’ordre planétaire va avec une disparition du système politique français, notamment des partis. Emmanuel Macron a été le bénéficiaire d’un effondrement simultané de la droite et de la gauche de gouvernement, au profit des forces inconsistantes que représentent les populistes, qui sont les seconds bénéficiaires de cet effondrement. Cela a eu lieu en 2016-2017, et depuis rien n’a été reconstruit. Mis à part le macronisme dont l’extinction est programmée pour 2027. Quel leader, quel parti de gouvernement est capable de rivaliser avec les populistes, en particulier le RN ?

Pourtant, les populistes ne sont pas capables eux-mêmes d’offrir une alternative. Depuis sa réélection, le chef de l’État a une part de responsabilité dans le fait d’être privé de majorité absolue. Il n’a pas suffisamment fait campagne, à la présidentielle comme aux législatives, laissant trop d’espace aux populistes, en particulier à Mélenchon. Mais, de leur côté, le PS et les LR n’ont pas su refaire leurs forces. Depuis, le président doit composer avec le vide, une absence de majorité et une absence d’opposition susceptible de constituer une solution alternative. Cela se ressent très fortement dans cet entretien.

Jusqu’en 2017, nous avions des présidents ferraillant, avec l’aide de leur parti, contre de fortes oppositions, structurées ou en voie de l’être. Ce n’est plus le cas et tout se passe comme si la scène politique se limitait au président. Contre lui, des forces protestataires électoralement puissantes, RN et LFI, incapables de former une majorité alternative. D’autres, LR, PS ou EELV, à ce jour incapables de gagner une dissolution et, enfin, une force, le RN, capable de gagner mais pas de gouverner. C’est un délitement de la matrice politique. Emmanuel Macron est le premier à en faire l’expérience. Il est le président d’une époque d’intense transition, sur le plan géopolitique comme sur le plan de la politique intérieure, et dont personne, pas même lui, ne sait sur quoi elle peut déboucher.

Dans ces circonstances, « l’initiative politique d’ampleur » dévoilée par le chef de l’État, celle de rencontrer tous les chefs de l’opposition pour trouver avec eux des accords sur différents sujets, est-elle à-propos ?

Cette initiative devrait permettre de sensibiliser les responsables politiques à l’extrême difficulté d’orienter l’action du gouvernement sans majorité, ni en place ni alternative, dans un moment périlleux pour notre pays et pour l’Europe. Cette situation légitime une discussion de ce genre. Évidemment, son utilité présuppose que les chefs de parti partagent cette conscience de la situation et ne soient pas uniquement mus par des objectifs électoraux et à court terme… Autant rêver.

Cet entretien d’Emmanuel Macron dans vos colonnes rend manifeste son isolement politique. Or, nous savons que l’homme providentiel est un mythe, qu’un chef de l’État ne peut rien sans une force politique organisée. Les questions à trancher, les décisions à prendre ne manquent pas, ni même les idées, mais il n’y a pas de majorité assurée, et les chances d’en obtenir une d’ici à 2027 seront de plus en plus minces. Hier, les Français auraient pu aimer la solitude politique du président, aujourd’hui je crains qu’elle ne soit l’écho d’un pays en train de renoncer à la politique.

Emmanuel Macron semble pourtant à plusieurs reprises banaliser cette situation, rappelant qu’il n’est pas le premier à connaître une majorité relative, ou des émeutes…

Dans son entretien, Emmanuel Macron ne met pas suffisamment en relation les problèmes qu’il souligne, à juste titre, et leur caractère inédit. Il convient que le monde est disloqué. Ce n’est pas sans conséquences. On ne peut, dans le même temps, comparer les émeutes qui ont secoué le pays en juin à celles de 2005, ou alors cela revient à soutenir l’hypothèse d’une récurrence, d’une répétition. La différence, c’est que beaucoup a été fait en faveur de ces quartiers qui suivent pourtant une trajectoire opposée à l’intégration, que les autorités publiques y sont de plus en plus faibles et contestées. Bien sûr, cela ne date pas d’aujourd’hui. Mais l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 et sa réélection en 2022 sont précisément la conséquence de l’échec de ses prédécesseurs…

Êtes-vous d’accord avec la lecture du chef de l’État sur les émeutes de juin ?

Dire que les émeutiers sont à 90 % français, c’est refuser l’obstacle. Il n’est pas indigne de vouloir connaître la nationalité des parents et des grands-parents. Nous devons savoir si ce critère est pertinent ou non pour comprendre ce qui s’est passé. Ne pas vérifier ce facteur d’explication, parmi d’autres, nous empêche de concevoir la solution. Je regrette qu’Emmanuel Macron ne franchisse pas le pas. Qu’il ne dise pas : voici toutes les données que j’ai fait collecter. Ce que l’on ne montre pas aujourd’hui n’est pas ce que l’on ignore, mais ce que l’on ne veut pas montrer ou ne pas voir. C’est pourtant éclairant. Par exemple, l’Insee relève que le port du voile chez les musulmanes a augmenté de 55 % en dix ans. Il ne s’agit donc pas d’une tendance à l’intégration mais au séparatisme, ce qui est très différent et beaucoup plus grave.

L’ancien préfet Patrick Stefanini pointe dans nos colonnes le « décalage flagrant » entre l’ambition d’Emmanuel Macron sur la question de l’immigration et le « flou » quant aux moyens d’y parvenir. Êtes-vous d’accord avec ce constat ?

La France n’a toujours pas de stratégie migratoire, on ne sait pas quels sont les objectifs de l’État du point de vue de l’intérêt national. Aucun des prédécesseurs d’Emmanuel Macron n’a su ou voulu définir une telle stratégie. Une grande loi est devenue une nécessité absolue. D’autant que les plus grands défis en cette matière sont devant nous. Or, une loi substantielle risque de ne pas trouver de majorité : ou bien l’aile gauche du macronisme y verra un excès de fermeté, ou bien les LR dénonceront l’inconsistance du projet.

Ils ont en commun d’ignorer leurs intérêts, car il faut une loi historique qui, enfin, réduirait drastiquement les flux et mettrait l’accent sur une immigration de travail conditionnée par le respect de nos valeurs ; ou alors l’immigration sera bel et bien la question déterminante des prochaines élections, à commencer par les européennes. Mais la position du chef de l’État sur les accords franco-algériens de 1968 doit être précisée. Ce traité aux effets désastreux explique une part prépondérante de nos problèmes en matière d’immigration. Or, on ne saurait dire qu’ici l’Europe nous empêche d’agir, puisque l’État a toute liberté pour dénoncer cet accord.

Retrouvez l’interview sur lepoint.fr

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