Du « hard news » à l’affirmation d’opinions, la grande mutation des chaînes d’info
Caroline Sallé | 13 septembre 2020
DÉCRYPTAGE – CNews est en train de dynamiter le secteur. BFMTV, LCI et Franceinfo se positionnent face à elle.
CNews est à l’origine d’un big bang sans précédent sur le marché des chaînes d’info en continu. Une explosion d’autant plus spectaculaire que personne ne l’avait anticipée. Après un virage éditorial à 180 degrés, loin des terres du «hard news», l’antenne de Canal+ s’est mise brusquement à affoler l’Audimat. En l’espace d’un an, elle a doublé son audience et s’est installée sur la deuxième marche du podium, juste devant LCI. Mieux, elle a aussi réduit l’écart avec le leader BFMTV. La chaîne du groupe Altice fait toujours la course en tête des audiences, à bonne distance de ses concurrentes. N’empêche. C’est bien CNews qui est en train de dynamiter le marché.
Inspirée par CNN, la pionnière américaine, BFMTV a longtemps réussi à imposer au reste du PAF son tempo prestissimo de l’info, à coups de bandeaux déroulants, d’éditions spéciales et d’images diffusées en boucles. Jusqu’à excéder, au plus haut sommet de l’État. La séquence «Léonarda» passé en boucle est l’affaire de trop pour François Hollande. Pour allumer un contre-feu à la «BFMisation» galopante de l’information, le pouvoir en place à l’époque pousse une deuxième génération de chaînes d’info dédiées au débat et au décryptage. En 2016, LCI, propriété de TF1, passe en clair et France Télévisions inaugure Franceinfo. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) fixe la nouvelle règle du jeu: les deux antennes doivent limiter à 30 % le temps qu’elles consacrent à l’actualité «chaude». Avec un résultat d’audiences encore limité. La preuve: elles sont aujourd’hui dépassées par CNews.
CNews incarne bien cette troisième génération des chaînes d’info, tournée cette fois vers l’opinion. Ce glissement du «hard news» vers le débat, puis du débat vers l’opinion résulte de plusieurs phénomènes. «D’un point de vue structurel, il est difficile de faire de l’info 24 heures sur 24, en la renouvelant substantiellement. Cela suppose d’énormes moyens, ce qui n’est pas raisonnable économiquement», fait valoir Dominique Reynié, professeur des universités à Sciences Po et directeur général du think-tank libéral Fondation pour l’innovation politique. À l’exception de BFMTV, toutes les chaînes d’info sont déficitaires.
Influence des réseaux sociaux
Plutôt que d’enchaîner les reportages, on multiplie donc les débats et les talk-shows, moins coûteux. «Entre les push des sites web, les breaking news et les JT des chaînes, les flashs info à la radio et les réseaux sociaux, nous sommes, en outre, surinformés. Les téléspectateurs veulent aller au-delà de cette instantanéité», constate Gérald-Brice Viret, le directeur général des antennes de Canal+.
La perte d’influence du modèle du «robinet à info» est directement liée à la poussée des réseaux sociaux. Plus immédiats que les chaînes, ils dictent non seulement le tempo mais donnent aussi le ton. «Le phénomène d’opinion constitue une mécanique propre aux réseaux sociaux. On y opine beaucoup plus que l’on informe, ce qui est normal: la plupart des gens qui s’y expriment n’étant ni experts ni journalistes», remarque Dominique Reynié. Ce nouvel espace public, quoi qu’il en soit, «offre à chaque individu la possibilité d’émettre des contenus et de leur donner une résonance qu’ils n’auraient pas eue au comptoir du café, poursuit-il. Cette puissance des réseaux sociaux a consacré l’opinion ordinaire». Avant internet, celle-ci n’avait guère la possibilité matérielle de s’exprimer dans l’espace médiatique. Ce n’est plus le cas. Dès lors, «il est assez légitime que certains médias cherchent à représenter cette foule numérique qui prend la parole, quand bien même ses propos sont parfois bouillonnants», estime Dominique Reynié.
Rester dans la nuance
C’est le créneau investi par CNews. «Les talk-shows de la chaîne sont des formats très écrits, découpés en chroniques, pour être plus rythmés. CNews fait de l’opinion en 140 caractères: le public accède directement aux sujets comme il le ferait sur Twitter», analyse un spécialiste de l’audiovisuel. «Nous sommes en phase avec les grandes préoccupations du public. Nous relayons, aux yeux de tous, les opinions de droite comme de gauche, d’extrême droite comme d’extrême gauche, à condition qu’elles restent dans un cadre républicain», expose Gérald-Brice Viret.
Le virage éditorial de CNews vers un modèle à la Fox News oblige la concurrence à se repositionner clairement. Faut-il céder à la tentation de l’opinion? «BFMTV n’est pas du tout une chaîne d’opinion, ni une chaîne de débat pour un public âgé. Nous, on fait de l’info, avec une vocation majeure: s’adresser à tout le monde. Ce qui est compliqué. C’est plus simple de s’adresser à des niches», tranche Marc-Olivier Fogiel, le directeur général de la chaîne. Sur Franceinfo, c’est «niet» également. «Nous fabriquons de la démocratie quand d’autres fabriquent de la fragmentation», fustige Laurent Guimier, nouveau patron de l’information de France Télévisions. Pour être audible dans le brouhaha de l’actualité, LCI tente une synthèse. «Nous ne sommes pas là pour donner un avis mais pour faire vivre le débat contradictoire. C’est en enjeu démocratique majeur. Chez nous, le mot “opinion” n’a de sens que s’il prend un “s”», insiste Fabien Namias, le directeur général adjoint de LCI. «Si rester dans la nuance ralentit la progression de notre audience, nous l’assumons. LCI doit être un tiers de confiance dans un monde de défiance», abonde Thierry Thuillier, le patron de l’info du groupe TF1.
Alors que la prochaine présidentielle se profile à l’horizon, la prise en compte de cette opinion risque surtout de donner du fil à retordre au CSA, chargé de veiller au respect des règles du pluralisme à la télévision. Réguler davantage, pour éviter toute radicalisation de l’espace médiatique? Laisser faire? «Si l’on veut consacrer les réseaux sociaux et les médias aux mains de militants obscurs, si l’on veut que l’expression de l’opinion tombe sous la coupe d’influenceurs qui ne rendront jamais de comptes car n’étant pas éditeurs, l’appareil pénal de responsabilité n’est pas opérant pour eux, la meilleure façon d’y parvenir, c’est de considérer que les médias traditionnels n’ont pas à représenter certaines opinions jugées irrecevables», prévient Dominique Reynié. Laisser les seuls réseaux sociaux prendre en charge la fébrilité sociale revient, en somme, à «courir le risque d’une “gilet-jaunisation” médiatique», conclut l’expert.
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