
Essence. L’autorisation de vente à perte va-t-elle entraîner une guerre des prix ?
Clémence Rouget | 18 septembre 2023
Dans sa lutte contre l’inflation, le gouvernement souhaite autoriser la vente à perte de l’essence durant 6 mois. À court terme pour les consommateurs, cette annonce pourrait être réjouissante. Mais une guerre des prix ne se fait pas sans victime.
Pourquoi on vous en parle
« Comme certaines enseignes de distribution l’ont fait remarquer, elles ne peuvent pas baisser davantage les prix de l’essence, car la loi leur interdit de revendre à perte. Aujourd’hui, je vous annonce qu’à titre exceptionnel sur le carburant et sur une période limitée de quelques mois, nous allons lever cette interdiction, ce qui permettra aux distributeurs de baisser davantage les prix. »
Revendre à perte. La pratique est illégale depuis 1963. Plusieurs lois, comme la loi Egalim, ont même renforcé le principe en introduisant un seuil pour protéger les agriculteurs. En 2018, Intermarché avait même été condamné à une amende de 375 000 euros pour avoir vendu du Nutella à prix très cassé. C’est dire la surprise des acteurs économiques face aux annonces de la première ministre Élisabeth Borne au Parisien ce week-end.
Mais le gouvernement était bloqué et faisait face à une triple impasse : budgétaire, diplomatique et écologique. Sur le plan budgétaire, continuer de subventionner le carburant à coups de chèque devenait trop lourd pour les finances publiques : une remise de 20 centimes sur les prix des carburants pendant un an coûte 12 milliards d’euros selon le ministère de l’économie. Sur le plan diplomatique, il était hors de question pour Bruno Le Maire de payer « la diplomatie pétrolière de Monsieur Poutine et de l’Arabie saoudite qui visent à réduire les volumes pour augmenter les prix ». Enfin, continuer de subventionner directement une énergie fossile aurait été le signe d’un manque de cohérence climatique de la part du gouvernement.
Mais face à des prix qui frôlent ou dépassent les 2 euros le litre, le gouvernement a estimé qu’il était impossible de ne pas agir. Restait donc cette option de la vente à perte, avec l’idée de faire partager le fardeau de la lutte contre l’inflation avec les entreprises.
La définition
À partir du 1er décembre 2023, les stations-service françaises auront donc le droit de vendre l’essence à perte. La vente à perte désigne une pratique commerciale qui consiste à vendre un produit ou un service à un prix inférieur à son coût de revient, c’est-à-dire au coût d’achat auquel s’ajoutent les frais liés au transport, au stockage, à la distribution, etc.
Elle est généralement interdite en France, sauf dans certains cas exceptionnels prévus par la loi, comme les soldes, les liquidations ou encore de produits périssables s’ils sont « menacés d’altération rapide ». Le but de cette interdiction est d’éviter les pratiques déloyales qui visent à éliminer les concurrents ou à tromper les consommateurs.
En 1963, l’objectif est alors de limiter l’influence de Carrefour, qui venait d’ouvrir son premier hypermarché dans l’Essonne et de protéger les petits commerçants.
Le mécanisme économique
Cette mesure va-t-elle entraîner une guerre des prix, une situation de concurrence intense entre les vendeurs d’un même produit ou service, qui se livrent à une baisse successive et réciproque de leurs prix afin d’attirer ou de fidéliser les clients ?
Olivier Véran a mentionné dimanche sur RTL des baisses de prix pouvant aller jusqu’à 50 centimes le litre. « Impossible » et « délirant » répondent les experts du sujet.
Mais, en dépit de marges déjà faibles, une baisse est malgré tout probable : l’occasion est trop belle pour la grande distribution de renforcer le rôle de produit d’appel de l’essence et de multiplier les coups de com pour attirer les clients dans les stations accolées à leurs magasins. Baisse des prix temporaire contre parts de marché plus élevées à l’avenir, le pari est trop tentant.
Pour les consommateurs, ce serait évidemment une bonne nouvelle à court terme. Mais si le gouvernement a décidé de limiter l’expérience dans le temps – 6 mois -, c’est aussi parce que la possibilité de vendre à perte peut aussi avoir des effets négatifs à long terme, comme la disparition des acteurs les plus fragiles du marché.
Les pompistes indépendants, pour qui le carburant n’est pas un produit d’appel et qui ne peuvent pas se permettre de revendre à perte, sont immédiatement montés au créneau pour dénoncer une « mesure d’apprenti-sorcier, une dérégulation sauvage au détriment des petits. » Ils demandent donc des « aides financières pour compenser les baisses prévisibles de volumes, combinées à du chômage partiel pour certaines stations qui n’auront d’autres choix que de mettre certains salariés au chômage technique. »
La citation
La revente à perte a mauvaise presse dans l’imaginaire collectif et politique : l’idée qu’une entreprise puisse volontairement faire des pertes est a priori suspecte. L’un des arguments est celui d’un « îlot de pertes dans un océan de profits » ; si l’on autorise la revente à perte, un distributeur dominant cassera les prix afin d’acculer à la faillite ses concurrents et remontera ensuite les prix lorsqu’il sera seul sur le marché. Dans cette perspective, l’interdiction de la revente à perte est motivée par la défense du petit commerce, face aux comportements [supposés] prédateurs de la grande distribution. »
Pouvoir d’achat : une politique, Emmanuel Combe, professeur des Universités à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de la concurrence, septembre 2011, étude pour la Fondapol.
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Emmanuel Combe, Pouvoir d’achat : une politique, Fondation pour l’innovation politique, septembre 2011.

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