Feindre la nature paisible de l’islam permet à cette religion d'échapper aux critiques
Ferghane Azihari | 05 janvier 2021
Pour Ferghane Azihari, délégué général de l’Académie libre des sciences humaines (ALSH) et issu d’une famille de culture musulmane, ceux qui estiment que le système politique français est responsable de la radicalisation à l’origine des attentats et des violences des islamistes sous-estiment le rôle de la religion au nom de laquelle ces attentats sont commis.
En 1905, Max Weber publiait un ouvrage pour expliquer les inégalités économiques entre les protestants et les catholiques de son pays. Selon le sociologue allemand, le protestantisme valorise davantage l’effort et la vie austère. Il encourage ses adeptes au labeur et à l’épargne. C’est pourquoi ils connaissent une accumulation du capital plus rapide. Que l’on adhère ou non à la lecture du protestantisme de Weber, il est difficile de nier son hypothèse : les croyances ont une influence décisive sur l’action humaine.
ERREUR DU MATÉRIALISME
Jusqu’au XIXe siècle, tout le monde admettait cette hypothèse. Ainsi, les penseurs des Lumières subordonnaient la lutte contre l’oppression à celle contre l’obscurantisme. Dans son Essai sur les mœurs, Voltaire note que l’histoire n’a cessé d’être défigurée par les superstitions, « jusqu’à ce qu’enfin la philosophie vienne éclairer les hommes ». Cette conception « subjectiviste » de l’histoire – qui fait des croyances individuelles son moteur – a laissé place à une lecture « matérialiste ». Selon les matérialistes, les idées sont secondaires. Elles n’ont aucune influence et dépendent de circonstances politiques ou économiques qui les précèdent.
Le théoricien le plus célèbre du matérialisme historique est Marx, pour qui les idéologies découlent de rapports de classes. Cependant, Marx n’a pas le monopole de cette pensée. Elle a aussi inspiré ses adversaires. Les architectes du Plan Marshall pensaient qu’il suffisait de juguler la misère en Europe pour défaire le socialisme. Parce qu’ils étaient convaincus que l’embourgeoisement protégeait contre cette idéologie, les stratèges américains n’ont pas vu qu’elle séduisait de plus en plus chez eux, alors que l’Amérique devenait la première puissance mondiale.
Hélas, le préjugé matérialiste brouille notre perception d’autres phénomènes, comme le terrorisme islamiste. Alors que la France est devenue sa cible régulière, les médias rivalisent d’explications pour éclairer cette situation. La violence islamiste s’expliquerait par les interventions militaires de la France, son passé colonial, son racisme, l’insuffisante mobilité sociale de ses minorités, ou sa laïcité autoritaire. Mais alors que ces attentats sont commis au nom d’une même religion, on refuse de la désigner coupable.
Cette attitude ne pèche pas seulement par matérialisme. Elle est aussi francocentrée. En 2019, la Fondation pour l’innovation politique publiait une étude sur le terrorisme islamiste entre 1979 et 2019. Elle révèle que les pays musulmans hébergent la majorité des attentats islamistes. Le constat n’a rien de surprenant. Il y a plus d’islamistes en terre d’islam qu’en Occident.
Les détracteurs du système français restent muets sur la portée globale du phénomène islamiste. Notons le paradoxe de ces mentalités façonnées par les théories postcoloniales. D’un côté, elles rejettent une lecture eurocentrée de l’histoire. De l’autre, elles restent persuadées que l’Occident est son seul moteur. Comme si les autres civilisations étaient incapables de formuler seules leur propre agenda politique. D’où cette tendance à recourir à des facteurs extérieurs à l’islam pour expliquer les violences islamistes.
Ainsi, dans une tribune publiée dans la revue américaine Foreign Policy et reprise par La Croix, Mustafa Akyol critique la tendance de la laïcité française à bannir les signes religieux de l’espace public. De plus, alors que la France proclame la liberté de conscience, sa législation prévoit des sanctions pour l’outrage aux symboles nationaux. Pour lui, cette liberté à géométrie variable explique en partie la défiance des musulmans vis-à-vis des valeurs libérales. Bien sûr, comme toute institution, la tradition séculière française, empreinte de jacobinisme, est critiquable. Et sans doute la France gagnerait-elle à la libéraliser. Toutefois, critiquer le modèle français est une chose. Lui attribuer des comportements barbares en est une autre.
L’OPPRESSION N’EXPLIQUE PAS LA VIOLENCE
Akyol a raison de citer l’historienne Gertrude Himmelfarb pour rappeler que le sécularisme français entretient des rapports plus conflictuels avec les religions que le sécularisme anglo-saxon, qui recherche l’harmonie entre la foi et la raison. Mais, partant de là, il aurait pu constater que les catholiques français n’ont pas tué des journalistes anticléricaux en réaction aux expulsions des congrégations survenues en 1880 ou au début du XXe siècle, c’est-à-dire à une période où l’État français envoyait des gendarmes déloger manu militari le personnel des monastères qu’il ne reconnaissait pas.
Élargissons la focale. Les Afro-Américains ont subi un racisme légal. Mais Martin Luther King ne glorifiait pas la violence. La France a un lourd passé colonial en Asie. Ses minorités cambodgiennes, laotiennes et vietnamiennes ne l’exposent pas à un risque terroriste. Les Juifs européens ont fait l’objet d’un génocide. Ils ne parlent pas comme l’ancien Premier ministre malais, qui a proclamé que les musulmans ont le droit de tuer des millions de Français en raison des crimes de leurs ancêtres. Et alors que les chrétiens subissent une cruelle répression dans la plupart des pays musulmans, ils ne commettent pas d’attentats là où ils sont persécutés en raison de leur foi.
Autrement dit, en admettant que la France ne soit pas assez libérale en matière de religion ; qu’elle échoue à intégrer ses minorités ; et que son histoire recèle une part sombre (comme tous les pays), tout le monde ne réagit pas de la même manière face aux défauts d’un système politique. Certains tuent pour de simples dessins. D’autres « tendent l’autre joue » face à leurs bourreaux de manière excessive. D’autres enfin militent paisiblement pour améliorer leur sort. La diversité de ces réactions égale celle des valeurs qui animent les hommes.
Alors que les critiques de la laïcité française l’accusent de radicaliser le monde musulman, ses détracteurs ne rappellent jamais que les musulmans français ont plus de droits que leurs coreligionnaires et les non-musulmans qui vivent dans les pays où l’islam règne en maître. Cette réalité contraste avec le propos de James McAuley, qui sous-entend dans un article du Washington Postque les violences islamistes seraient une exception française tandis que la pratique de l’islam serait paisible partout ailleurs.
Alors que l’assassinat de Samuel Paty a fait le tour du monde, on s’attendait à ce que le monde musulman s’engage en faveur des libertés civiles pour prouver la sincérité des rares messages de sympathie adressés à la France. À la place de quoi nous n’avons vu que des manifestations hostiles au motif que Macron a rappelé que la liberté de critiquer les religions était non négociable. Pire encore, certains responsables musulmans, comme l’imam d’Al-Azhar, ont versé dans la surenchère en réclamant une législation internationale pour punir le blasphème. Pendant ce temps, la dictature chinoise commet un génocide contre les Ouïghours dans le silence. Dès lors, cessons de croire que les islamistes se préoccupent des imperfections françaises en matière de liberté de conscience. La seule chose qui anime leurs recrues est la guerre de civilisation qu’ils mènent contre les sociétés ouvertes, dont la France est un symbole en raison de son histoire et de son rayonnement.
Ces faits suggèrent que Macron est trop indulgent quand il énonce que « l’islam est en crise ». Son propos laisse entendre que les crimes commis au nom de l’islam n’ont aucune base théologique. Ils relèveraient de son « détournement ». Or, le Coran se dit incréé, immuable et porteur du verbatim de Dieu. Il proclame que tout homme naît musulman avant de trahir éventuellement sa condition. Il contient trop d’injonctions explicites à combattre les mécréants pour que l’on puisse réduire la violence islamiste à une question d’interprétation. Enfin, le prophète qu’il glorifie était un chef politique et militaire, ayant commis toutes sortes d’exactions propres à la fonction. Ces traits expliquent la persistance d’institutions despotiques dans le monde musulman au XXIe siècle.
Lorsqu’on rappelle ces faits, il se trouve toujours quelqu’un pour dire que la civilisation islamique n’a pas le monopole de la violence historique. Certes, la nature humaine étant ce qu’elle est, l’oppression constitue notre condition originelle. Il est ridicule de s’offusquer des exactions de Mahomet à une période où la violence était la norme. Encore qu’on notera que le Christ – que les musulmans considèrent comme un prophète – a mené une existence plus paisible en des temps non moins troublés, jusqu’à se sacrifier face à l’oppresseur romain. Preuve que les circonstances n’expliquent pas tout. Mais si toutes les sociétés ont commis des atrocités, il faut se demander pourquoi certaines sont devenues plus tolérantes quand d’autres persistent dans l’oppression.
TOUTES LES RELIGIONS NE SONT PAS COMPATIBLES AVEC LES LUMIÈRES
Comme beaucoup de commentateurs, Akyol réduit la divergence entre l’Occident chrétien et le monde islamique à un accident de l’histoire et à une question d’interprétation. Mais l’interprétation d’une doctrine est limitée par ce qu’elle permet. Pourquoi les défenseurs de la tolérance ont-ils eu plus de succès dans le monde chrétien ? Pour y voir plus clair, il faut dissiper l’erreur qui consiste à comparer les textes bibliques et coraniques. Le Coran n’a pas le même statut dans la théologie musulmane que la Bible dans la théologie chrétienne. Pour cette dernière, le verbe divin s’incarne moins dans un livre que dans la personne du Christ.
Or, même si l’on ne croit pas en sa nature divine, il faut admettre que ses enseignements ont plus d’affinités avec le sécularisme que les prescriptions coraniques, qui parlent de fiscalité et glorifient l’action d’un chef politique. Le Christ, quant à lui, distingue les domaines de Dieu et de César. Ce faisant, il a préparé les conditions de la modernité. C’est en ce sens que le philosophe Marcel Gauchet dit du christianisme qu’il est « la religion de la sortie de la religion ». Non que le fait religieux ait déserté l’Occident. Toutefois, il n’est plus le principe organisateur de la politique au sein de notre civilisation. Que la liberté de conscience ait eu plus de succès en Occident s’explique pour les mêmes raisons théologiques. Un “messie” qui mise sur la conversion des cœurs est plus pacifique qu’un “prophète” qui communique à la tête d’une armée constituée depuis Médine.
Certes le christianisme a aussi inspiré des méfaits. C’est pourquoi le philosophe Frédéric Lenoir dit du christianisme qu’il a été son propre fossoyeur, « en transmettant aux Hommes un message qui ne cessait de le condamner dans ses pratiques institutionnelles ». Ces crimes confirment que l’homme est assez pervers pour défigurer toutes les valeurs. Ce constat s’étend aux doctrines séculières. Ainsi, c’est au nom des droits de l’homme que les Européens ont justifié la colonisation. Mais il serait ridicule de qualifier les droits de l’homme de principes impérialistes. Car c’est aussi au nom d’une lecture plus rigoureuse des droits humains que les mouvements anti-impérialistes se sont levés contre les puissances coloniales.
Toutes les doctrines peuvent donc inspirer des crimes. Mais alors que certains crimes découlent de leur falsification, d’autres sont le fruit de leur fidèle application. Les précurseurs européens de la tolérance et de la liberté pensaient visiblement que les oppressions “chrétiennes” appartenaient à la première catégorie. Ainsi, c’est au nom d’une authentique lecture des préceptes du Christ que Grégoire de Nysse condamne l’esclavage dès le Ve siècle apr. J.-C. ; que Francisco de Vitoria et Domingo de Soto dénoncent au XVIe siècle les conversions forcées des Indiens par les missionnaires espagnols ; que Bayle, Montesquieu et Locke ont jeté les bases du pluralisme. Que leurs idées aient fini par triompher après un long processus de maturation idéologique atteste la compatibilité de la tolérance avec le terreau religieux chrétien.
On notera cependant que les homologues de Bayle ont eu plus de difficultés à triompher en terre d’islam. La figure d’Averroès ne dément pas ce constat. Bien que l’Occident ait une dette intellectuelle envers lui pour ses commentaires d’Aristote, il ne peut prétendre au titre de génie de la tolérance quand il prescrit le meurtre des hérétiques. Qu’il constitue la figure la plus libérale que l’Islam ait inspirée en quatorze siècles est donc un sérieux défi posé aux promoteurs d’un islam des Lumières. D’autant que les aspects rationalistes de sa pensée puisent plus leur inspiration dans la philosophie grecque que dans la théologie islamique. Ce qui explique qu’il a eu plus d’écho en Occident qu’en Orient, où il est tombé en désuétude.
DÉCONSTRUIRE L’ISLAM
Mettre en doute les affinités de l’islam avec la tolérance ne signifie pas que tous les musulmans revendiqués sont des criminels. L’auteur de ces lignes est lui-même issu d’une famille qui se réclame de l’islam. Qu’il soit vivant malgré son apostasie prouve qu’on peut se réclamer du Coran en étant tolérant. Notons toutefois que les « musulmans tolérants » se qualifient de « modérés ». Dire que la vertu de l’islam réside dans sa modération revient à admettre son essence autoritaire. Montesquieu ne disait pas autre chose en écrivant que « la religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée ». Autrement dit, l’islam est pacifique dans la proportion où il est moins islamique. Lorsque la tolérance règne dans le cœur d’un musulman, c’est en dépit de sa religion. Non grâce à elle. C’est là une forme d’apostasie qui s’ignore.
Nier cela, c’est priver nos sociétés des moyens de comprendre la violence à laquelle elles font face. Feindre de croire en la nature paisible de l’islam comporte aussi un autre risque. Certes, cette stratégie peut rallier les musulmans modérés à une lecture plus libérale de leur religion. Mais elle permet à l’islam de se soustraire aux critiques qui lui sont adressées pour continuer à se diffuser. Ce scénario conforte les rigoristes convaincus du triomphe inéluctable de la radicalité sur la modération, quelle que soit l’idéologie. La fin des violences islamistes dépendra donc du moment où les musulmans réaliseront le besoin de s’apostasier en adhérant à des croyances plus paisibles. Les musulmans horrifiés par les violences islamistes doivent se poser la question suivante : un Dieu bon et miséricordieux est-il vraiment ce qu’il prétend être quand l’application rigoureuse de ses ordres conduit à tant de désolation ?
Hélas, trop peu de gens sont prêts à les aider à mener cette bataille idéologique. Les relativistes estiment que l’homme enraciné dans sa culture est imperméable aux apports des civilisations extérieures. Ces propos étaient déjà tenus par les adversaires des Lumières au XVIIIe siècle. Ils oublient que les Européens ont passé leur temps à déconstruire des traditions rétrogrades, en puisant leur inspiration dans des cultures extérieures. La liberté et la tolérance ont longtemps été des concepts étrangers aux Européens, qui pratiquaient avant l’ère chrétienne des religions que nous qualifierions aujourd’hui de barbares.
Dès lors, pourquoi présumer les musulmans incapables de se libérer à leur tour de leur religion pour accéder aux valeurs universelles à l’origine de l’apaisement des sociétés modernes ? L’infantilisation qui découle de cette attitude est encore plus méprisante que l’arrogance coloniale, qui pariait au moins sur la capacité universelle du genre humain à cheminer vers la modernité. Ainsi, la lutte contre les oppressions islamistes ne dépendra pas seulement du talent rhétorique des critiques de l’islam. Elle dépendra aussi de la capacité des non-musulmans à traiter leurs semblables comme leurs égaux, c’est-à-dire comme des hommes dotés d’un même esprit critique.
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