La dissuasion nucléaire, point aveugle de la «haute intensité»

Jean-Dominique Merchet | 06 octobre 2022

Conçue pour éviter la guerre, la dissuasion française s’articule mal avec l’idée d’un « engagement majeur »

La dissuasion nucléaire est le point aveugle des débats en cours sur la nécessité de préparer l’armée française à des « engagements majeurs » de « haute intensité », comme en Ukraine. Car la doctrine française de dissuasion vise justement à éviter la guerre avec les puissances nucléaires – la Russie ou la Chine – en les menaçant de « dommages inacceptables » pour eux. On comprend donc de plus en plus mal comment une bataille terrestre de grande ampleur contre de tels « compétiteurs stratégiques » pourrait être compatible avec la stratégie nucléaire française.

L’un des meilleurs spécialistes du sujet, Bruno Tertrais, le reconnaît : « L’articulation des forces classiques et des forces nucléaires mériterait d’être explicitée », écrit-il dans une étude de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) intitulée Quel avenir de la dissuasion nucléaire ?. Pour habile qu’elle soit, la réponse officielle n’est pas totalement convaincante. Elle a été formulée par le président Macron lors de son discours de février 2020 à l’Ecole de guerre : « Forces conventionnelles et forces nucléaires s’épaulent en permanence ». Point, à la ligne.

Guerre froide. Durant la guerre froide, lorsqu’il s’agissait de faire face à l’Union soviétique, les choses étaient plus claires. Déployée en Allemagne et dans le Nord-Est de la France, la 1re Armée française, composée en majorité d’appelés du contingent et plutôt mal équipée, devait encaisser le choc de l’assaut russe durant une semaine. Pas plus. Chacun savait qu’elle risquait d’être écrasée et que plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de jeunes Français seraient tués. Cela aurait permis au chef de l’Etat de justifier l’emploi d’armes nucléaires, d’abord au niveau tactique (sur le champ de bataille), puis, si l’ennemi poursuivait son agression, avec des frappes stratégiques contre ses villes.

Nous ne sommes plus dans cette configuration. Alors que, dans la guerre d’Ukraine, Vladimir Poutine se risque à une forme de chantage nucléaire vis-à-vis de l’Otan, il faut sans doute redéfinir les paramètres à nouveaux frais.

Le président Macron aurait discrètement confié cette réflexion au ministre des armées Sébastien Lecornu. En revanche, la haute hiérarchie militaire s’en tient soit à la « récitation du catéchisme » – les discours présidentiels –, soit à un silence embarrassé. Même semi-public, il n’existe aucun débat sur ces questions, tant le monopole de la parole présidentielle s’impose désormais. Le temps est loin où, dans les années 1960, une brillante école de pensée (Raymond Aron et les généraux Ailleret, Beaufre, Gallois, Poirier) concevait la stratégie française et en discutait.

Aujourd’hui, très peu de voix critiques se font entendre, y compris dans les think tanks, si ce n’est parfois celle des partisans du désarmement nucléaire. Dans les cercles officiels, le mot même de « dissuasion » n’est prononcé que du bout des lèvres. Un grand chef militaire préfère parler pudiquement de « manœuvre de découragement ».

La dissuasion ne saurait d’ailleurs être uniquement nucléaire. Bruno Tertrais le constate : « La France ne devrait pas s’interdire de rappeler qu’elle reconnaît et pratique d’autres formes de dissuasion, tout en continuant de souligner que la dissuasion nucléaire en est une forme particulière et unique. »

L’absence de débats sur la dissuasion nucléaire et l’insistance nouvelle sur les « engagements majeurs » de nature conventionnelle possèdent néanmoins une grande vertu aux yeux des armées et de l’industrie de défense : elles justifient la poursuite ou le lancement de grands programmes d’armements, sans ruptures majeures depuis les années 1960. Il n’y a pas de raisons que cela change, puisque, dans la communauté de défense, chacun y trouve son compte. Sauf, justement, la Cour des comptes qui se demande comment financer tout cela.

 

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Bruno Tertrais, Quel avenir pour la dissuasion nucléaire ?, Fondation pour l’innovation politique, octobre 2022.

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