« La gestion des déchets nucléaires est maîtrisée »

Irène Inchauspé, Jean-Paul Bouttes, Muriel Motte | 10 février 2022

INTERVIEW. «Cigéo coûte 25 milliards d’euros, un effort important, mais qui représente une assurance de protection des générations futures»

Jean-Paul Bouttes a été directeur de la stratégie et prospective ainsi que chef économiste à EDF. Il vient de rédiger pour la Fondation pour l’innovation politique une étude, intitulée « Les déchets nucléaires : une approche globale ».

Spontanément, la notion de déchets nucléaires affole la population. Quels sont les risques réels ?

Dès qu’ils entendent le mot nucléaire, les gens pensent tout de suite bombe atomique, ou accident lié à la réaction en chaîne dans un réacteur nucléaire. Les déchets n’ont rien à voir avec cela. C’est de la radioactivité, on parle aussi de décroissance radioactive. La nature des phénomènes physiques est très différente. Une bombe, c’est un effet de souffle, une boule de feu destinée à détruire. S’agissant de radioactivité des déchets sortis du réacteur, on retombe sur des phénomènes plus « courants » de notre vie de tous les jours: nous avons un peu de radioactivité dans notre corps, liée au potassium et au carbone 14. La terre sur laquelle nous vivons contient de l’uranium et du thorium. Nous sommes aussi soumis à des rayons cosmiques. Les déchets radioactifs dégagent un peu d’énergie, mais les quantités sont infimes par rapport à la bombe atomique et à ce qui se passe dans le cœur des réacteurs. D’un point de vue sanitaire, la comparaison est plutôt à chercher du côté des déchets chimiques toxiques, comme l’arsenic, le mercure.

Il ne s’agit donc pas des déchets les plus risqués produits par l’homme ou présents dans la nature ?

Produit par produit, on trouve des risques analogues dans les déchets chimiques toxiques et les déchets radioactifs. C’est la dose qui constitue une partie du problème. L’inconvénient, qui est aussi l’avantage du nucléaire, c’est qu’il s’agit d’une énergie très dense, très concentrée, qui utilise très peu de combustible. La quantité de déchets les plus dangereux produite par an pour l’ensemble du parc nucléaire français est de l’ordre d’un gramme par habitant. Les déchets accumulés depuis une cinquantaine d’années par le parc existant et les parcs précédents remplissent un cube de 20 mètres de côté. C’est peu par rapport aux déchets chimiques toxiques. En revanche, les déchets nucléaires restent concentrés très longtemps, cela veut dire qu’il faut vraiment s’en protéger.

« En résumé, pour les siècles à venir, nous avons des solutions d’entreposage des déchets nucléaires, avec des systèmes de colis et des matrices de verre qui tiennent la route depuis déjà une quarantaine d’années »

Maîtrise-t-on bien les techniques de stockage et de traitement ?

La radioactivité, c’est de la physique nucléaire. C’est une science qui date grosso modo du début du siècle dernier, mais c’est l’une des mieux maîtrisées. On peut mesurer précisément la décroissance radioactive atome par atome, c’est d’ailleurs pour cela qu’on utilise la radioactivité dans l’industrie. Les progrès les plus récents concernent l’assemblage de la physique nucléaire avec la géologie, la chimie, la science du cycle de l’eau dans les géologies. En France, la loi Bataille de 1991, a donné un coup de pouce très important à la recherche sur le stockage géologique profond, l’entreposage de longue durée et la transmutation, c’est-à-dire l’élimination des déchets. Une communauté scientifique s’est mise en place, sous l’égide de l’AIEA (Agence internationale pour l’énergie atomique). Des programmes de recherche ont été lancés au niveau de l’Europe et du monde, un peu comme le fait le Giec pour le climat. Aujourd’hui, nous disposons de résultats généraux pour ce qui concerne la géologie. Reste ensuite à les confirmer site par site, l’argile du nord-est de la France n’est pas la même que celle de la Suisse. Là où il y a beaucoup de progrès technologiques à faire, c’est sur la partie élimination, transmutation des déchets.

La France est-elle leader en matière de traitement des déchets nucléaires ?

La loi Bataille donnait un point de rendez-vous en 2006, date à laquelle une autre loi a complété cette recherche afin de passer au stade industriel, ce qui a donné naissance au projet de Cien Meuse Haute-Marne. Grâce à cela, la France fait partie des leaders mondiaux sur un plan technique, au même niveau que la Suède. Mais les politiques n’ont pas encore décidé d’engager Cigéo, le projet de centre industriel de stockage géologique. L’Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, est chargée de mettre en œuvre ce programme. Le projet industriel est prêt, une enquête d’utilité publique est en cours depuis 18 mois. Toutes les étapes réglementaires ont été franchies. De facto, le dossier est sur le bureau du politique. En résumé, pour les siècles à venir, nous avons des solutions d’entreposage des déchets nucléaires, avec des systèmes de colis et des matrices de verre qui tiennent la route depuis déjà une quarantaine d’années. Nous avons aussi des solutions à très long terme, à l’échelle des millénaires, autour des stockages géologiques et de la diminution des quantités de déchets.

« Ce qui me frappe c’est le contraste persistant entre d’un côté des documents scientifiques de grande qualité, et de l’autre une communication très militante. Rien n’existe entre les deux »

Faut-il associer davantage la population sur ce sujet qui reste très polémique ?

J’ai contribué à la création de la chaire de développement durable à Polytechnique pour aborder ces sujets-là et développer des expertises transverses pour les mettre à la disposition des citoyens et des pouvoirs publics. Je suis revenu récemment sur le sujet des déchets nucléaires dans le cadre d’une contre-expertise du dossier Cigéo réalisée avec l’économiste Christian Gollier, et destinée au Premier ministre. Ce qui me frappe c’est le contraste persistant entre d’un côté des documents scientifiques de grande qualité, et de l’autre une communication très militante. Rien n’existe entre les deux. Il y a pourtant des questions essentielles à traiter, ne serait-ce que s’interroger sur les besoins des générations futures.

C’est-à-dire ?

On pourrait décider d’entreposer les déchets les plus dangereux, et se dire que dans 300 ans, les populations maîtriseront la technique et la physique nucléaire. Et qu’elles seront surtout plus riches que nous, et pourront donc gérer ces déchets. Le choix serait de leur laisser payer la facture, de manière à opérer une redistribution des plus riches (les générations futures) vers les plus pauvres (nous). Mais on ne peut pas exclure qu’au lieu de profiter d’un taux de croissance de 1 % à 2 % par an, le monde se dirige vers la décroissance et n’ait pas les moyens financiers et technologiques de traiter ce dossier. Plusieurs mondes sont possibles. Cigéo coûte 25 milliards d’euros, un effort important, mais qui représente une assurance de protection des générations futures face aux situations difficiles, même si celles-ci sont peu probables.

La taxonomie européenne prévoit d’inclure le nucléaire dès lors, notamment, que la construction d’une nouvelle centrale disposera d’un projet financier de gestion sûre des déchets. Qu’en pensez-vous ?

Cette inclusion se fonde entre autres sur les conclusions d’une vaste étude demandée par la Commission européenne. Réalisé par ses services, avec des scientifiques, ce rapport très étayé de plusieurs centaines de pages conclut que le sujet de la gestion des déchets nucléaires est maîtrisé, et que leur impact est absolument négligeable pour les générations qui viennent. C’est lié à tous les progrès réalisés depuis trente ans.

Lire l’article sur lopinion.fr.

Jean-Paul Bouttes, Les déchets nucléaires : une approche globale, (Fondation pour l’innovation politique, janvier 2022).

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