« Le mouvement “woke” pratique l'autodafé au nom de l'inclusivité »
Pierre Valentin | 10 septembre 2021
Au Canada, une cérémonie a été organisée dans une école pour détruire des livres jugés offensants pour les autochtones. Pierre Valentin, auteur d'une étude sur le phénomène «woke», analyse les ressorts de cette idéologie progressiste qui conduit à de tels actes.
Pierre Valentin est l'auteur d'une étude en deux volumes sur le phénomène woke pour la Fondation pour l'innovation politique.
En 2019, dans le sud-ouest de l’Ontario, le Conseil scolaire catholique Providence s’est lancé dans une vaste entreprise de censure. Des bibliothèques scolaires, il fallait désormais retirer l’intégralité des ouvrages jugés désuets qui contenaient des stéréotypes à l’égard des Autochtones amérindiens. Certains classiques de la bande dessinée ont été « cancellés » comme Tintin en Amérique, Astérix et les Indiens, ou encore deux Lucky Luke.
Dans d’autres rayons, deux biographies du navigateur Jacques Cartier ont été supprimées, ainsi qu’une sur Étienne Brûlé, le premier explorateur français à avoir vécu avec des Autochtones. En total, Radio-Canada affirme que « 155 œuvres différentes ont été retirées, 152 ont été autorisées à rester en place. […] Au total 4.716 livres ont été retirés des bibliothèques du conseil scolaire, dans 30 écoles, soit une moyenne de 157 livres par école ».
Suzy Kies, coprésidente de la commission des peuples autochtones du Parti libéral du Canada (PLC, formation du Premier ministre Justin Trudeau) – qualifiée de « gardienne du savoir » par le Conseil scolaire – a accompagné ce projet. Face aux réactions, cette dernière se voulait pourtant rassurante : « On n’essaie pas d’effacer l’Histoire, on essaie de la corriger ». Pourtant, en 2019 Madame Kies a bien fait brûler une trentaine de livres. Voilà l’Histoire « corrigée ». Un autodafé ? Il n’y a vraiment pas de quoi s’inquiéter, tempère-t-elle : « les gens paniquent avec le fait de brûler des livres, mais on parle de millions de livres qui ont des images négatives des personnes autochtones, qui perpétuent des stéréotypes, qui sont vraiment dommageables et dangereux ».
« Ces militants ne savent que faire tomber des statues, et non en construire d’autres », Pierre Valentin.
Madame Kies savait-elle qu’elle marchait dans les pas d’un totalitarisme qu’elle croit sans doute combattre ? Quelle que soit la réponse à cette question, il y a des raisons d’être inquiets. Ce qui ressort d’un examen approfondi sur la mouvance woke c’est son incapacité à construire, affirmer, proposer. Si cette thèse paraît à première vue caricaturale ou outrancière, elle finit par s’imposer face aux litanies de nouveaux faits divers de ces progressistes radicalisés. Ces militants ne savent que faire tomber des statues, et non en construire d’autres. Les théories dites « critiques » qui pullulent dans certains domaines académiques n’ont pas pour but d’expliquer le monde, mais de le critiquer pour révéler le mal qui se cache en son sein. La « cancel culture » ne peut qu’annuler ou bannir des personnes de l’espace public.
Un des membres du Conseil scolaire, dans une vidéo à destination des élèves, disperse les cendres des ouvrages – tenant désormais le rôle prestigieux « d’engrais » – afin de faire pousser un arbre, ce qui permettrait de « tourner du négatif en positif ». Cette cérémonie pseudo-religieuse de « purification par la flamme » cherche désespérément à échapper à la limite interne du wokisme : l’incapacité à reconstruire après la destruction. L’injonction alchimique de « tourner du négatif en positif » doit être vue soit comme une incantation performative, sinon comme un aveu d’échec.
On comprend mieux l’avantage que possède dans leur logiciel l’avenir sur le passé, l’abstraction conceptuelle sur la réalité matérielle : les premiers ne sont pas « incarnés », ils n’ont pas été corrompus par le simple fait de leur concrétisation comme l’ont été les seconds. Le futur – ce qui est « à-venir » – n’a pas l’inconvénient de s’être déjà souillé à travers son contact avec la réalité matérielle. Quant au concept – « l’Idée » -, il a le privilège de ne pas encore s’être embourbé dans la pratique, de ne jamais avoir pris chair.
Un autre détail frappe dans cette histoire : la surprotection des élèves. Julie Béchard, directrice générale de l’organisme Parents partenaires en éducation, affirmait : « Si cette documentation [qui aborde divers stéréotypes] circule librement et que les enfants ont la chance de la lire sans être conscientisés du contexte et de l’impact, là, ça peut propager davantage ces stéréotypes, qui sont très défavorisant ». Qui va se charger d’apprendre à ces enfants qu’une autre époque a déjà existé, avec ses qualités, ses défauts, ses différences ? Madame Béchard trouve d’ailleurs que l’intention de brûler ces ouvrages choquants était « louable », bien que le geste soit « controversé ».
Comme le démontrent les travaux effectués sur la question woke en Amérique – et notamment The Coddling of the American Mind de Greg Lukianoff et Jonathan Haidt – cette volonté de protéger l’enfant de toute contrariété a des conséquences significatives. Toute surprotection générera fatalement une fragilité, et cette fragilité entraînera ensuite une demande de surprotection. La surprotection est ainsi un processus qui s’autoalimente. Ces deux psychologues qualifient cette approche éducative de safetyism, ou « protectionnite ». Lukianoff et Haidt expliquent qu’en 2017 « 58% des étudiants universitaires ont déclaré qu’il était ‘important de faire partie d’une communauté universitaire où [ils ne sont pas exposés] à des idées contrariantes et offensantes’ ».
« Les Madame Kies ou Béchard de ce monde génèrent sans le savoir des générations entières d’étudiants pour lesquels la violence devient de fait une légitime défense face à des mots qui heurteraient leur sensibilité », Pierre Valentin.
Or, cette protectionnite pousse paradoxalement à légitimer l’usage de la violence contre ceux qui ne la respecteraient pas. Par exemple, dans une enquête d’opinion réalisée en 2017, si seulement 1% des étudiants se disent prêts à recourir à la violence pour empêcher quelqu’un de s’exprimer sur le campus, 20 à 30% d’entre eux accepteraient que quelqu’un d’autre le fasse à leur place. Les Madame Kies ou Béchard de ce monde génèrent donc sans le savoir des générations entières d’étudiants pour lesquels la violence devient de fait une légitime défense face à des mots qui heurteraient leur sensibilité.
Le problème lorsque certains traitent Madame Kies de caricature non-représentative, c’est que la parodie du mouvement « woke » n’est jamais qu’une prophétie. Et comme toute prophétie, elle ne fait qu’être en avance sur son temps. Le journaliste et comédien britannique Andrew Doyle a su illustrer cette vérité à la perfection avec son personnage satirique Titania McGrath qui fait des ravages sur Twitter.
Doyle déclarait récemment au FigaroVox que Titania « prédit régulièrement l’avenir », avec de nombreux exemples savoureux à l’appui. Nous pouvons désormais rajouter un nouveau trophée dans son armoire. En avril 2019, Titania tweetait en anglais : « Le seul inconvénient des livres électroniques est que vous ne pouvez pas les brûler s’ils sont offensants ». Dans un article datant d’avril dernier pour The Critic, elle concluait sobrement en récidivant : « Alors allons-y et brûlons des livres, renommons des rues, effaçons le passé et rééduquons les masses pour qu’elles aient les bonnes opinions. C’est le seul moyen de vaincre le fascisme ». Une nouvelle fois, l’intuition de Titania s’est avérée exacte.
Qu’en conclure ? Cette idéologie est fondée sur des paradoxes : elle uniformise au nom de la « diversité », clame que le pouvoir corrompt pour mieux s’en saisir, légitime la violence pour défendre une génération fragile, et, en toute logique, pratique l’autodafé au nom de « l’inclusivité ».
Lisez l’article sur lefigaro.fr.
Pierre Valentin, L’idéologie woke. Anatomie du wokisme (1), (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2021).
Pierre Valentin, L’idéologie woke. Face au wokisme (2), (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2021).
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