L’édition 2022 de la « radiographie de l’antisémitisme en France » dresse un constat sans appel : l’antisémitisme persiste dans la société française. Cette étude de la Fondation pour l’innovation politique et de l’American Jewish Committee (AJC) a notamment isolé un échantillon de 521 personnes de confession ou de culture juive. Les chiffres sont éloquents : 68 % d’entre eux ont déjà au cours de leur vie fait l’objet « de moqueries désobligeantes ou de propos vexants » en raison de leur appartenance à la communauté juive. Et 20 % ont été victimes d’actes de violence physique.
L’étude décrit l’école comme « le premier lieu d’exposition à des violences antisémites. » Comment l’expliquer ? Marianne en discute avec Simone Rodan-Benzaquen, directrice de l’AJC Europe et coauteure de l’étude.
Marianne : Avant de se pencher sur l’école, quel bilan dresse votre étude sur l’antisémitisme en France ?
Simone Rodan-Benzaquen : Cette radiographie est faite en deux parties. La première consiste à évaluer les préjugés antisémites au sein de la société française. Entre un quart et un tiers des Français ont des préjugés. La France n’est pas un pays antisémite mais il y a des foyers de l’antisémitisme en France. Ces foyers sont l’électorat du Rassemblement national, de la France Insoumise et des répondants de culture musulmane.
Dans la deuxième partie, on a demandé à des Français juifs leur perception de la situation de l’antisémitisme en France et leur expérience. C’est une sorte d’enquête de victimation. On voit très clairement que les Français juifs sont très exposés aux actes antisémites. 72 % disent avoir subi un acte antisémite au cours de leur vie. Entre 16 et 24 ans, cette proportion atteint 82 %
L’école est-elle devenue le lieu de prédilection pour ces actes antisémites ?
Nous avons constaté que l’école est le premier lieu d’actes antisémites en France. 60 % des personnes interrogées qui se disent victimes d’actes antisémites assurent avoir fait l’objet d’injures ou de menaces verbales en raison de leur confession dans un établissement scolaire ou lors d’activités périscolaires [Ils sont aussi 50 % à en avoir été victimes dans la rue et 42 % sur les réseaux sociaux, N.D.L.R.]. De plus, 42 % des répondants qui ont subi des actes antisémites disent avoir été victimes d’injures ou de menaces à plusieurs reprises à l’école. C’est la différence avec les autres lieux où les agressions se produisent plutôt une seule fois.
Les Juifs « non visibles » arrivent à échapper aux agressions dans l’espace public – pour les répondants qui portent des signes distinctifs, c’est en effet la rue qui arrive devant l’école pour les menaces verbales et les insultes, alors que pour ceux qui n’en portent pas, ce sont les établissements scolaires – mais à l’école, leur judéité finit par se savoir. C’est un environnement où on n’est pourtant pas censé connaître la religion et l’identité de l’autre. Au bout d’un moment ça se sait et les jeunes font face à l’antisémitisme.
Est-ce en hausse ?
Oui c’est en hausse, très clairement. En 2019, 54 % des personnes interrogées se disant victimes d’actes antisémites assuraient avoir fait l’objet d’injures ou de menaces verbales en raison de leur confession dans un établissement scolaire ou lors d’activités périscolaires. Comme expliqué précédemment, désormais c’est 60 %. Par ailleurs, l’élément supplémentaire que nous n’avions pas testé la dernière fois est le comportement des parents. Il y a des stratégies d’évitement. 55 % des parents demandent à leurs enfants de ne pas porter de signes distinctifs, 45 % de ne pas dire qu’ils sont juifs. Cela signifie que les parents ont intégré le fait que les enfants sont potentiellement menacés.
Vous l’avez évoqué, la proportion de victimes d’actes antisémites semble plus importante chez les jeunes que pour le reste des Français juifs. Est-ce un phénomène nouveau et générationnel ?
Oui. Depuis 20 ans, il y a une augmentation du nombre d’actes antisémites en France. Les jeunes qui ont 20 ans aujourd’hui n’ont connu que cette réalité-là. Ils ont grandi avec cette nouvelle menace. Ma génération dans les années 80 ne connaissait pas ça.
Comment l’expliquez-vous ?
On vit depuis le début des années 2000 une nouvelle forme d’antisémitisme. On a assisté à un pic au début des années 2000, au moment de la deuxième Intifada. Depuis, on n’a jamais réussi à redescendre véritablement. [En 2019, le ministère de l’intérieur a comptabilisé 687 faits antisémites, N.D.L.R.]. On a en moyenne plus d’un acte antisémite par jour, alors que les Français juifs correspondent à moins de 1 % de la population française. Environ 40 % des actes de haine en France sont de nature antisémite.
D’où vient ce regain de l’antisémitisme ?
Dans notre étude, on a posé la question aux Français sur leur perception des causes de l’antisémitisme. 53 % de l’ensemble des répondants et 62 % de ceux de culture juive pensent que le rejet et la haine d’Israël sont la première ou la seconde cause de l’antisémitisme. Il y a un phénomène de haine lié à Israël qui en réalité n’est pas la critique d’un gouvernement quelconque mais une nouvelle forme d’antisémitisme. Israël devient en quelque sorte une image sur laquelle on plaque des vieux préjugés antisémites : État perçu comme étant manipulateur, sanguinaire et oppressif. L’instrumentalisation d’une forme déviée de l’antiracisme contre Israël, les « sionistes » et les Juifs est devenue l’un des principaux traits de la nouvelle configuration antisémite.
Les Français juifs dans leur majorité considèrent que les moments de tension dans le conflit israélo-palestinien les rendent plus vigilants. Mais je dirais tout de même que l’antisémitisme est devenu un problème structurel. Ce n’est plus seulement lié à une flambée de violences en Israël.
L’antisémitisme contemporain est protéiforme. L’islamisme joue bien évidemment également un rôle important. Quand on voit qu’une large majorité des meurtres antisémites en Europe ces dernières années ont été commis par des terroristes islamistes, cela devient assez évident. Les Français dans leur ensemble le comprennent par ailleurs très bien. Nous leur avons posé la question quels étaient les facteurs qui ont contribué à l’antisémitisme. Les idées islamistes sont la deuxième cause citée par les Français (48 %), après le rejet d’Israël. Un ressenti qui converge avec celui des Français juifs, puisque ces deux causes sont aussi les plus citées (respectivement 62 % et 45 %). Les théories du complot et les idées d’extrême droite arrivent en troisième et quatrième positions pour les deux catégories de public. Ceci amène à une situation où des mouvements parfois opposés (islamisme, extrême droite, extrême gauche…) se retrouvent sur un point : la détestation des juifs.
Face aux actes antisémites dans les établissements scolaires, les parents d’enfants juifs ont-ils tendance à quitter l’école publique pour les inscrire dans le privé ?
Oui. Il y a des quartiers où il est devenu très difficile pour les parents de scolariser leurs enfants dans l’école publique. Ils font le choix de les scolariser dans une école juive privée ou dans des établissements catholiques. En 2019, le président de la République avait dit qu’il souhaitait diligenter un audit sur l’exode des enfants juifs qui quittent l’école publique. À ma connaissance, il n’y en a pas eu pour l’instant.
Que répondez-vous à ceux qui diraient que l’échantillon (521 personnes de confession juive) est réduit et ne permet pas nécessairement de mesurer avec précision le phénomène ?
Cet échantillon est assez large pour une population très petite. Nos résultats sont surtout corroborés par les faits que nous observons et par les chiffres sur les actes antisémites. C’est indéniable.
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