«Les Français sont las des abus de la com»
Alexandre Devecchio, Christophe de Voogd | 27 septembre 2022
ENTRETIEN - Selon Aristote, la personnalité de l’orateur pourrait bien être la clef de la conviction politique, nous rappelle ce spécialiste de la réthorique.
Normalien, agrégé et docteur en Histoire, Christophe de Voogd enseigne la rhétorique politique et «les usages du passé» à Sciences Po.
LE FIGARO.- Le début de la campagne présidentielle voit les discours les plus radicaux s’imposer. Face à ces derniers, la stratégie de Macron est-elle celle d’incarner le camp des raisonnables?
Christophe DE VOOGD.– Permettez-moi une remarque préliminaire: c’est d’abord ce mot de «radicalité» qui tend à s’imposer dans le débat de la campagne, et cela mérite correction. Car la radicalité, c’est la volonté d’aller à la «racine» des problèmes et de proposer des solutions à la hauteur des enjeux. À ce titre, en 1958, face au triple défi institutionnel, financier et colonial, de Gaulle a bel et bien été «radical» en changeant les fondamentaux dans trois domaines: nouvelle République, réformes économiques drastiques, décolonisation. En regard, les discours d’une Sandrine Rousseau ou d’un Éric Zemmour ne sont pas radicaux mais extrémistes. La différence est de taille.
Alors que la radicalité provient d’une analyse sans concession d’une situation de crise à laquelle elle apporte des réponses fortes mais pragmatiques, l’extrémisme veut, quant à lui, plaquer sur cette situation une grille de lecture et des réponses idéologiques. Le camp d’Emmanuel Macron a tout intérêt à entretenir cette confusion entre radicalité et extrémisme, et à lui opposer le «cercle de la raison» et le doux balancement du «en même temps», esquivant par là même le vrai enjeu de 2022: l’urgence de réformes de fond (donc «radicales»).
Il y a tout de même une différence d’écho entre le discours d’Éric Zemmour et celui de Sandrine Rousseau…
La différence d’écho est colossale et, là encore, le discours médiatico-politique dominant tend à la masquer. Certes, Zemmour a un peu tendance à exagérer en répétant urbi et orbi que «70 % des Français sont d’accord» avec lui: une étude précise des enquêtes d’opinion montre que ce pourcentage va de 50 % (sur la peine de mort) à 75 % (sur le diagnostic du déclin français). Mais il est indiscutable que nombre de ses thèses recueillent une approbation très majoritaire (voir la récente enquête Ipsos-Cevipof sur «Les fractures françaises»).
L’irruption d’un Éric Zemmour constitue-t-elle également un bouleversement en termes de style et de rhétorique?
L’irruption d’Éric Zemmour constitue d’abord un retour de la rhétorique tout court. C’est un maître en la matière et c’est bien pourquoi rares sont les adversaires qui osent l’affronter, préférant en appeler à sa censure pure et simple. Au passage, son cas nous montre toute la différence entre rhétorique (art de l’argumentation) et communication (gestion d’une image). Mais, justement, les Français sont las des abus de la «com», dont le pouvoir actuel a fait l’alpha et l’oméga de la gestion de l’opinion publique.
Il reste que le discours de Zemmour pose un problème d’acceptabilité: c’est ce que j’appelle le «moment zemmourien», où la parole, à partir de constats indiscutables, devient «complotiste». C’est par exemple chez lui l’inclusion de la délinquance dans un projet de «djihad général».
Plus largement, la politique est traditionnellement marquée par une tension entre passion et raison. Généralement, qui l’emporte? Le contexte actuel est-il particulièrement passionnel?
Vous avez raison, il faut toujours revenir aux fondamentaux: en l’occurrence, à Aristote, théoricien de la rhétorique comme de la politique. On connaît sa distinction entre la passion (pathos) et la raison (logos) qui constitue la dialectique de fond de tout débat public. À condition de ne pas oublier le troisième registre: l’ethos, c’est-à-dire la personnalité de l’orateur, qui pourrait bien, toujours selon Aristote, être la clef de la conviction politique. Car «nous nous en remettons plus aisément à l’homme de bien, surtout sur les affaires embrouillées».
Or nous vivons bel et bien dans une situation «embrouillée», marquée par la perte de tous les repères collectifs traditionnels. Ce qui redonne encore une fois toute son importance à la rhétorique, née dans les combats politiques de la Sicile antique, développée dans les soubresauts de la démocratie athénienne et portée à la perfection par Cicéron dans l’agonie de la république romaine ; bref, elle «resurgit toujours en période de crise», selon le mot de Michel Meyer. Nous y sommes, à notre tour.
Qui présente donc parmi les candidats l’ethos capable de répondre à la nature et à l’intensité de la crise française? C’est la question, méconnue et décisive, de 2022.
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