Luc Ferry: « Judéophobie, comprendre la nouvelle donne »
Luc Ferry | 02 novembre 2023
CHRONIQUE - Loin d’être seulement une résurgence des anciens visages de l’antisémitisme, la judéophobie qui s’exprime ces derniers jours est avant tout nourrie par la haine de l’Occident.
Il est urgent de comprendre que les différents visages de la judéophobie ne relèvent ni de la même histoire, ni de la même logique. Depuis qu’elle défend le Hamas, l’extrême gauche, c’est vrai, ressemble souvent à l’extrême droite des années 1930, à ceci près que son imbécillité n’est pas la même et que ne pas le voir, c’est passer à côté de ce qui aujourd’hui nous menace. Dans les années 1930, l’antisémitisme d’un catholicisme qui tenait le peuple juif pour « déicide » pouvait encore s’associer au nazisme. Depuis que Vatican II a tordu le cou à cette vieille et stupide accusation en précisant que « ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni à tous les Juifs vivants alors, ni aux Juifs de notre temps », les choses n’ont cessé d’évoluer dans le bon sens.
L’antisémitisme nazi est lui aussi largement en voie d’extinction, du moins en Occident. Il ne voyait pas seulement dans « le » juif (un singulier déjà en soi raciste) un cosmopolite sans racines, mais surtout le membre d’une race nuisible parce qu’invisible. De là l’obsession qui anime en 1941 l’exposition « Le Juif et la France » qui veut expliquer au « peuple aryen » comment « reconnaître le juif ». Dans les années 1930, ces deux visages de l’antisémitisme se renforçaient l’un l’autre, mais dès cette époque, un troisième venait s’y ajouter : l’antisémitisme islamiste des Frères musulmans, dont les dirigeants, éblouis par Hitler, faisaient des pieds et des mains pour lui apporter leur soutien.
Même si ces trois formes anciennes de l’antisémitisme peuvent s’y greffer, ce que nous vivons depuis quelque temps est d’une autre nature. Ce n’est pas seulement, comme l’ont montré les travaux de la Fondation pour l’innovation politique, le fait qu’en Europe les actes antisémites violents proviennent ultra majoritairement des islamistes qui doit nous inquiéter, mais c’est aussi le constat que s’y ajoute une quatrième forme de judéophobie, celle d’un wokisme et d’un islamo-gauchisme aux yeux desquels le musulman a remplacé le prolétaire dans le rôle de l’opprimé. Cette judéophobie repose sur l’idée que le sionisme est le dernier avatar du colonialisme occidental et raciste adossé au néolibéralisme américain, principal soutien d’Israël, de sorte que le sionisme cumulerait tout ce que l’extrême gauche déteste.
Les «damnés de la terre»
Amalgamer sans distinction ces différents visages d’une mosaïque de la haine interdit d’analyser la situation actuelle. On peut comprendre ceux qui pensent que la haine d’Israël dont témoignent les propos de Jean-Luc Mélenchon ou d’Antonio Guterres est ignoble, reste qu’ils ne cochent aucune des cases des anciens courants antisémites : ils ne sont ni des religieux fanatiques, ni des théoriciens de la « race juive », de sorte que le professeur de collège qui vote LFI ne comprend pas qu’on les accuse d’antisémitisme.
Quelles que soient les fautes gravissimes commises par Netanyahou, ceux qui font du Hamas un mouvement de « résistance » et refusent de le qualifier de « terroriste » me font vomir, reste qu’il faut cesser de nous voiler la face : la haine de « l’Occident colonisateur » étant désormais ce qu’elle est dans le «Sud global», il est probable que les deux tiers de la planète pensent plus ou moins comme nos islamo-gauchistes.
Quand ils ne haïssent pas ouvertement Israël, ils se contentent de condamner du bout des lèvres les exactions commises par le Hamas tout en attribuant, comme l’a fait Antonio Guterres, la responsabilité du conflit au sionisme, qu’ils prennent à tort, mais la confusion fonctionne bien « au Sud », pour le dernier avatar de l’arrogance occidentalo-coloniale. Comme nos étudiants gagnés par le wokisme américanisé qui manifestent contre l’État hébreu, ou comme ces écolos qui, à l’image de Greta Thunberg, se font photographier arborant des panneaux « Soutien à Gaza ! », ils préfèrent le Hamas à Israël.
Le phénomène est grave, il prend de l’ampleur dans ce qu’on appelait le « tiers-monde » comme dans une extrême gauche qui voit dans les Palestiniens les nouveaux « damnés de la terre ». Non seulement les Occidentaux doivent cesser de se prendre pour le centre du monde, mais ils doivent aussi comprendre qu’il ne s’agit pas « seulement » d’une résurgence des anciens visages de l’antisémitisme, car cette nouvelle judéophobie est avant tout nourrie par la haine de l’Occident, de sorte qu’elle n’est pas derrière nous, mais devant. Si Israël ne retrouve pas les chemins de la paix, si n’émerge pas un nouveau Rabin et une autre représentation de Gaza que le Hamas, le pire, hélas, redevient possible.
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François Legrand, Simone Rodan-Benzaquen, Anne-Sophie Sebban-Bécache, Dominique Reynié (dir.), Radiographie de l’antisémitisme en France – édition 2022, (Ifop, Fondation pour l’innovation pour l’innovation politique, American Jewish Committee, janvier 2022).
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