Offensive du lobby bio contre la nouvelle PAC

Géraldine Woessner | 02 juin 2021

Alors que les négociations s'achèvent à Bruxelles, les acteurs du bio lancent une offensive pour faire basculer l'opinion, et défendre leur pré carré.

En art militaire, c’est ce qu’on appelle une Blitzkrieg : quand blindés, avions et infanterie s’unissent dans un ultime effort pour éventrer les lignes ennemies. L’offensive concertée lancée ces derniers jours par les acteurs de l’agriculture biologique en France mobilise toutes les armes pour renverser l’opinion publique, alors que se négocient à Bruxelles les ultimes arbitrages de la nouvelle Politique agricole commune (PAC).

Posant nus sur les réseaux sociaux, les agriculteurs affiliés à la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) affirment que la PAC va les « mettre à poil » en leur sucrant 66 % de leurs aides, avant de manifester ce 2 juin à Paris, aux Invalides. Jusqu’au député (EELV) européen Benoît Biteau, tombant la chemise (et le reste !) en hurlant à la trahison.

Au même moment, une tribune était publiée dans Le Monde – signée de professionnels de santé connus pour leur engagement contre les pesticides de synthèse, détournant les recommandations des autorités de santé et une série d’études pour exiger le développement du bio afin de préserver la population de l’obésité, du diabète et de cancers (rappelons qu’aucune étude n’a jamais démontré un quelconque effet positif d’une alimentation biologique en termes sanitaires). Pourtant, « le gouvernement s’apprête à réduire encore le soutien apporté aux agriculteurs et agricultrices biologiques à travers la PAC », s’indignaient les chercheurs, exigeant un renforcement radical des aides.

Aides au maintien, écorégimes, HVE… Les pommes de discorde

Une démarche surprenante, car…, vérification faite, ces chiffres sont faux, comme s’époumone à le dire le ministre de l’Agriculture, tellement peu sexy dans son costume-cravate que personne ne l’écoute : sur la période 2023 à 2027, l’enveloppe consacrée à l’agriculture biologique va augmenter de 36 %, passant de 250 millions à 340 millions d’euros par an. Une bonne nouvelle a priori : pour répondre à une demande de produits bio qui explose, le gouvernement veut pouvoir multiplier les aides à la conversion, alors que seuls 8,5 % de la surface agricole utile sont aujourd’hui exploités en bio.

Ces aides à la conversion, versées pendant cinq ans, permettent à l’agriculteur de compenser les adaptations et pertes de rendements subies quand il passe en bio. Mais dans le même temps, un deuxième volet d’aides va disparaître : les aides au maintien, qui permettent aux agriculteurs de toucher des compensations trois années supplémentaires, même si leurs prix sont déjà alignés sur leurs coûts de production. Prenons l’exemple d’un maraîcher bio : après avoir touché pendant cinq ans 900 euros par hectare d’aide à la conversion, il pouvait prétendre pendant trois ans supplémentaires à une aide au maintien de 600 euros par hectare. Pas dans toute la France cependant : le gouvernement ne finance plus cette aide au maintien (remplacée par un crédit d’impôts de 3 500 euros), que seules certaines régions (les plus riches, comme l’Île-de-France ou la Normandie) ont choisi de maintenir…, créant des distorsions entre membres de la même famille bio.

Refus du partage ?

C’est la suppression de ces aides au maintien que les agriculteurs posant nus dénoncent : ceux qui les touchaient vont en effet perdre 132 euros par hectare en moyenne (d’où la baisse de 66 % de revenus affichée par la Fnab), ceux qui ne les touchaient pas ne perdront… rien, voire sortiront gagnants : le plan prévoit de revaloriser les aides à la conversion. Au ministère, comme dans les syndicats mixtes d’agriculteurs (rassemblant aussi bien des exploitants en bio qu’en conventionnel), on s’agace : « L’enveloppe de la PAC n’est pas extensible à l’infini, et c’est une question de partage ! Les agriculteurs bio installés veulent tout garder pour eux. Mais la tonne de lait bio se vend 510 euros, contre 350 pour la tonne conventionnelle ! À ce prix-là, il faut arrêter : il couvre ses charges ! », calcule un agriculteur engagé, lui, en agriculture raisonnée.

D’autant plus, rappelle le ministère, que ce ne sont pas les seules aides auxquelles les agriculteurs bio peuvent prétendre. Outre l’argent des aides à la conversion, dépendant du deuxième pilier de la PAC, ils touchent comme tous les autres les aides du premier pilier : un paiement de base, et un « paiement vert », soumis à des pratiques agricoles vertueuses, qui sera remplacé dans la nouvelle PAC par des « écorégimes », c’est-à-dire des primes accordées aux agriculteurs adoptant des pratiques environnementales exigeantes.

Or c’est la deuxième pomme de discorde avec les agriculteurs bio. La Commission européenne prévoit que ces écorégimes représenteront 25 % des paiements directs aux agriculteurs (soit 1,7 milliard d’euros pour la France) – alors que les paiements verts en représentaient 30 %. Ce point est toujours en discussion, les députés du Parlement européen ayant refusé une contraction de l’enveloppe. Mais surtout, les agriculteurs bio français exigent que leur pratique, qu’ils jugent la plus vertueuse, soit mieux valorisée que les autres. Dans la future PAC, ils toucheront automatiquement 70 euros par hectare au titre des écorégimes. Mais d’autres, sous réserve de décrocher d’autres certifications (comme l’agriculture de conservation des sols, ou le label Haute Valeur environnementale, HVE), toucheront la même somme. La Fnab réclame donc 145 euros par hectare pour les seuls agriculteurs bio – soit plus du double.

Sus au label HVE !

D’où la troisième offensive déclenchée dans la presse, qui a pris la forme d’un dénigrement de ce label Haute Valeur environnementale, créé en 2010 sous la houlette de la Fédération nature et environnement, et dont la croissance commence à grignoter des parts de marché à l’industrie du bio (ces exploitations représentent aujourd’hui 1,5 % de la Surface agricole utilisée). Une note récente réalisée par des chercheurs de l’IDDRI (un think tank consacré au développement durable et aux relations internationales) dénonce des critères d’obtention n’ayant pour certains que peu d’effet sur l’environnement.

Les critiques, étayées de chiffres officiels, embarrassent le gouvernement : l’une des façons de recevoir le label consiste à limiter les intrants sur l’exploitation à 30 % du chiffre d’affaires – « C’est absurde, reconnaît un intime du dossier. Plus le chiffre d’affaires augmente, plus on peut utiliser d’intrants. » L’autre façon est de remplir des objectifs mesurables sur la gestion en eau, la biodiversité, l’utilisation de pesticides…

Des critères tous perfectibles, reconnaît le ministère, qui travaille à réactualiser l’ensemble, comme le recommandent d’ailleurs les chercheurs de l’IDDRI. Et redoute de voir la campagne médiatique lancée contre ce label ruiner les efforts engagés. « La vertu du label HVE est de convaincre la grande masse des agriculteurs de s’engager à monter 10 marches de l’escalier, plutôt que de tout donner à une minorité qui monterait 20 marches », s’agace Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, elle-même certifiée HVE depuis 2019. « J’ai réduit de 25 % mes intrants sur l’indicateur phytosanitaire, j’ai replanté des haies… » Et qui souligne la principale vertu du label : « Il est basé sur des critères de résultats, avec des inspections régulières qui mesurent ce qui a vraiment été fait. L’agriculture bio n’est soumise qu’à des obligations de moyens, et personne ne contrôle. Une vache laitière conventionnelle, par exemple, reçoit en moyenne 1,64 traitement antibiotique par an. En bio, l’éleveur n’en utilise aucun en théorie, mais jouit d’une dérogation autorisant deux traitements ! »

Désunion des agricultures

Les lourds montants en jeu, et les tensions sur le marché, expliquent pourquoi les différentes agricultures s’écharpent, incapables de s’accorder sur un partage équitable de l’enveloppe de la PAC – qui reste de 9 milliards d’euros, et n’a guère de chances d’augmenter, compte tenu du contexte économique difficile dans lequel est plongée l’Union européenne post-pandémie, et du pouvoir d’achat des Français qui, s’ils plébiscitent de plus en plus le bio, refusent de payer le double pour s’alimenter.

Les acteurs du bio, qui enregistrent depuis des années une croissance à deux chiffres et dont le chiffre d’affaires a atteint 11,9 milliards d’euros en 2019, redoutent de voir leur niche s’effriter à mesure que d’autres labels, moins coûteux pour les agriculteurs (et donc pour le consommateur), viendraient les concurrencer.

L’attaque de la députée LREM Sandrine Le Feur, par ailleurs agricultrice bio, agitant les peurs sur Twitter en affirmant que le bio « protège de l’obésité et de certains cancers » a été mal perçue par la foule silencieuse des agriculteurs conventionnels, engagés dans un profond mouvement de réduction de pesticides et de changement de leurs pratiques. Les peurs alimentaires déterminent en effet les comportements : 59 % des Français déclarent acheter du bio d’abord et avant tout pour préserver leur santé (les préoccupations environnementales restant secondaires), confirmait en mars 2021 un sondage réalisé pour la Fondation pour l’innovation politique.

Or aucune étude, a rappelé l’Académie de médecine , n’a jamais pu démontrer le moindre bienfait du bio sur un plan sanitaire. Si la Haute Autorité de santé comme le Programme national nutrition santé (PNNS) le recommandent, c’est pour des raisons sociétales : dans son approche One Health, l’Organisation mondiale de la santé définit aujourd’hui la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social » pour chacun, qui englobe donc les dimensions environnementale et économique. Si le bio a des atouts, c’est pour l’environnement. Sous réserve qu’il soit local, et qu’il parvienne à réduire son empreinte carbone, plus élevée à cause du labour mécanique.

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